Le Montonéro - Gustave Aimard 2 стр.


Lorsque le peintre crût que l'heure du départ était sonnée, il se remit en marche pour retourner chez lui. En affectant peut-être un peu trop visiblement pour quelqu'un qui aurait eu intérêt à épier ses faits et gestes, les manières d'un homme complètement indifférent il atteignit ainsi le Callejón de las Cruces, et bientôt il arriva auprès de la maison.

Malgré lui, le jeune homme se sentait rougir; son cœur battait avec force dans sa poitrine, il avait des bourdonnements dans les oreilles, comme lorsque le sang mis subitement en révolution monte violemment à la tête.

Tout à coup il ressentit un choc assez fort sur son chapeau.

Il releva vivement la tête.

Si brusque qu'eût été son mouvement, il ne vit rien, seulement il entendit un bruit léger comme celui d'une fenêtre fermée avec précaution.

Assez désappointé de cette seconde et malheureuse tentative pour apercevoir la personne qui s'occupait ainsi de lui, il demeura un instant immobile; mais, reconnaissant bientôt le ridicule de sa position ainsi au milieu d'une rue, aux yeux de gens qui peut-être l'épiaient derrière une jalousie, il reprit son sang-froid et, se redressant d'un air indifférent, il chercha sur le sol autour de lui où avait roulé l'objet qui lavait frappé si à l'improviste.

Il l'aperçut bientôt à deux ou trois pas de lui.

Cette fois, ce n'était pas une fleur. Cet objet, quel qu'il fût, car de prime abord il ne le reconnut pas, était enveloppé dans du papier et attaché soigneusement au moyen d'un fil de soie pourpre qui faisait plusieurs fois le tour du papier.

 Oh! Oh! pensa le peintre en ramassant la petite boule de papier et la cachant précipitamment dans la poche du gilet qu'il portait sous son poncho, cela se complique; est-ce que déjà nous en serions à nous écrire? Diable! C'est aller vite en besogne.

Il se mit à marcher rapidement pour regagner sa demeure, mais réfléchissant bientôt que cette allure insolite étonnerait les gens accoutumés à le voir aller en flânant et regardant en l'air, il ralentit le pas et reprit son train habituel.

Seulement, sa main allait sans cesse palper dans sa poche l'objet qu'il y avait si précieusement déposé.

 Dieu me pardonne, murmura-t-il au bout d'un instant, je crois que c'est une bague. Oh! Oh! Ce serait charmant cela; ma foi j'en reviens à mon idée, j'achèterai une guitare et un manteau couleur de muraille, et en filant le parfait amour avec ma belle inconnue, car elle est belle, c'est évident, j'oublierai les tourments de l'exil. Mais, fit-il tout à coup en s'arrêtant net au milieu de la place et en levant les bras au ciel d'un air désespéré, si elle était laide, les femmes laides ont souvent de ces idées biscornues qui leur poussent, sans qu'on sache pourquoi, dans la cervelle. Hou! Hou! Ce serait affreux! Allons, bon, voilà que je fais des mots maintenant; je veux que le diable m'emporte si je ne deviens pas stupide; elle ne peut pas être laide, d'abord par la raison bien simple que toutes les Espagnoles sont jolies.

Et rassuré par ce raisonnement dont la conclusion était d'un pittoresque assez risqué, le jeune homme se remit en route.

Ainsi que le lecteur a été à même de s'en apercevoir, Émile Gagnepain aimait les apartés, parfois même il en abusait, mais la faute n'en était pas à lui: jeté par le hasard sur une terre étrangère, ne parlant que difficilement la langue des gens avec lesquels il se trouvait, n'ayant près de lui aucun ami à qui confier ses joies et ses peines, il était en quelque sorte contraint de se servir à lui-même de confident, tant il est vrai que l'homme est un animal éminemment sociable, et que la vie en commun lui est indispensable par le besoin incessant qu'il éprouve, dans chaque circonstance de la vie, de dégonfler son cœur et de partager avec un être de son espèce les sentiments doux ou pénibles qu'il ressent.

Tout en réfléchissant, le jeune homme arriva à la maison qu'il habitait en commun avec M. Dubois.

Un péon semblait guetter son arrivée. Dès qu'il aperçut le peintre, il s'approcha rapidement de lui:

 Pardon, seigneurie, le seigneur duc vous a demandé plusieurs fois aujourd'hui. Il a donné l'ordre que, aussitôt votre arrivée, on vous priât de passer dans son appartement.

 C'est bien, répondit-il, je m'y rends à l'instant.

En effet, au lieu de tourner à droite pour entrer dans le corps de logis qu'il habitait, il se dirigea vers le grand escalier situé au fond de la cour et qui conduisait à l'appartement de M. Dubois.

 N'est-il pas étrange, murmura-t-il tout en montant l'escalier, que ce diable d'homme, dont je n'entends jamais parler, ait juste besoin de moi à l'instant où je désire tant être seul?

M. Dubois l'attendait dans un vaste salon assez richement meublé, dans lequel il se promenait de long en large, la tête basse et les bras croisés derrière le dos, comme un homme préoccupé de sérieuses réflexions.

Aussitôt qu'il aperçut le jeune homme, il s'avança rapidement vers lui:

 Eh! Arrivez donc! s'écria-t-il; voilà près de deux heures que je vous attends. Que devenez-vous?

 Moi? Ma foi! Je me promène. Que voulez-vous que je fasse? La vie est si courte.

 Toujours le même, reprit en riant le duc.

 Je me garderai bien de changer; je suis trop heureux ainsi.

 Asseyez-vous, nous avons à causer sérieusement.

 Diable! fit le jeune homme en se laissant tomber sur une butaca.

 Pourquoi cette exclamation?

 Parce que votre exorde me semble de mauvais augure.

 Allons donc! Vous si brave!

 C'est possible; mais, vous le savez, j'ai une peur effroyable de la politique, et c'est probablement de politique que vous me voulez parler.

 Vous avez deviné du premier coup.

 Là, j'en étais sûr, fit-il d'un air désespéré.

 Voici ce dont il s'agit.

 Pardon, est-ce que vous ne pourriez pas remettre ce grave entretien à plus tard?

 Pourquoi cela?

 Dame, parce ce serait autant de gagné pour moi.

 Impossible, reprit en riant M. Dubois; il faut en prendre votre parti.

 Enfin, puisqu'il le faut, dit-il avec, un soupir, de quoi s'agit-il?

 Voici le fait en deux mots. Vous savez que la situation se tend de plus en plus, et que les Espagnols, que l'on espérait avoir vaincus, ont repris une vigoureuse offensive et remporté déjà d'importants succès depuis quelque temps.

 Moi, je ne sais rien du tout, je vous le certifie.

 Mais à quoi passez-vous donc votre temps, alors?

 Je vous l'ai dit, je me promène; j'admire les Œiuvres de Dieu que, entre nous, je trouve fort supérieures à celles des hommes, et je suis heureux.

 Vous êtes philosophe?

 Je ne sais pas.

 Bref, voici ce dont il est question: le gouvernement, effrayé, avec raison, des progrès des Espagnols, veut y mettre un terme en réunissant contre eux toutes les forces dont il peut disposer.

 C'est très sensément raisonné; mais que puis-je faire dans tout cela, moi?

 Vous allez voir.

 Je ne demande pas mieux.

 Le gouvernement veut donc concentrer toutes ses forces pour frapper un grand coup; des émissaires ont déjà été expédiés dans toutes les directions afin de prévenir les généraux, mais pendant qu'on attaquera l'ennemi en face, il est important, afin d'assurer sa défaite, de le placer entre deux feux.

 C'est raisonner stratégie comme Napoléon.

 Or, un seul général est en mesure d'opérer sur les derrières de l'ennemi et lui couper la retraite; ce général est San Martín, qui se trouve actuellement au Chili à la tête d'une armée de dix mille hommes. Malheureusement il est excessivement difficile de traverser les lignes espagnoles; j'ai suggéré au conseil un moyen infaillible.

 Vous êtes rempli d'imagination.

 Ce moyen consiste à vous expédier à San Martín; vous êtes étranger, on ne se défiera pas de vous, vous passerez en sûreté et vous remettrez au général les ordres dont vous serez porteur.

 Ou je serai arrêté et pendu?

 Oh! Ce n'est pas probable.

 Mais c'est possible: eh bien! Mon cher monsieur, votre projet est charmant.

 N'est-ce pas?

 Oui, mais toute réflexion faite, il ne me sourit pas du tout, et je refuse net. Diable! Je ne me soucie pas d'être pendu comme espion, pour une cause qui m'est étrangère, et dont je ne sais pas le premier mot.

 Ce que vous m'annoncez là me contrarie au dernier point, parce que je m'intéresse vivement à vous.

 Je vous en remercie, mais je préfère que vous me laissiez dans mon obscurité, je suis d'une modestie désespérante.

 Je le sais; malheureusement, il faut absolument que vous vous chargiez de cette mission.

 Oh! Par exemple, il vous sera difficile de m'en convaincre.

 Vous êtes dans l'erreur, mon jeune ami, cela me sera très facile au contraire.

 Je ne crois pas.

 Voici pourquoi; il paraît que les deux prisonniers espagnols arrêtés il y a quelques jours au Cabildo, et dont le procès s'instruit en ce moment, vous ont chargé dans leurs dépositions, en assurant que vous connaissiez entièrement leurs projets; bref, que vous étiez un de leurs complices.

 Moi! s'écria le jeune homme en bondissant avec colère.

 Vous, répondit froidement le diplomate; alors il fut question de vous arrêter, l'ordre était signé déjà, lorsque, ne voulant pas vous laisser fusiller, j'intervins dans la discussion.

 Je vous en remercie.

 Vous savez combien je vous aime, je pris chaudement votre défense jusqu'à ce que, forcé dans mes derniers retranchements et voyant que votre perte était résolue, je ne trouvai pas d'autre expédient pour faire aux yeux de tous éclater votre innocence, que de vous proposer pour émissaire auprès du général San Martín, assurant que vous seriez heureux de donner ce gage de votre dévouement à la révolution.

 Mais c'est un horrible guet-apens! s'écria le jeune homme avec désespoir, je suis dans une impasse.

 Hélas! Oui, vous m'en voyez navré; pendu par les Espagnols, s'ils vous prennent, mais ils ne vous prendront pas, ou fusillé par les Buenos-Airiens si vous refusez de leur servir d'émissaire.

 C'est épouvantable, fit le jeune homme avec abattement, jamais un honnête homme ne s'est trouvé dans une aussi cruelle alternative.

 A quel parti vous arrêtez-vous?

 Ai-je le choix?

 Dame, voyez, réfléchissez.

 J'accepte, et puisse l'enfer engloutir ceux qui s'acharnent ainsi après moi.

 Allons, allons, remettez-vous; le danger n'est pas aussi grand que vous le supposez; votre mission, je l'espère, se terminera bien.

 Quand je songe que je suis venu en Amérique pour faire de l'art et échapper à la politique! Quelle bonne idée j'ai eue là!

M. Dubois ne put s'empêcher de rire.

 Plaignez-vous donc, plus tard vous raconterez vos aventures.

 Le fait est que si je continue comme cela, elles seront assez accidentées; il me faut partir tout de suite sans doute.

 Non pas, nous n'allons pas si vite en besogne; vous avez tout le temps nécessaire pour faire vos préparatifs; votre voyage sera long et pénible.

 De combien de temps puis-je disposer pour me mettre en état de partir?

 J'ai obtenu huit jours, dix au plus; cela vous suffit-il?

 Amplement. Encore une fois je vous remercie.

Le visage du jeune homme s'était subitement éclairci; ce fut le sourire sur les lèvres qu'il ajouta:

 Et pendant ce temps je serai libre de disposer de moi comme je voudrai?

 Absolument.

 Eh bien! reprit-il en serrant avec force la main à M. Dubois, je ne sais pourquoi, mais je commence à être de votre avis.

 Dans quel sens? fit le diplomate surpris de ce changement si promptement opéré dans l'esprit du jeune homme.

 Je crois que tout se terminera mieux que je ne le supposais d'abord.

Et après avoir cérémonieusement salué le vieillard, il quitta le salon et se dirigea vers son appartement.

M. Dubois le suivit un instant des yeux.

 Il médite quelque folie, murmura-t-il en hochant la tête à plusieurs reprises. Dans son intérêt même, je le surveillerai.

II

LA LETTRE

Le peintre s'était réfugié dans son appartement en proie à une agitation extrême.

Arrivé dans sa chambre à coucher, il s'enferma à double tour; puis, certain que provisoirement personne ne viendrait le relancer dans ce dernier asile, il se laissa tomber avec accablement sur une butaca; rejeta le corps en arrière, pencha la tête en avant, croisa les bras sur la poitrine, et, chose extraordinaire pour une organisation comme la sienne, il se plongea dans de sombres et profondes réflexions.

D'abord, il récapitula dans son esprit, bourrelé par les plus tristes pressentiments, tous les événements qui l'avaient assailli depuis son débarquement en Amérique.

La liste était longue et surtout peu réjouissante.

Au bout d'une demi-heure, l'artiste arriva à cette désolante conclusion que depuis le premier instant qu'il avait posé le pied dans le Nouveau Monde, le sort avait semblé prendre un malin plaisir à s'acharner sur lui et à le rendre le jouet des plus désastreuses combinaisons, quelques efforts qu'il eût faits pour rester constamment en dehors de la politique et à vivre en véritable artiste, sans s'occuper de ce qui se passait autour de lui.

 Pardieu! s'écria-t-il en frappant du poing avec colère le bras de son fauteuil, il faut avouer que ce n'est pas avoir de chance! Dans des conditions comme celles-là, la vie devient littéralement impossible! Mieux aurait cent fois valu pour moi rester en France, où du moins on me laissait parfaitement tranquille et libre de vivre à ma guise! Jolie situation que la mienne, me voilà, sans savoir pourquoi, placé entre la fusillade et la potence! Mais c'est absurde cela! Ça n'a pas de nom! Le diable emporte les Américains et les Espagnols! Comme s'ils ne pouvaient pas se chamailler entre eux sans venir mêler à leur querelle un pauvre peintre qui n'en peut mais, et qui voyage en amateur dans leur pays! Ils ont encore une singulière façon d'entendre l'hospitalité, ces gaillards-là! Je leur en fais mon sincère compliment! Et moi qui étais persuadé, sur la foi des voyageurs, que l'Amérique était la terre hospitalière par excellence, le pays des mœurs simples et patriarcales! Fiez-vous donc aux histoires de voyages! On devrait brûler vif ceux qui prennent ainsi plaisir à induire le public en erreur! Que faire? Que devenir? J'ai huit jours devant moi, m'a dit ce vieux loup-cervier de diplomate, encore un auquel je conserverai une éternelle reconnaissance de ses procédés à mon égard! Quel charmant compatriote j'ai rencontré là! Comme j'ai eu la main heureuse avec lui! C'est égal, il me faut prendre un parti! Mais lequel? Je ne vois que la fuite! Hum, la fuite, ce n'est pas facile, je dois être surveillé de près. Malheureusement je n'ai pas le choix, voyons, combinons un plan de fuite. Scélérat de sort, va, qui s'obstine à faire de ma vie un mélodrame, quand, moi, je m'applique de toutes mes forces à en faire un vaudeville!

Sur ce, le jeune homme, chez lequel malgré lui la gaieté de son caractère prenait le dessus sur l'inquiétude qui l'agitait, se mit demi riant, demi sérieux à réfléchir de plus belle.

Il demeura ainsi plus d'une heure sans bouger de sa butaca et sans faire le moindre mouvement.

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