Merci, Tyro, répondit le peintre avec une nuance d'émotion, je soupçonnais déjà ce que tu viens de me dire, mais je tenais à t'entendre me l'affirmer, car j'ai besoin de toi.
Je suis prêt, que faut-il faire?
Malgré la franchise de cet aveu, le peintre français, peu au courant encore du caractère de ces races primitives, ne se souciait nullement de mettre l'Indien complètement dans la confidence de ses secrets.
Le trop de civilisation rend défiant.
Le Guaranis s'aperçut facilement de l'hésitation de l'artiste qui, peu habitué à dissimuler, laissait son visage refléter, comme un miroir, ses émotions intérieures.
Le maître n'a rien à apprendre à Tyro, dit-il avec un sourire; l'Indien sait tout.
Comment! s'écria le jeune homme avec un bond de surprise, tu sais tout?
Oui, fit-il simplement.
Pardieu! reprit-il, pour la rareté du fait, je ne serais pas fâché que tu m'apprisses ce tout dont tu parles si délibérément.
C'est facile: que le maître écoute.
Alors, à la stupéfaction extrême du jeune homme, Tyro lui rapporta, sans omettre le plus léger détail, tout ce qu'il avait fait depuis son arrivée à San Miguel de Tucumán.
Cependant, peu à peu, Émile, par un effort de volonté extrême, parvint à reconquérir son sang-froid en réfléchissant et en reconnaissant avec une joie intérieure, que ce récit, si complet du reste, avait une lacune, lacune importante pour lui: il s'arrêtait au matin même, Tyro ignorait donc l'aventure du Callejón de las Cruces.
Cependant craignant que cette lacune ne provint que d'un oubli, il résolut de s'en assurer.
C'est bien, lui dit-il, tout ce que tu me rapportes est exact, mais tu oublies de me parler de mes promenades à travers la ville.
Oh! Quant à cela, répondit l'Indien avec un sourire, il est inutile de s'en occuper, le maître passe tout son temps à rêver en regardant le ciel et à se promener en gesticulant; on a reconnu au bout de deux jours que ce n'était pas la peine de le suivre.
Diable! On me suivait donc, je ne savais pas avoir des amis qui me portassent un si grand intérêt.
Un sourire équivoque se dessina sur les lèvres spirituelles de l'Indien, mais il ne répondit pas.
Tu connais sans doute la personne qui m'espionnait ainsi?
Je la connais, oui, maître.
Tu me diras son nom alors?
Je le dirai, quand il sera temps de le faire, mais ce n'est qu'un instrument; d'ailleurs, si cette personne vous espionnait pour le compte d'un autre, moi, maître, je la surveillais pour le vôtre, et ce qu'elle a pu rapporter n'est que de peu d'importance; moi seul possède vos secrets, ainsi vous pouvez être tranquille.
Comment tu possèdes mes secrets, s'écria le peintre, jeté de nouveau hors des gonds au moment où il s'y attendait le moins, quels secrets?
La rose blanche et la lettre du Callejón de las Cruces; mais je vous répète que je suis seul à le savoir.
C'est déjà trop, murmura le jeune homme.
Un serviteur dévoué, répondit sérieusement l'Indien qui avait entendu l'aparté du peintre, doit tout connaître, afin, lorsque l'heure sonne où son assistance est nécessaire, d'être en mesure de venir en aide à son maître.
Il arriva alors à l'artiste ce qui arrive à la plupart des hommes en semblable circonstance. Voyant qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, il se décida à accorder sa confiance entière à l'Indien, et il lui avoua tout avec la plus grande franchise, franchise dont le Guaranis n'aurait pas eu à s'applaudir s'il en avait connu les motifs. Bien qu'il ne se l'avouât pas complètement à lui-même le peintre n'agissait que sous la pression de la nécessité et, reconnaissant l'inutilité de cacher la moindre chose à un serviteur si clairvoyant, il préférait se mettre de son plein gré complètement entre ses mains, espérant que cette façon d'agir l'engagerait à ne pas le trahir; il avait eu un instant la pensée de lui brûler la cervelle, mais, réfléchissant combien ce moyen était scabreux, surtout dans sa position, il préféra essayer de la douceur et d'une franchise feinte.
Heureusement pour lui, le peintre avait affaire à un homme honnête et réellement dévoué; ce qui, vis-à-vis de tout autre l'aurait probablement perdu, fut ce qui le sauva.
Tyro avait longtemps mené la vie des gauchos, chassé dans la pampa et exploré le désert dans toutes les directions; il connaissait à fond toutes les ruses indiennes: rien ne lui était plus facile que de servir de guide à son maître pour le conduire soit au Haut-Pérou, soit à Buenos Aires, soit au Chili, soit même au Brésil.
Lorsque la confiance fut bien établie entre les deux hommes, ce que le Français avait fait d'abord avec une feinte franchise, il ne tarda pas à s'y laisser aller avec toute la naïve droiture de son caractère, heureux de rencontrer dans ce pays, où tout le monde lui était hostile, un homme qui lui témoignât de la sympathie, dût cette sympathie être plus apparente que réelle. Il fut le premier à demander sérieusement conseil à son serviteur.
Voici, ce qu'il faut faire, dit celui-ci: dans cette maison, tout m'est suspect; elle est remplie d'espions; feignez de vous mettre en colère contre moi et de me renvoyer. Demain, à l'heure de votre promenade habituelle, je me trouverai sur votre passage, et nous conviendrons de tout. Notre conversation a duré trop longtemps déjà, maître; les soupçons sont éveillés; je vais descendre comme si j'avais été rudoyé par vous. Suivez-moi jusqu'à l'entrée de l'appartement en parlant haut et en me disant des injures; puis, au bout d'un instant, vous descendrez et vous me congédierez devant tout le monde. Surtout, maître, ajouta-t-il en appuyant avec intention sur ces dernières paroles, soyez muet jusqu'à demain avec les habitants de cette maison; qu'ils ne soupçonnent pas notre entente, sinon, croyez-moi, vous êtes perdu.
Sur ces derniers mots, l'Indien se retira en appuyant le doigt sur sa bouche.
Tout se passa ainsi que cela avait été convenu entre le maître et le serviteur.
Tyro fut immédiatement chassé de la maison, dont il sortit en grommelant, et Émile remonta dans son appartement, laissant tous les peones stupéfaits et confondus d'une scène à laquelle ils ne s'attendaient nullement de la part d'un homme qu'ils étaient accoutumés à voir ordinairement si doux et si tolérant.
Le lendemain, à la même heure que chaque jour, le peintre sortit pour sa promenade habituelle, en ayant soin, tout en feignant la plus complète indifférence de se retourner de temps en temps pour s'assurer qu'il n'était pas suivi. Mais cette précaution était inutile, nul ne songeait à surveiller sa promenade, tant on la savait inoffensive.
Arrivé sur le bord de la rivière, à quelques centaines de pas de la ville, un homme, embusqué derrière un rocher, se présenta subitement à lui.
Le jeune homme étouffa un cri de surprise; il avait reconnu Tyro, le serviteur guaranis, congédié par lui la veille, suivant leur mutuelle convention.
III
LES RECLUSES
A peu près à l'instant, où la demi-heure après dix heures du matin sonnait à l'horloge du Cabildo de San Miguel de Tucumán, un homme frappait à la porte de la mystérieuse maison du Callejón de las Cruces.
Cet individu, vêtu à peu près comme les riches artisans de la ville, était un homme d'une taille moyenne, courbé légèrement par l'âge; quelques rares cheveux gris s'échappaient sous les ailes de son chapeau de paille; il portait de larges lunettes bleues à tiges de fer, et s'appuyait sur une canne; du reste, son apparence était fort respectable, le pantalon de drap olive très propre et le poncho de fabrique chilienne qui recouvrait ses vêtements supérieurs ne laissaient rien à désirer.
A peu près à l'instant, où la demi-heure après dix heures du matin sonnait à l'horloge du Cabildo de San Miguel de Tucumán, un homme frappait à la porte de la mystérieuse maison du Callejón de las Cruces.
Cet individu, vêtu à peu près comme les riches artisans de la ville, était un homme d'une taille moyenne, courbé légèrement par l'âge; quelques rares cheveux gris s'échappaient sous les ailes de son chapeau de paille; il portait de larges lunettes bleues à tiges de fer, et s'appuyait sur une canne; du reste, son apparence était fort respectable, le pantalon de drap olive très propre et le poncho de fabrique chilienne qui recouvrait ses vêtements supérieurs ne laissaient rien à désirer.
Au bout de quelques minutes, un judas, glissa dans une rainure, et une tête de vieille femme apparut derrière.
Qui êtes-vous? Et que demandez-vous ici, señor? dit une voix.
Señora, répondit le vieillard en toussant légèrement, excusez ma hardiesse, j'ai entendu dire que l'on avait dans cette maison besoin d'un professeur de musique; si je me suis trompé, il ne me reste qu'à me retirer en vous priant encore une fois d'agréer mes excuses.
Pendant que le vieillard disait ces quelques paroles du ton le plus naturel et le plus dégagé en apparence, la femme placée derrière le judas l'examinait avec la plus sérieuse attention.
Attendez, répondit-elle au bout d'un instant.
Le judas se referma.
Hum! murmura à voix basse le professeur; la place est bien gardée.
Un bruit de verrous qu'on tire et de chaînes qu'on détache se fit entendre, et la porte s'entr'ouvrit tout juste assez pour livrer passage à une personne.
Entrez, dit alors d'un ton rogue la femme qui s'était d'abord montrée au judas et qui paraissait être la portière ou la tourière de cette espèce de couvent.
Le vieillard entra lentement, son chapeau à la main et en saluant bien bas.
La vue de son crâne chauve, couvert seulement par places de quelques rares touffes de cheveux d'un gris roussâtre, parut donner confiance à la tourière.
Suivez-moi, lui dit-elle d'une voix moins acariâtre, et remettez votre chapeau, ces corridors sont froids et humides.
Le vieillard s'inclina, replaça son chapeau sur sa tête, et, appuyé sur son bâton, il suivit la tourière de ce pas un peu traînant particulier aux personnes qui ont dépassé de quelques années le milieu de la vie.
La tourière lui fit traverser de longs corridors qui semblaient tourner sur eux-mêmes et qui donnaient enfin dans un cloître assez spacieux, dont le centre était occupé par un massif de lauriers-roses et d'orangers, du milieu duquel jaillissait une gerbe d'eau, qui retombait avec fracas dans une vasque de marbre blanc.
Les murs de ce cloître, sur lequel s'ouvraient les portes d'une trentaine de cellules, étaient garnis d'une infinité de tableaux d'une exécution assez médiocre, représentant les divers épisodes de la vie de Nuestra Señora de la Soledad ou de Tucumán.
Le vieillard ne jeta qu'un regard dédaigneux à ces peintures à demi effacées par les intempéries des saisons, et continua à suivre la tourière qui trottinait devant lui en faisant résonner, à chaque pas, le lourd trousseau de clefs, suspendu à sa ceinture.
Au bout de ce cloître, il y en avait un autre en tout semblable au premier, seulement les tableaux représentaient des sujets différents, la vie je crois de Santa Rosa de Lima.
Arrivée presque à la moitié de la longueur de ce cloître, la tourière s'arrêta, et, après avoir respiré avec force pendant quelques minutes, elle frappa discrètement deux coups légers à une porte en chêne noir, curieusement sculptée.
Presque aussitôt une voix douce et harmonieuse prononça de l'intérieur de la cellule ce seul mot:
Adelante.
La tourière ouvrit la porte et disparut, après avoir, d'un signe, ordonné au vieillard de l'attendre.
Quelques minutes s'écoulèrent, puis la porte de la cellule se rouvrit et la tourière reparut.
Venez, dit-elle, en lui faisant signe de s'approcher.
Allons, elle n'est pas bavarde au moins, grommela le vieillard en obéissant, c'est toujours cela.
La tourière s'effaça pour lui livrer passage, et il entra dans la cellule où elle le suivit en refermant la porte derrière elle.
Cette cellule, fort confortablement meublée en vieux chêne noir sculpté, et dont les murs étaient tendus à la mode espagnole en cuir de Cordoue gaufré, se composait de deux pièces, ainsi que l'indiquait une porte placée dans un angle.
Trois personnes étaient réunies en ce moment dans la cellule, assises sur des chaises à haut dossier sculpté.
Ces trois personnes étaient des femmes.
La première, jeune encore et fort belle, portait un costume complet de religieuse; la croix en diamant, suspendue par un large ruban de soie moirée à son cou et retombant sur sa poitrine, la faisait tout de suite reconnaître pour la supérieure de cette maison qui, malgré l'apparence simple et sombre de son extérieur, était, en réalité, gouvernée par des religieuses carmélites.
Les deux autres dames assises assez près de l'abbesse, portaient un costume laïque.
La première était la marquise de Castelmelhor et la seconde doña Eva, sa fille.
A l'entrée du vieillard, qui s'inclina respectueusement devant elles, l'abbesse fit un léger signe de bienvenue avec la tête, tandis que les deux autres dames, tout en le saluant cérémonieusement, jetaient à la dérobée des regards curieux sur le visiteur.
Ma chère sœur, dit l'abbesse en s'adressant à la tourière avec cette voix harmonieuse qui déjà avait agréablement chatouillé l'oreille du vieillard, approchez, je vous prie, un siège à ce señor.
La tourière obéit et l'étranger s'assit après s'être excusé.
Ainsi, continua l'abbesse en s'adressant cette fois au vieillard, vous êtes professeur de musique, señor?
Oui, señora, répondit-il en s'inclinant.
Êtes-vous de ce pays?
Non, señora, je suis étranger.
Ah! fit-elle, vous n'êtes pas un hérétique, un Anglais?
Non, señora, je suis un professeur italien.
Fort bien. Habitez-vous depuis longtemps notre cher pays?
Depuis deux ans, señora.
Et auparavant, vous étiez en Europe?
Pardonnez-moi, señora, j'habitais le Chili, où j'ai résidé assez longtemps à Valparaíso, à Santiago, et, en dernier lieu, à Aconchagua.
Avez-vous l'intention de vous fixer parmi nous?
Je le désire du moins, señora; malheureusement les temps ne sont pas favorables pour un pauvre artiste comme moi.
C'est vrai, reprit-elle avec intérêt. Eh bien! Nous tâcherons de vous procurer quelques élèves.
Mille grâces pour tant de bonté, señora, répondit-il humblement.
Vous m'intéressez réellement, et pour vous prouver combien j'ai à cœur de vous venir en aide, cette jeune dame voudra bien, à ma considération, prendre aujourd'hui même leçon avec vous, fit-elle en étendant le bras vers doña Eva.
Je suis aux ordres de la señorita comme aux vôtres, señora, répondit le vieillard avec un salut respectueux.
Eh bien! C'est convenu, dit l'abbesse, et, se tournant vers la tourière toujours immobile au milieu de la cellule, ma chère sœur, ajouta-t-elle avec un gracieux sourire, veuillez, je vous prie, faire apporter quelques rafraîchissements et quelques dulces. Vous reviendrez dans une heure pour accompagner ce señor jusqu'à la porte du couvent. Allez.
La tourière s'inclina d'un air rogue, se retourna tout d'une pièce, et sortit de la cellule après avoir jeté un regard sournois autour d'elle.