Le nez dun notaire - Edmond About 3 стр.


Un duel ne peut avoir lieu dans notre pays que par la volonté ou tout au moins le consentement de six personnes. Or, il y en avait cinq qui ne souhaitaient nullement celui-ci. Maître LAmbert était brave; mais il nignorait pas quun éclat de cette sorte, à propos dune petite danseuse de lOpéra, compromettrait gravement son étude. Le marquis de Villemaurin, vieux raffiné des plus compétents en matière de point dhonneur, disait que le duel est un jeu noble, où tout, depuis le commencement jusquà la fin de la partie, doit être correct. Or, un coup de poing dans le nez pour une demoiselle Victorine Tompain était la plus ridicule entrée de jeu quon pût imaginer. Il affirmait, dailleurs, sous la responsabilité de son honneur, que Mr Alfred LAmbert navait pas vu Ayvaz-Bey, quil navait voulu frapper ni lui ni personne. Mr LAmbert avait cru reconnaître deux dames, et sétait approché vivement pour les saluer.


En portant la main à son chapeau, il avait heurté violemment, mais sans aucune intention, une personne qui accourait en sens inverse. Cétait un pur accident, une maladresse au pis aller; mais on ne rend pas raison dun accident, ni même dune maladresse. Le rang et léducation de Mr LAmbert ne permettaient à personne de supposer quil fût capable de donner un coup de poing à Ayvaz-Bey. Sa myopie bien connue et la demi-obscurité du passage avaient fait tout le mal. Enfin, Mr LAmbert, daprès le conseil de ses témoins, était tout prêt à déclarer, devant Ayvaz-Bey, quil regrettait de lavoir heurté par accident.


Ce raisonnement, assez juste en lui-même, empruntait un surcroît dautorité à la personne de lorateur. Mr de Villemaurin était un de ces gentilshommes qui semblent avoir été oubliés par la mort pour rappeler les âges historiques à notre temps dégénéré. Son acte de naissance ne lui donnait que soixante-dix-neuf ans; mais, par les habitudes de lesprit et du corps, il appartenait au XVIe siècle. Il pensait, parlait et agissait en homme qui a servi dans larmée de la Ligue et taillé des croupières au Béarnais. Royaliste convaincu, catholique austère, il apportait dans ses haines et dans ses amitiés une passion qui outrait tout. Son courage, sa loyauté, sa droiture et même un certain degré de folie chevaleresque, le donnaient en admiration à la jeunesse inconsistante daujourdhui. Il ne riait de rien, comprenait mal la plaisanterie et se blessait dun bon mot comme dun manque de respect. Cétait le moins tolérant, le moins aimable et le plus honorable des vieillards. Il avait accompagné Charles X en Écosse après les journées de juillet; mais il quitta Holy-Rood au bout de quinze jours de résidence, scandalisé de voir que la cour de France ne prenait pas le malheur au sérieux. Il donna alors sa démission et coupa pour toujours ses moustaches, quil conserva dans une sorte décrin avec cette inscription: Mes moustaches de la garde royale. Ses subordonnés, officiers et soldats, lavaient en grande estime et en grande terreur. On se racontait à loreille que cet homme inflexible avait mis au cachot son fils unique, jeune soldat de vingt-deux ans, pour un acte dinsubordination. Lenfant, digne fils dun tel père, refusa obstinément de céder, tomba malade au cachot, et mourut. Ce Brutus pleura son fils, lui éleva un tombeau convenable et le visita régulièrement deux fois par semaine sans oublier ce devoir en aucun temps ni à aucun âge; mais il ne se courba point sous le fardeau de ses remords. Il marchait droit, avec une certaine roideur; ni lâge ni la douleur navaient voûté ses larges épaules.


Cétait un petit homme trapu, vigoureux, fidèle à tous les exercices de sa jeunesse; il comptait sur le jeu de paume bien plus que sur le médecin pour entretenir sa verte santé. À soixante et dix ans, il avait épousé en secondes noces une jeune fille noble et pauvre. Il en avait eu deux enfants, et il ne désespérait pas de se voir bientôt grand-père. Lamour de la vie, si puissant sur les vieillards de cet âge, le préoccupait médiocrement, quoiquil fût heureux ici-bas. Il avait eu sa dernière affaire à soixante et douze ans, avec un beau colonel de cinq pieds six pouces: histoire de politique selon les uns, de jalousie conjugale selon dautres. Lorsquun homme de ce rang et de ce caractère prenait fait et cause pour Mr LAmbert, lorsquil déclarait quun duel entre le notaire et Ayvaz-Bey serait inutile, compromettant et bourgeois, la paix semblait être signée davance.


Tel fut lavis de Mr Henri Steimbourg, qui nétait ni assez jeune, ni assez curieux pour vouloir à tout prix le spectacle dune affaire; et les deux Turcs, hommes de sens, acceptèrent un instant la réparation quon leur offrait. Ils demandèrent toutefois à conférer avec Ayvaz, et lennemi les attendit sur pied tandis quils couraient à lambassade. Il était quatre heures du matin; mais le marquis ne dormait plus guère que par acquit de conscience, et il avait à cœur de décider quelque chose avant de se mettre au lit.


Mais le terrible Ayvaz, aux premiers mots de conciliation que ses amis lui firent entendre, se mit dans une colère turque.


 Suis-je un fou? sécria-t-il en brandissant le chibouk de jasmin qui lui avait tenu compagnie. Prétend-on me persuader que cest moi qui ai donné un coup de nez dans le poing de Mr LAmbert? Il ma frappé, et la preuve, cest quil offre de me faire des excuses. Mais quest-ce que les paroles, quand il y a du sang répandu? Puis-je oublier que Victoria et sa mère ont été témoins de ma honte? Ô mes amis, il ne me reste plus quà mourir si je ne coupe aujourdhui le nez de loffenseur!


Bon gré, mal gré, il fallut reprendre les négociations sur cette base un peu ridicule. Ahmed et le drogman avaient lesprit assez raisonnable pour blâmer leur ami, mais le cœur trop chevaleresque pour labandonner en chemin. Si lambassadeur, Hamza-Pacha, se fût trouvé à Paris, il eût sans doute arrêté laffaire par quelque coup dautorité. Malheureusement, il cumulait les deux ambassades de France et dAngleterre, et il était à Londres. Les témoins du bon Ayvaz firent la navette jusquà sept heures du matin entre la rue de Grenelle et la rue de Verneuil sans avancer notablement les choses. À sept heures, Mr LAmbert perdit patience et dit à ses témoins:


 Ce Turc mennuie. Il ne lui suffit pas de mavoir soufflé la petite Tompain; monsieur trouve plaisant de me faire passer une nuit blanche! Eh bien, marchons! Il pourrait croire à la fin que jai peur de maligner avec lui. Mais faisons vite, sil vous plaît, et tâchons de bâcler laffaire ce matin. Je fais atteler en dix minutes, nous allons à deux lieues de Paris; je corrige mon Turc en un tour de main et je rentre à létude, avant que les petits journaux de scandale aient eu vent de notre histoire!


Le marquis essaya encore une ou deux objections; mais il finit par avouer que Mr LAmbert avait la main forcée. Linsistance dAyvaz-Bey était du dernier mauvais goût et méritait une leçon sévère. Personne ne doutait que le belliqueux notaire, si avantageusement connu dans les salles darmes, ne fût le professeur choisi par la destinée pour enseigner la politesse française à cet Osmanli.


 Mon cher garçon, disait le vieux Villemaurin en frappant sur lépaule de son client, notre position est excellente, puisque nous avons mis le bon droit de notre côté. Le reste à la grâce de Dieu! Lévénement nest pas douteux; vous avez le cœur solide et la main vive. Souvenez-vous seulement quon ne doit jamais tirer à fond; car le duel est fait pour corriger les sots et non pour les détruire. Il ny a que les maladroits qui tuent leur homme sous prétexte de lui apprendre à vivre.

Le choix des armes revenait de droit au bon Ayvaz; mais le notaire et ses témoins firent la grimace en apprenant quil choisissait le sabre.


 Cest larme des soldats, disait le marquis, ou larme des bourgeois qui ne veulent pas se battre. Cependant va pour le sabre, si vous y tenez!


Les témoins dAyvaz-Bey déclarèrent quils y tenaient beaucoup. On fit chercher deux lattes ou demi-espadons à la caserne du quai dOrsay, et lon prit rendez-vous pour dix heures au petit village de Parthenay, vieille route de Sceaux. Il était huit heures et demie.


Tous les parisiens connaissent ce joli groupe de deux cents maisons, dont les habitants sont plus riches, plus propres et plus instruits que le commun de nos villageois. Ils cultivent la terre en jardiniers et non en laboureurs, et le ban de leur commune ressemble, tous les printemps, à un petit paradis terrestre. Un champ de fraisiers fleuris sétend en nappe argentée entre un champ de groseilliers et un champ de framboisiers. Des arpents tout entiers exhalent le parfum âcre du cassis, agréable à lodorat des concierges. Paris achète en beaux louis dor la récolte de Parthenay, et les braves paysans que vous voyez cheminer à pas lents, un arrosoir dans chaque main, sont de petits capitalistes.


Ils mangent de la viande deux fois par jour, méprisent la poule au pot et préfèrent le poulet à la broche. Ils payent le traitement dun instituteur et dun médecin communal, construisent sans emprunt une mairie et une église et votent pour mon spirituel ami le docteur Véron aux élections du corps législatif. Leurs filles sont jolies, si jai bonne mémoire. Le savant archéologue Cubaudet, archiviste de la sous-préfecture de Sceaux, assure que Parthenay est une colonie grecque et quil tire son nom du mot Parthénos, vierge ou jeune fille (cest tout un chez les peuples polis). Mais cette discussion nous éloignerait du bon Ayvaz.


Il arriva le premier au rendez-vous, toujours colère. Comme il arpentait fièrement la place du village, en attendant lennemi! Il cachait sous son manteau deux yatagans formidables, excellentes lames de Damas. Que dis-je, de Damas? Deux lames japonaises, de celles qui coupent une barre de fer aussi facilement quune asperge, pourvu quelles soient emmanchées au bout dun bon bras. Ahmed-Bey et le fidèle drogman suivaient leur ami et lui donnaient les avis les plus sages: attaquer prudemment, se découvrir le moins possible, rompre en sautant, enfin tout ce quon peut dire à un novice qui va sur le terrain sans avoir rien appris.


 Merci de vos conseils, répondait lobstiné: il ne faut pas tant de façons pour couper le nez dun notaire!


Lobjet de sa vengeance lui apparut bientôt entre deux verres de lunettes, à la portière dune voiture de maître. Mais Mr LAmbert ne descendit point; il se contenta de saluer. Le marquis mit pied à terre et vint dire au grand Ahmed-Bey:


 Je connais un excellent terrain à vingt minutes dici; soyez assez bon pour remonter en voiture avec vos amis et me suivre.


Les belligérants prirent un chemin de traverse et descendirent à un kilomètre des habitations.


 Messieurs, dit le marquis, nous pouvons gagner à pied le petit bois que vous voyez là-bas. Les cochers nous attendront ici. Nous avons oublié de prendre un chirurgien avec nous, mais le valet de pied que jai laissé à Parthenay nous amènera le médecin du village.


Le cocher du Turc était un de ces maraudeurs parisiens qui circulent passé minuit, sous un numéro de contrebande. Ayvaz lavait pris à la porte de mademoiselle Tompain, et il lavait gardé jusquà Parthenay. Le vieux routier sourit finement lorsquil vit quon larrêtait en rase campagne et quil y avait des sabres sous les manteaux.


 Bonne chance, monsieur! dit-il au brave Ayvaz. Oh! vous ne risquez rien; je porte bonheur à mes bourgeois. Encore lan dernier, jen ai ramené un qui avait couché son homme. Il ma donné vingt-cinq francs de pourboire; vrai, comme je vous le dis.


 Tu en auras cinquante, dit Ayvaz, si Dieu permet que je me venge à mon idée.


Mr LAmbert était dune jolie force, mais trop connu dans les salles pour avoir jamais eu occasion de se battre. Au point de vue du terrain, il était aussi neuf quAyvaz-Bey: aussi, quoiquil eût vaincu dans des assauts les maîtres et les prévôts de plusieurs régiments de cavalerie, il éprouvait une sourde trépidation qui nétait point de la peur, mais qui produisait des effets analogues. Sa conversation dans la voiture avait été brillante; il avait montré à ses témoins une gaieté sincère et pourtant un peu fébrile. Il avait brûlé trois ou quatre cigares en route, sous prétexte de les fumer. Lorsque tout le monde mit pied à terre, il marcha dun pas ferme, trop ferme peut-être. Au fond de lâme, il était en proie à une certaine appréhension, toute virile et toute française: il se défiait de son système nerveux et craignait de ne point paraître assez brave.


Il semble que les facultés de lâme se doublent dans les moments critiques de la vie. Ainsi, Mr LAmbert était sans doute fort occupé du petit drame où il allait jouer un rôle, et cependant les objets les plus insignifiants du monde extérieur, ceux qui lauraient le moins frappé en temps ordinaire, attiraient et retenaient son attention par une puissance irrésistible. À ses yeux, la nature était éclairée dune lumière nouvelle, plus nette, plus tranchante, plus crue que la lumière banale du soleil. Sa préoccupation soulignait pour ainsi dire tout ce qui tombait sous ses regards. Au détour du sentier, il aperçut un chat qui cheminait à petits pas entre deux rangs de groseilliers. Cétait un chat comme on en voit beaucoup dans les villages: un long chat maigre, au poil blanc tacheté de roux, un de ces animaux demi-sauvages que le maître nourrit généreusement de toutes les souris quils savent prendre. Celui-là jugeait sans doute que la maison nétait pas assez giboyeuse et cherchait en plein champ un supplément de pitance. Les yeux de maître LAmbert, après avoir erré quelque temps à laventure, se sentirent attirés et comme fascinés par la grimace de ce chat. Il lobserva attentivement, admira la souplesse de ses muscles, le dessin vigoureux de ses mâchoires, et crut faire une découverte de naturaliste en remarquant que le chat est un tigre en miniature.


 Que diable regardez-vous là? demanda le marquis en lui frappant sur lépaule.


Il revint aussitôt à lui, et répondit du ton le plus dégagé:


 Cette sale bête ma donné une distraction. Vous ne sauriez croire, monsieur le marquis, le dégât que ces coquins nous font dans une chasse. Ils mangent plus de couvées que nous ne tirons de perdreaux. Si javais un fusil!


Et, joignant le geste à la parole, il coucha lanimal en joue en le désignant du doigt. Le chat saisit lintention, fit une chute en arrière et disparut.


On le revit deux cents pas plus loin. Il se faisait la barbe au milieu dune pièce de colza et semblait attendre les Parisiens.


 Est-ce que tu nous suis? demanda le notaire en répétant sa menace.


La bête prudentissime senfuit de nouveau; mais elle reparut à lentrée de la clairière où lon devait se battre. Mr LAmbert, superstitieux comme un joueur qui va entamer une grosse partie, voulut chasser ce fétiche malfaisant. Il lui lança un caillou sans latteindre. Le chat grimpa sur un arbre et sy tint coi.

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