Mr Steimbourg était moins lié avec Mr LAmbert que le marquis de Villemaurin; il navait pas, comme lui, tous ses titres de propriété dans létude de la rue de Verneuil depuis quatre ou cinq générations. Il ne connaissait guère ces deux messieurs que par le cercle et la partie de whist; peut-être aussi par quelques courtages que le notaire lui avait fait gagner. Mais il était bon garçon et homme de sens; il fit donc à son tour quelque dépense de paroles pour raisonner et consoler ce malheureux. À son gré, Mr de Villemaurin mettait les choses au pis; il y avait plus de ressource. Dire que Mr LAmbert resterait défiguré toute sa vie, cétait désespérer trop tôt de la science.
À quoi nous servirait-il dêtre nés au XIXe siècle, si le moindre accident devait être, comme autrefois, un malheur irréparable? Quelle supériorité aurions-nous sur les hommes de lâge dor? Ne blasphémons pas le saint nom du progrès. La chirurgie opératoire est, grâce à Dieu, plus florissante que jamais dans la patrie dAmbroise Paré. Le bonhomme de Parthenay nous a cité quelques-uns des maîtres qui raccommodent victorieusement le corps humain. Nous voici aux portes de Paris, nous enverrons à la plus prochaine pharmacie, on nous y donnera ladresse de Velpeau ou dHuguier; votre valet de pied courra chez le grand homme et lamènera chez vous. Je suis sûr davoir entendu dire que les chirurgiens refaisaient une lèvre, une paupière, un bout doreille: est-il donc plus difficile de restaurer un bout de nez?
Cette espérance était bien vague; elle ranima pourtant le pauvre notaire, qui, depuis une demi-heure, ne saignait plus. Lidée de redevenir ce quil était et de reprendre le cours de sa vie, le jetait dans une sorte de délire. Tant il est vrai quon napprécie le bonheur dêtre complet que lorsquon la perdu.
Ah! mes amis, sécriait-il en tordant ses mains lune dans lautre, ma fortune appartient à lhomme qui me guérira! Quels que soient les tourments quil me faudra endurer, jy souscris de grand cœur si lon massure du succès; je ne regarderai pas plus à la souffrance quà la dépense!
Cest dans ces sentiments quil regagna la rue de Verneuil, tandis que son valet de pied cherchait ladresse des chirurgiens célèbres. Le marquis et Mr Steimbourg le ramenèrent jusque dans sa chambre et prirent congé de lui, lun pour aller rassurer sa femme et ses filles, quil navait pas vues depuis la veille au soir, lautre pour courir à la Bourse.
Seul avec lui-même, en face dun grand miroir de Venise qui lui renvoyait sans pitié sa nouvelle image, Alfred LAmbert tomba dans un accablement profond. Cet homme fort, qui ne pleurait jamais au théâtre parce que cest peuple, ce gentleman au front dairain qui avait enterré son père et sa mère avec la plus sereine impassibilité, pleura sur la mutilation de sa jolie personne et se baigna de larmes égoïstes.
Son valet de pied fit diversion à cette douleur amère en lui promettant la visite de Mr Bernier, chirurgien de lHôtel-Dieu, membre de la Société de chirurgie et de lAcadémie de médecine, professeur de clinique, etc., etc. Le domestique avait couru au plus près, rue du Bac, et il nétait pas mal tombé: Mr Bernier, sil ne va point de pair avec les Velpeau, les Manec et les Huguier, occupe immédiatement au-dessous deux un rang très honorable.
Quil vienne! sécria Mr LAmbert. Pourquoi nest-il pas encore ici? Croit-il donc que je sois fait pour attendre?
Il se reprit à pleurer de plus belle. Pleurer devant ses gens! Se peut-il quun simple coup de sabre modifie à tel point les mœurs dun homme? Assurément, il fallait que larme du bon Ayvaz, en tranchant le canal nasal, eût ébranlé le sac lacrymal et les tubercules eux-mêmes.
Le notaire sécha ses yeux pour regarder un fort volume in-12, quon apportait en grande hâte de la part de Mr Steimbourg. Cétait la Chirurgie opératoire de Ringuet, manuel excellent et enrichi denviron trois cents gravures. Mr Steimbourg avait acheté le livre en allant à la Bourse, et il lenvoyait à son client, pour le rassurer sans doute. Mais leffet de cette lecture fut tout autre quon ne lespérait. Quand le notaire eut feuilleté deux cents pages, quand il eut vu défiler sous ses yeux la série lamentable des ligatures, des amputations, des résections et des cautérisations, il laissa tomber le livre et se jeta dans un fauteuil en fermant les yeux. Il fermait les yeux et pourtant il voyait des peaux incisées, des muscles écartés par des érignes, des membres disséqués à grands coups de couteau, des os sciés par les mains dopérateurs invisibles. La figure des patients lui apparaissait, telle quon la voit dans les dessins danatomie, calme, stoïque, indifférente à la douleur, et il se demandait si une telle dose de courage avait jamais pu entrer dans des âmes humaines. Il revoyait surtout le petit chirurgien de la page 89, tout de noir habillé, avec un collet de velours à son habit. Cet être fantastique a la tête ronde, un peu forte, le front dégarni: sa physionomie est sérieuse; il scie attentivement les deux os dune jambe vivante.
Monstre! sécria Mr LAmbert.
Au même instant, il vit entrer le monstre en personne et lon annonça Mr Bernier.
Le notaire senfuit à reculons jusque dans langle le plus obscur de sa chambre, ouvrant des yeux hagards et tendant les mains en avant comme pour écarter un ennemi. Ses dents claquaient; il murmurait dune voix étouffée, comme dans les romans de Mr Xavier de Montépin, le mot: «Lui! lui! lui!»
Monsieur, dit le docteur, je regrette de vous avoir fait attendre, et je vous supplie de vous calmer. Je sais laccident qui vous est arrivé, et je ne crois pas que le mal soit sans remède. Mais nous ne ferons rien de bon si vous avez peur de moi.
Peur est un mot qui sonne désagréablement aux oreilles françaises. Mr LAmbert frappa du pied, marcha droit au docteur et lui dit avec un petit rire trop nerveux pour être naturel:
Parbleu! docteur, vous me la baillez belle. Est-ce que jai lair dun homme qui a peur? Si jétais un poltron, je ne me serais pas fait décompléter ce matin dune si étrange manière. Mais, en vous attendant, je feuilletais un livre de chirurgie. Je viens tout justement dy voir une figure qui vous ressemble, et vous mêtes un peu apparu comme un revenant. Ajoutez à cette surprise les émotions de la matinée, peut-être même un léger mouvement de fièvre, et vous excuserez ce quil y a détrange dans mon accueil.
À la bonne heure! dit Mr Bernier en ramassant le livre. Ah! vous lisiez Ringuet! Cest un de mes amis. Je me rappelle, en effet, quil ma fait graver tout vif, daprès un croquis de Léveillé. Mais asseyez-vous, je vous en prie.
Le notaire se remit un peu et raconta les événements de la journée, sans oublier lépisode du chat qui lui avait, pour ainsi dire, fait perdre le nez une seconde fois.
Cest un malheur, dit le chirurgien; mais on peut le réparer en un mois. Puisque vous avez le petit livre de Ringuet, vous nêtes pas sans quelque notion de la chirurgie?
Mr LAmbert avoua quil nétait point allé jusquà ce chapitre-là.
Eh bien, reprit Mr Bernier, je vais vous le résumer en quatre mots. La rhinoplastie est lart de refaire un nez aux imprudents qui lont perdu.
Le notaire se remit un peu et raconta les événements de la journée, sans oublier lépisode du chat qui lui avait, pour ainsi dire, fait perdre le nez une seconde fois.
Cest un malheur, dit le chirurgien; mais on peut le réparer en un mois. Puisque vous avez le petit livre de Ringuet, vous nêtes pas sans quelque notion de la chirurgie?
Mr LAmbert avoua quil nétait point allé jusquà ce chapitre-là.
Eh bien, reprit Mr Bernier, je vais vous le résumer en quatre mots. La rhinoplastie est lart de refaire un nez aux imprudents qui lont perdu.
Il est donc vrai, docteur! le miracle est possible? la chirurgie a trouvé une méthode pour?
Elle en a trouvé trois. Mais jécarte la méthode française, qui nest point applicable au cas présent. Si la perte de substance était moins considérable, je pourrais décoller les bords de la plaie, les aviver, les mettre en contact et les réunir par première intention. Il ny faut pas songer.
Et jen suis bien aise, reprit le blessé. Vous ne sauriez croire, docteur, à quel point ces mots de plaie décollée, avivée, me donnaient sur les nerfs. Passons à des moyens plus doux, je vous en prie!
Les chirurgiens procèdent rarement par la douceur. Mais, enfin, vous avez le choix entre la méthode indienne et la méthode italienne. La première consiste à découper dans la peau de votre front une sorte de triangle, la pointe en bas, la base en haut. Cest létoffe du nouveau nez. On décolle ce lambeau dans toute son étendue, sauf le pédicule inférieur qui doit rester adhérent. On le tord sur lui-même de façon à laisser lépiderme en dehors, et on le coud par ses bords aux limites correspondantes de la plaie. En autres termes, je puis vous refaire un nez assez présentable aux dépens de votre front. Le succès de lopération est presque sûr; mais le front gardera toujours une large cicatrice.
Je ne veux point de cicatrice, docteur. Je nen veux à aucun prix. Jajoute même (passez-moi cette faiblesse) que je ne voudrais point dopération. Jen ai déjà subi une aujourdhui, par les mains de ce maudit Turc; je nen souhaite pas dautre. Au simple souvenir de cette sensation, mon sang se glace. Jai pourtant du courage autant quhomme du monde; mais jai des nerfs aussi. Je ne crains pas la mort; jai horreur de la souffrance. Tuez-moi si vous voulez; mais, pour Dieu! ne mentaillez plus!
Monsieur, reprit le docteur avec un peu dironie, si vous avez un tel parti pris contre les opérations, il fallait appeler non pas un chirurgien, mais un homéopathe.
Ne vous moquez pas de moi. Je nai pas su me maîtriser à lidée de cette opération indienne. Les Indiens sont des sauvages; leur chirurgie est digne deux. Ne mavez-vous point parlé dune méthode italienne? Je naime pas les Italiens, en politique. Cest un peuple ingrat, qui a tenu la conduite la plus noire envers ses maîtres légitimes; mais, en matière de science, je nai pas trop mauvaise idée de ces coquins-là.
Soit. Optez donc pour la méthode italienne. Elle réussit quelquefois; mais elle exige une patience et une immobilité dont vous ne serez peut-être point capable.
Sil ne faut que de la patience et de limmobilité, je vous réponds de moi.
Êtes-vous homme à rester trente jours dans une position extrêmement gênante?
Oui.
Le nez cousu au bras gauche?
Oui.
Eh bien, je vous taillerai sur le bras un lambeau triangulaire de quinze à seize centimètres de longueur sur dix ou onze de largeur; je
Vous me taillerez cela, à moi?
Sans doute.
Mais cest horrible, docteur! Mécorcher vif! Tailler des lanières dans la peau dun homme vivant! Cest barbare, cest moyen âge, cest digne de Shylock, le juif de Venise!
La plaie du bras nest rien. Le difficile est de rester cousu à vous-même pendant une trentaine de jours.
Et moi, je ne redoute absolument que le coup de scalpel. Lorsquon a senti le froid du fer entrant dans la chair vivante, on en a pour le reste de ses jours, mon cher docteur; on ny revient plus.
Cela étant, monsieur, je nai rien à faire ici, et vous resterez sans nez toute la vie.
Cette espèce de condamnation plongea le pauvre notaire dans une consternation profonde. Il arrachait ses beaux cheveux blonds et se démenait comme un fou par la chambre.
Mutilé! disait-il en pleurant; mutilé pour toujours! Et rien ne peut remédier à mon sort! Sil y avait quelque drogue, quelque topique mystérieux dont la vertu rendît le nez à ceux qui lont perdu, je lachèterais au poids de lor! Je lenverrais chercher jusquau bout du monde! Oui, jarmerais un vaisseau, sil le fallait absolument. Mais rien! à quoi me sert-il dêtre riche? À quoi vous sert-il dêtre un praticien illustre, puisque toute votre habileté et tous mes sacrifices aboutissent à ce stupide néant? Richesse, science, vains mots!
Mr Bernier lui répondait de temps à autre, avec un calme imperturbable:
Laissez-moi vous tailler un lambeau sur le bras, et je vous refais le nez.
Un instant Mr LAmbert parut décidé. Il mit habit bas et releva la manche de sa chemise. Mais, quand il vit la trousse ouverte, quand lacier poli de trente instruments de supplice étincela sous ses yeux, il pâlit, faiblit et tomba comme pâmé sur une chaise. Quelques gouttes deau vinaigrée lui rendirent le sentiment, mais non la résolution.
Il ny faut plus penser, dit-il en se rajustant. Notre génération a toutes les espèces de courage, mais elle est faible devant la douleur. Cest la faute de nos parents, qui nous ont élevés dans le coton.
Quelques minutes plus tard, ce jeune homme, imbu des principes les plus religieux, se prit à blasphémer la Providence.
En vérité, sécria-t-il, le monde est une belle pétaudière, et jen fais compliment au Créateur! Jai deux cent mille francs de rente, et je resterai aussi camus quune tête de mort, tandis que mon portier, qui na pas dix écus devant lui, aura le nez de lApollon du Belvédère! La sagesse qui a prévu tant de choses, na pas prévu que jaurais le nez coupé par un Turc pour avoir salué mademoiselle Victorine Tompain! Il y a en France trois millions de gueux dont toute la personne ne vaut pas dix sous, et je ne peux pas acheter à prix dor le nez dun de ces misérables! Mais, au fait, pourquoi pas?
Sa figure sillumina dun rayon despérance, et il poursuivit dun ton plus doux:
Mon vieil oncle de Poitiers, dans sa dernière maladie, sest fait injecter cent grammes de sang breton dans la veine médiane céphalique! Un fidèle serviteur avait fait les frais de lexpérience. Ma belle tante de Giromagny, du temps quelle était encore belle, fit arracher une incisive à sa plus jolie chambrière pour remplacer une dent quelle venait de perdre. Cette bouture prit fort bien, et ne coûta pas plus de trois louis. Docteur, vous mavez dit que, sans la scélératesse de ce maudit chat, vous auriez pu recoudre mon nez tout chaud à la figure. Me lavez-vous dit, oui ou non?