Pépé Naïpès, après plusieurs efforts infructueux, se rendit maître du cheval de don López et le mena à celui-ci au moment où il venait de tuer son ennemi d'un coup de couteau dans la poitrine; le Mexicain se remit en selle et gagna le rivage où il tâcha de rétablir un peu d'ordre dans sa troupe, tout en suivant avec anxiété les péripéties du drame silencieux qui se jouait dans la rivière entre Nauchenanga et la jeune Indienne.
Le chef comanche avait lancé son cheval à la poursuite de celui du Pigeon-Volant, et tous deux, sur une ligne presque parallèle, suivaient le fil de l'eau, le premier cherchant à se rapprocher du second qui s'efforçait au contraire d'augmenter de plus en plus la distance qui les séparait.
Tout à coup le cheval de Nauchenanga fit un bond en poussant un hennissement de douleur, et il commença à battre follement l'eau de ses pieds de devant, tandis que la rivière se teignait en rouge autour de lui; le chef, comprenant que son cheval était blessé à mort, quitta la selle et se pencha de côté, prêt à plonger. En ce moment, une face hideuse apparut au niveau de l'eau en riant d'une façon diabolique, et une main s'avança vers lui pour le saisir. Avec cet imperturbable sang-froid qui n'abandonne jamais les Indiens, même dans les circonstances les plus critiques, le Comanche prit son tomahawk, fendit le crâne de son ennemi et se laissa glisser dans l'eau.
Alors un formidable cri de guerre éclata dans la forêt, et une cinquantaine de coups de feu éclatèrent, tirés des deux rives à la fois et illuminant la scène de lueurs fugitives et sinistres. Une foule de peaux-rouges se rua sur les gambucinos et une mêlée terrible s'engagea.
Les Mexicains, pris à l'improviste, se défendirent d'abord mollement, lâchant pied et cherchant un abri derrière les arbres; mais obéissant à la voix de don López qui faisait des prodiges de valeur tout en excitant ses compagnons à vendre chèrement leur vis, ils reprirent courage, se formèrent en escadron serré et chargèrent les Indiens avec furie, luttant corps à corps avec eux, les assommant à coups de crosse de fusil ou les poignardant avec leurs machettes. Le combat fut court. Les peaux-rouges voyant le mauvais résultat de leur surprise, se découragèrent et disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus. Cinq minutes plus tard, le calme et le silence étaient si complètement rétablis, que si quelques Mexicains n'avaient pas été blessés et si plusieurs Indiens n'étaient pas restés sur le champ de bataille, cette scène étrange aurait pour ainsi dire pu sembler un rêve.
Dès que les sauvages furent en fuite, don López jeta un regard avide sur la rivière: de ce côté aussi la lutte était terminée. Nauchenanga, monté en croupe derrière la jeune fille, guidait son cheval vers le rivage qu'il ne tarda pas à atteindre.
Eh bien? lui demanda don López.
Les Pawnies sont des renards sans courage, répondit le Comanche en montrant du doigt deux chevelures humaines qui pendaient sanglantes à sa ceinture, ils fuient comme des femmes dès qu'ils voient le visage d'un guerrier de ma nation.
Bien! fit avec joie don López, mon frère est un grand chef, il a un ami.
L'Indien s'inclina avec un sourire indéfinissable; son but était atteint, il avait gagné la confiance de celui qu'il voulait perdre.
La troupe se remit en marche.
Pendant plus d'un mois, le voyage des aventuriers à travers la Prairie ne fut qu'une longue suite de combats soutenus contre les Indiens qui les suivaient pour ainsi dire à la piste. Ils voulaient délivrer le Pigeon-Volant, c'était là du moins le principal motif de leurs agressions; le second était cette haine qui séparera toujours la race rouge de la race blanche, race avide qui enserre d'année en année davantage les Indiens, envahissant un jour leurs plus beaux territoires de chasse, le lendemain promenant la charrue au lieu même où reposent les os de leurs pères, les refoulant sans cesse vers les mornes désolés et les pics neigeux des Montagnes Rocheuses, et qui ne sera satisfaite que lorsqu'elle aura vu tomber sous ses coups le dernier de ces enfants de la Prairie, abruti par les vices qu'elle lui aura inoculés.
IV
LA GROTTE DU SAYOTKATTA 21
Le Néobraska la Plate ainsi que le nomment les Indiens, est un de ces immenses cours d'eau comme l'Amérique a seule le privilège d'en posséder. Aussitôt descendu des Montagnes Rocheuses, il se partage en deux branches magnifiques qui, après des détours sans nombre, se réunissent enfin vers le 41° 9' N et le 101° 40' O et vont se perdre dans le Missouri.
C'est à l'endroit où le Néobraska forme en se divisant une large fourche, que nous prierons le lecteur de se transporter avec nous.
L'homme auquel les splendides paysages américains sont inconnus aura peine à se figurer l'imposante et sauvage majesté de ce lieu. La rivière, parsemée d'iles couvertes de cotonniers des bois, coule silencieuse et rapide entre des rives peu élevées et garnies d'herbes si hautes qu'elles suivent l'impulsion du vent; au loin dans la vaste plaine, sont disséminées d'innombrables collines, dont le sommet, coupé à peu près à la même hauteur, présente une surface plate; jusqu'à une grande distance vers le nord, le sol est semé de larges dalles de grès semblables à des pierres tumulaires.
A l'extrême pointe de la fourche s'élève un tertre conique supportant a son sommet un obélisque de granit de cent vingt pieds de haut, les Indiens, épris comme tous les peuples primitifs du fantastique et du bicarré, se réunissaient souvent en cet endroit: c'est là que se font les hécatombes à Kitchi-Manitou. Un grand nombre de crânes de bisons, amoncelés au pied de la colonne et disposés en cercles, en courbes et autres ligures géométriques, attestent leur piété pour ce dieu de la chasse, dont l'esprit protecteur plane, disent-ils, du haut du monolithe. Çà et là poussent et s'épanouissent par larges touffes, la pomme de terre indienne, l'oignon sauvage, la tomate des prairies et ces millions de fleurs et d'arbres étranges qui composent la flore américaine; le reste du paysage est couvert de hautes herbes qui ondulent continuellement sous le pied léger des gracieux ahsathas ou longues-cornes qui bondissent d'un roc à un autre. Et bien loin enfin, bien loin à l'horizon, se confondant avec l'azur du ciel, apparaissent les pics dénudés des Montagnes Rocheuses, dont les sommets, couverts de neiges éternelles, servent de cadre à ce tableau immense et imposant, empreint d'une sombre et mystérieuse grandeur.
Deux mois après les événements que nous avons rapportés, par une belle soirée du mois de mai, que dans leur langue imagée et sonore les Indiens nomment wabigon-quisi», le mois des fleurs, la tranquillité du désert que nous avons essayé de décrire fut troublée par le bruit de la course précipitée d'une nombreuse troupe de cavaliers qui apparut suivant les rives de la branche méridionale de la Plate, nommée Paduca, et se dirigeant vers la colonne de granit placée au centre de la fourche.
C'était l'heure où le maukawis22 faisait entendre son dernier chant pour saluer le coucher du soleil, qui, à demi plongé dans la pourpre du soir, jaspait encore le ciel de longues bandes rouges.
Arrivés à une légère distance de la colonne, les cavaliers s'arrêtèrent subitement, et, mettant pied à terre, se préparèrent à camper pour la nuit. Cette troupe d'une trentaine d'hommes environ, présentait l'ensemble le plus pittoresque et le moins pacifique. Au premier coup d'œil, elle paraissait composée d'Indiens; mais, en l'examinant avec attention, l'on reconnaissait à certains signes une réunion de ces trappeurs blancs et de ces gambucinos mexicains dont l'audace est proverbiale dans le Nouveau-Monde.
Leur aspect et leur équipement offraient un singulier mélange de la vie sauvage et de la vie civilisée; ils étaient généralement d'une taille moyenne, mais vigoureuse et bien proportionnée. Tous se faisaient remarquer par la longueur de leurs cheveux, car dans ces contrées où l'on ne combat souvent un homme que pour la gloire de lui ravir sa chevelure, c'est une coquetterie de l'avoir longue et facile à saisir. Quelques-uns même la portaient élégamment tressée et entremêlée de peaux de loutre et de cordons aux vives couleurs.
Le reste de leur costume répondait à ce spécimen de leur goût: une blouse de chasse de calicot d'un rouge éclatant, ou de cuir grossièrement brodé, leur tombait jusqu'aux genoux; des guêtres garnies de rubans de laine et de grelots entouraient leurs jambes, et leur chaussure se composait de ces mocassins constellés de perles fausses que savent si bien confectionner les squaws23. Une couverture bariolée et serrée aux hanches par une ceinture de cuir, achevait de les envelopper, mais non pas assez cependant pour qu'à chacun de leurs mouvements on ne pût voir briller en dessous le fer des haches, la poignée des revolvers et des machettes mexicains dont tous étaient armés. Quant à leurs rifles, pour le moment inutiles et pendus aux arçons des selles auprès des lassos et des outres à l'eau, si on les avait dépouillés du fourreau de peau d'élan garni de plumes qui les recouvrait, on aurait pu voir avec quel soin leurs possesseurs les avaient ornés de clous de cuivre et peints de différentes couleurs, car tout chez ces hommes portait l'empreinte des coutumes indiennes; leurs montures mêmes, mustangs presque aussi indomptés que leurs maîtres, ressemblaient à s'y méprendre aux chevaux des Pawnies dont ils foulaient le territoire; ils étaient littéralement couverts de plumes d'aigle, de perles et de rubans, et de longues taches rouges et blanches, plaquées sur leur robe à la façon persane et chinoise, complétaient leur déguisement en achevant de les rendre méconnaissables.
Tandis que les uns déchargeaient les bêtes de somme et disposaient les ballots de façon à former un rempart sur toute la circonférence d'un vaste cercle, les autres plantèrent des pieux ferrés auxquels chacun attacha son cheval en lui liant les pieds à l'amble, afin qu'en cas d'alarme il ne pût s'échapper. Puis, après avoir dressé une tente pour leur chef au milieu de ce camp improvisé en quelques minutes à peine, ils allumèrent quatre feux que des sentinelles furent chargées d'entretenir, et chacun se fit un lit de la monture24 de son cheval.
Bientôt le camp fut plongé dans le silence, tout dormait, à part trois ou quatre gambucinos qui, appuyés sur leur rifle, l'œil et l'oreille au guet, veillaient sur le repos de leurs compagnons, et deux personnages nonchalamment étendus devant la tente et qui causaient à voix basse: c'étaient don López Arriaga et Nauchenanga, le sagamore des Comanches.
Bien des événements s'étaient passés depuis le départ du presidio de Santa Fé; les choses avaient continuellement marché de mal en pis, et le soir de leur arrivée à la fourche du Neobraska, les gambucinos, fatigués d'un voyage qui leur paraissait interminable, et découragés de tant de combats dans lesquels les plus braves d'entre eux avaient succombé, étaient pour ainsi dire à bout de forces; ils commençaient à murmurer contre don López, dont ils ne voulaient plus écouter les avis et les exhortations.
L'Indien paraissait en proie à une vive inquiétude; le regard fixé dans l'espace, on eût dit qu'il voulait sonder les ténèbres et deviner les mystères de la nuit profonde qui l'entourait.
Chef, dit l'Espagnol, croyez-vous que nous soyons parvenus à dissimuler nos traces aux Pawnies?
Les Pawnies sont des chiens, répondit l'Indien d'une voix gutturale, les femmes comanches les chassent à coups de fouet. Nauchenanga connaît tous les détours de la Prairie; il a fait pour le mieux.
Ainsi nous voilà enfin débarrassés de nos ennemis?
Qui peut dire où sont ces voleurs en ce moment? Le Pawnie est comme le loup, il rôde continuellement autour des chasseurs pour enlever leur chevelure; souvent on le croit loin et il est près.
J'espère, du moins, que nous avons échappé au Faucon-Noir et aux bandits qui l'accompagnent?
Mon frère le grand chef pâle ne connaît pas le Faucon-Noir, répondit l'Indien; Nauchenanga l'a combattu plusieurs fois, il le connaît. Tromper le Faucon-Noir est impossible; il a l'œil de l'aigle et la prudence du serpent, et puis il est guidé par un charmant petit oiseau qui chante dans son cœur et qui lui dit: Viens! viens!
Qu'entendez-vous par là? quel oiseau?
Rant-chaï-waï-mè, murmura l'Indien avec émotion.
L'amour est donc capable d'opérer de tels prodiges! ne put s'empêcher de dire don López.
L'amour est le maître! répondit le chef avec un accent passionné qui échappa à l'Espagnol; mais que mon frère ouvre ses oreilles, un chef va parler.
J'écoute.
Si cette nuit est tranquille, nous lèverons le camp à l'endit-ha25, et une heure plus tard, nous aurons rejoint deux cents guerriers de ma nation; avec leur escorte, il nous sera facile d'atteindre le placer que je vous ai donné.
Guatéchù vous entende, chef, répondit l'Espagnol en poussant un soupir de soulagement. Voyez, ajouta-t-il en se levant et en se préparant à entrer dans la tente, voyez comme tout est calme autour de nous, il ne se fait pas le moindre bruit dans ce désert.
Oui, répondit sentencieusement le chef, tout est calme, trop calme, j'entends le silence!
Don López allait demander à l'Indien l'explication de ses paroles, lorsque celui-ci le saisit brusquement par le bras et, le tirant à lui, le fit tomber sur les genoux.
Un coup de feu retentit, une balle passa en sifflant à un pouce à peine au-dessus de la tête de l'Espagnol, et s'aplatit contre un des pieux de la tente.
Les Pawnies! les Pawnies! s'écria l'Indien en poussant son cri de guerre.
Et il s'élança dans la Prairie.
Malédiction! murmura don López en se relevant, encore ces loups enragés! Aux armes! enfants! aux armes!
En quelques secondes, tous les gambucinos furent debout et embusqués derrière les ballots qui formaient l'enceinte du camp. Au même moment des cris effroyables, suivis d'une décharge terrible, éclatèrent dans la Prairie. Les gambucinos répondirent par une décharge à bout portant faite sur une nombreuse troupe de cavaliers qui arrivaient à toute bride sur leur camp. Un de ces épouvantables combats comme chaque jour il s'en livre dans la Prairie, était engagé entre les gambucinos et les Peaux-rouges, leurs ennemis mortels.
Nauchenanga, au lieu de se jeter dans la mêlée, fit un bond sur la droite et, se mettant à plat ventre, il commença à ramper sur les mains et les genoux, glissant comme un serpent au milieu des hautes herbes qui le cachaient, s'arrêtant par intervalles pour regarder autour de lui et prêter une oreille attentive aux bruits du combat, qui devenaient de moins en moins distincts.
Arrivé à la colonne, il s'abrita derrière le tertre qui lui sert de base, se releva sur les genoux, et, après s'être assuré qu'il était bien seul, il porta sa main à sa bouche, et, à trois reprises différentes, il imita avec une rare perfection le cri plaintif du cachorro de agua26. Au bout de quelques secondes à peine, le même cri poussé avec une semblable perfection lui répondit; ce cri paraissait sortir du tertre qui soutient le monolithe. Nous avons dit que ce tertre était entouré d'un amas considérable d'os d'animaux sauvages, rangés d'une façon bizarre; tout à coup ils s'agitèrent avec un cliquetis sinistre, une fissure se forma au milieu d'eux, et, dans l'espace laissé libre, une figure étrange apparut, surgissant des entrailles de la terre.