«Ah! C'est vous, Malco Díaz? lui dit-il.
Oui, monsieur le marquis, c'est moi, répondit le mamaluco d'une voix basse et à demi étouffée.
Eh bien! Que me voulez-vous encore?
Eh! fit l'autre avec un ricanement sourd, la réception que me fait Votre Seigneurie n'est guère caressante. Voilà deux jours que je ne vous ai parlé.
Je n'ai pas besoin, je le suppose, de me gêner avec vous, à quoi bon me gêner? N'êtes-vous pas à ma solde, et par conséquent mon serviteur? reprit le marquis avec une nuance de hauteur, destinée sans doute à rappeler à son interlocuteur la distance que les convenances sociales établissaient entre eux.
C'est juste, répondit l'autre, un serviteur est un chien et il doit être traité comme tel, cependant, vous connaissez le proverbe: A bom jogo boa volta8.
Faites-moi grâce de vos stupides proverbes, je vous prie, et dites-moi sans plus de détours ce qui vous amène,» répondit le jeune homme avec impatience.
Le mamaluco fixa sur le marquis un regard d'une expression sinistré.
«Au fait, reprit-il, votre Seigneurie a raison, mieux vaut en finir tout de suite.
J'attends!
Je viens régler mes comptes avec vous, señor; voilà tout en deux mots.
Hein! fit le jeune homme, régler vos comptes, qu'est-ce à dire, velhaco?
Velhaco ou non, monsieur le marquis, je désire régler avec vous.
Je ne vous comprends pas, expliquez-vous, mais soyez bref, je vous prie, je n'ai pas de temps à perdre à écouter vos pataratas.
Je ne demande pas mieux, monsieur le marquis, bien que ce ne soient pas des patarata, ainsi qu'il vous plaît de le dire.
Voyons, au fait.
Eh bien! Le fait, le voici, Seigneurie, je me suis engagé avec vous pour deux mois, à Rio Janeiro, afin de vous servir de guide, moyennant quatre onces espagnoles par mois, ou, si vous le préférez, cent six mille reis9, n'est-il pas vrai, Seigneurie!
Parfaitement, seulement vous oubliez, maître Malco Díaz, que vous avez reçu sur votre demande, avant de quitter Rio Janeiro
Un mois d'avance, interrompit le mamaluco, je me le rappelle très bien, au contraire, Seigneurie.
Que demandez-vous, alors?
Dame, je demande le reste.
Comment le reste, pour quelle raison, s'il vous plaît?
Oh! Pour une raison bien simple, Seigneurie, c'est que notre marché expirant demain à dix heures du matin, je préfère régler avec vous ce soir que de vous causer ce dérangement pendant la marche.
Comment, y a-t-il déjà si longtemps que nous sommes en route?
Calculez, Seigneurie.
En effet, tout autant,» reprit-il tout pensif.
Il y eut un assez long silence, le jeune homme le rompit brusquement et, relevant la tête en même temps qu'il regardait le métis bien en face.
«Ainsi, vous désirez me quitter, Malco Díaz, lui dit-il d'un ton plus amical que celui qu'il avait employé jusqu'alors.
Mon engagement n'est-il pas terminé, Seigneurie?
Effectivement, mais vous pouvez le renouveler.»
Le mamaluco hésita, son maître ne le quittait pas du regard; il parut enfin prendre une résolution.
«Tenez, Seigneurie, dit-il, laissez-moi vous parler franchement.
Parlez.
Eh bien! Vous êtes un grand seigneur, un marquis, c'est vrai; moi je ne suis qu'un pauvre diable auprès de vous, bien petit et bien infime; cependant, tout misérable que vous me supposez, il est un bien inappréciable pour moi, bien que j'ai commis la sottise d'aliéner une fois.
Et ce bien, c'est
Ma liberté, Seigneurie, mon indépendance, le droit d'aller et de venir, sans rendre à personne compte de mes pas, de parler sans avoir besoin de mesurer mes paroles et de choisir mes expressions; je reconnais humblement que je ne suis pas né pour être domestique. Que voulez-vous, nous autres, nous sommes ainsi faits, que nous préférons la liberté avec la misère à la richesse avec l'esclavage; c'est stupide, je le sais, mais c'est comme cela.
Avez-vous tout dit.
Tout, oui, Seigneurie.
Mais vous n'êtes pas domestique, vous me servez de guide, voilà tout.
C'est vrai, Seigneurie; mais souvent, malgré vous, vous oubliez le guide pour ne songer qu'au domestique, et moi, je ne puis m'habituer à être, traité de cette façon; mon orgueil se révolte malgré moi, je sens mon sang bouillonner dans mes veines, et je crains que la patience ne m'échappe.»
Un sourire de mépris erra sur les lèvres du jeune homme.
«Ainsi, répondit-il, le motif que vous me donnez est le seul qui vous pousse à me quitter?
C'est le seul, Seigneurie.
Mais, si fort satisfait de vos services, je vous proposais cinq quadruples au lieu de quatre, vous accepteriez sans doute?»
Un éclair de convoitise jaillit de l'œil voilé du mamaluco, mais aussitôt il s'éteignit.
«Pardonnez-moi, Seigneurie, dit-il, je refuserais.
Même si je vous en offrais six?
Même si vous m'en offriez dix.
Ah!» fît le marquis en se mordant les lèvres. Il était évident que le jeune homme était en proie à une sourde colère, qu'il ne renfermait qu'avec peine.
«Quand comptez-vous nous quitter? dit-il.
Lorsque Votre Seigneurie me le permettra.
Mais si j'exigeais que vous demeurassiez avec nous jusqu'à demain matin dix heures?
Je resterais, Seigneurie.
C'est bien, dit le jeune homme d'un ton d'indifférence, je vois que c'est un parti pris de votre part.
Oh! Complètement, Seigneurie.
Je vais donc vous payer immédiatement ce que je reste vous devoir; vous serez libre ensuite de vous éloigner à l'instant si bon vous semble.»
Le mamaluco fit un geste ressemblant à un remerciement, mais il ne prononça pas une parole.
Le jeune homme tira plusieurs pièces d'or d'une bourse et les présenta au métis.
«Prenez,» dit-il.
Malco avança la main, mais se ravisant aussitôt:
«Pardon, Seigneurie, dit-il, mais vous vous trompez.
Moi! Comment cela?
Dame! Vous ne me devez que quatre onces, il me semble.
Eh bien?
Vous m'en donnez huit.
Je vous donne quatre onces parce que je vous les dois, et j'en ajoute quatre autres parce que, avant de vous quitter, je veux vous donner une preuve de ma satisfaction pour la façon dont vous avez rempli votre devoir pendant le temps que vous êtes demeuré à mon service.»
Une seconde fois le mamaluco hésita, mais faisant un violent effort sur lui-même et reculant d'un pas comme s'il eût voulu échapper à la fascination exercée sur lui par la vue du métal, il posa, bien qu'avec une répugnance visible, quatre des pièces d'or sur un coffre, en répondant d'une voix étranglée par une émotion intérieure:
«Je vous suis fort reconnaissant, Seigneurie, mais je ne saurais accepter un aussi riche cadeau.
Pourquoi donc, s'il me plaît de vous le faire, Malco, ne suis-je pas le maître de disposer de ce qui m'appartient et de vous témoigner ma satisfaction?
Oui, Seigneurie, vous êtes libre de faire cela, mais je vous répète que je n'accepterai pas.
Au moins, vous me donnerez l'explication de cette énigme, car si je ne me trompe pas sur votre compte, vous n'êtes pas autrement organisé que les autres hommes, et vous aimez l'or.
Oui, Seigneurie, lorsqu'il est loyalement gagné, mais je ne suis pas un mendiant, pour accepter une rémunération à laquelle je reconnais n'avoir aucun droit.
Ces sentiments vous font honneur, répondit le jeune homme avec une mordante raillerie; je vous en félicite, je retire ma proposition.»
Il reprit alors les quatre pièces d'or, les fit un instant sauter dans sa main, puis il les remit dans sa bourse.
«Maintenant, nous sommes quittes.
Oui, Seigneurie.
Et nous nous séparons bons amis?
Bons amis.
Passez-vous la nuit au camp?
Je suis jusqu'à demain aux ordres de Votre Seigneurie.
A mon tour, je vous remercie, señor Malco, nos affaires sont terminées maintenant à notre satisfaction mutuelle, rien ne vous retient plus près de moi, je vous laisse donc libre de partir quand cela vous plaira.
Alors, puisque mon cheval est encore sellé, je profiterai de votre permission, Seigneurie.
Ah! Ah! Il paraît que vous aviez prévu le cas?»
Le mamaluco, malgré son impudence, tressaillit imperceptiblement.
«Maintenant, adieu, reprit le jeune homme; vous êtes libre, grand bien vous fasse; seulement comme, ainsi que vous l'avez dit vous-même, nous nous séparons amis, tâchons de demeurer toujours dans les mêmes termes.
Je ne vous comprends pas, Seigneurie.
Souvenez-vous du proverbe que vous m'avez cité au commencement de notre entretien, et faites-en votre profit; sur ce, bon voyage.»
Et il ordonna du geste au mamaluco de se retirer. Celui-ci, fort mal à son aise sous le regard inquisiteur du marquis, ne se fit pas répéter l'invitation; il salua gauchement et sortit de la tente.
Il alla prendre son cheval, qu'il avait attaché à quelques pas à un piquet, se mit en selle et s'éloigna d'un air pensif, descendant au petit trot la montagne dans la direction du sertão, à l'entrée duquel la caravane avait établi son bivouac.
Lorsqu'il fut assez éloigné pour ne pas craindre d'être vu, il fit un brusque crochet sur la droite et retourna sur ses pas, en évitant avec le plus grand soin de donner l'éveil aux sentinelles brésiliennes.
«Diable d'homme! murmurait-il à voix basse, tout en surveillant attentivement les buissons et les halliers de crainte de surprise, il est évident qu'il se doute de quelque chose; je n'ai pas un instant à perdre, car, je le connais, si je me laisse prévenir, je suis un homme perdu; oui, mais je ne me laisserai pas prévenir, l'affaire est trop belle pour que je ne mette pas tous mes soins à la conduire à bonne fin; nous verrons qui l'emportera de moi ou de ce beau seigneur musqué.»
Faisant alors vigoureusement sentir l'éperon à son cheval, le mamaluco lui fit prendre le galop, et il ne tarda pas à disparaître dans l'obscurité; car, pendant son entretien avec son ancien maître, la nuit était tombée et d'épaisses ténèbres couvraient la terre.
Cependant, aussitôt que le mamaluco eut quitté la tente, le marquis se leva avec un geste de colère et de menace, mais, se laissant presque aussitôt retomber sur son siège:
«Non, dit-il d'une voix sourde, donnons-lui le temps de s'éloigner, laissons-lui une sécurité complète; le traître ne me croit pas aussi bien informé. Oh! Je me vengerai cruellement de la contrainte que je me suis imposée devant lui! Une preuve! Une seule! Mais cette preuve il me la faut, je veux l'avoir!»
Il se leva de nouveau, souleva le rideau de la tente, et jeta un regard au dehors; la plus grande tranquillité, le calme le plus complet régnaient dans le camp, le marquis appela alors à deux reprises différentes, d'une voix contenue:
«Diogo! Diogo!»
A cet appel, qu'il semblait attendre, un homme s'approcha presque immédiatement.
«Me voilà, dit-il.
Entrez vite,» reprit le marquis.
Cet homme était le chef des soldados da conquista, il entra.
Le rideau de la tente retomba derrière lui.
II
TAROU-NIOM 10
De tous les Indiens du Nouveau Monde, les aborigènes du Brésil sont ceux qui ont défendu le plus opiniâtrement leur indépendance et lutté avec le plus d'acharnement contre l'envahissement de leur territoire par les blancs. Aujourd'hui encore cette guerre commencée aux premiers jours de la conquête se continue aussi implacable des deux parts, sans que l'issue s'en puisse prévoir autrement que par l'entière destruction de la race infortunée si déplorablement spoliée par les Européens.
Nous croyons nécessaire, pour l'intelligence de cette histoire, d'entrer dans quelques détails sur les mœurs de ces nations dont beaucoup n'existent plus aujourd'hui et dont les autres ne tarderont pas, à moins d'un miracle, à disparaître à jamais de la surface du globe.
L'histoire des origines américaines est encore aujourd'hui un mystère; une seule chose, à notre avis, est maintenant prouvée, c'est que la population de l'Amérique opérée graduellement et sur plusieurs points l'a été par des races différentes, qui elles-mêmes ont asservi, ainsi que le démontrent d'anciens monuments, ceux de Palenque entre autres, dont la date est plus ancienne que les plus vieux monuments égyptiens, ont asservi, disons-nous, une race autochtone dont il n'est plus possible aujourd'hui de découvrir l'origine, mais qui avait atteint un état de civilisation avancée.