Les nuits mexicaines - Gustave Aimard 8 стр.


Sans se rendre bien compte du motif qui l'engageait à agir ainsi, Ludovic résolut de s'en assurer.

Il quitta la butaca sur laquelle il était assis, prit sur une table deux revolvers Devisme à six coups, afin d'être préparé à tout événement, et ouvrant aussi doucement que possible la porte-fenêtre, il s'élança dans la huerta en tournant du côté où il avait vu disparaître l'ombre suspecte.

La nuit était magnifique, la lune éclairait comme en plein jour, l'atmosphère était d'une transparence telle, qu'à une fort longue distance on distinguait parfaitement les objets.

Ce n'était que fort rarement que le comte était entré dans la huerta dont il ignorait par conséquent les détours, aussi hésitait-il à s'engager dans les allées qu'il voyait s'allonger devant lui dans tous les sens, se croisant et s'enchevêtrant les unes dans les autres, ne se souciant nullement, si belle que fût la nuit, de la passer à la belle étoile.

Il s'arrêta donc pour réfléchir; peut-être s'était-il trompé, ou avait-il été le jouet d'une illusion, et ce qu'il avait pris pour l'ombre d'un homme, n'était peut-être que celle d'une branche d'arbre agitée par la brise nocturne, qui l'avait fait aux rayons de la lune miroiter devant ses yeux?

Cette observation était non seulement juste, mais encore logique; aussi le jeune homme se garda-t-il bien d'en tenir compte; au bout d'un instant un sourire ironique plissa ses lèvres, et au lieu de s'engager dans le jardin il se glissa avec précaution le long de la muraille touffue qui formait de ce côté une muraille de verdure à l'hacienda.

Après avoir ainsi plutôt glissé que marché pendant une dizaine de minutes, le comte s'arrêta, pour reprendre haleine d'abord, puis ensuite pour s'orienter.

 Bon, murmura-t-il après avoir jeté un regard investigateur autour de lui, je ne me suis pas trompé, c'est bien là.

Alors il se pencha en avant, écarta avec précaution, les feuilles et les branches, et il regarda.

Presqu'aussitôt il se rejeta en arrière, en étouffant un cri de surprise.

L'endroit où il se trouvait faisait face à l'appartement de doña Dolores de la Cruz.

Une fenêtre de cet appartement était ouverte, et doña Dolores, penchée sur l'appui de la fenêtre, causait avec un homme qui, lui, se tenait dans le jardin, mais juste en face d'elle; une distance de deux pieds à peine séparait les causeurs qui paraissaient engagés dans une conversation des plus intéressantes.

Il fut impossible au comte de reconnaître quel était l'homme dont il n'était éloigné cependant que de quelques pas; d'abord, il lui tournait le dos, puis il était enveloppé dans un manteau qui le déguisait complètement.

 Ah! murmura le comte, je ne m'étais pas trompé!

Malgré ce que cette découverte avait de blessant pour son amour-propre, cependant ce fut avec la satisfaction intérieure d'avoir deviné juste que le comte prononça ces paroles: cet homme quel qu'il fût ne pouvait être qu'un amant.

Cependant, bien que les deux causeurs parlassent doucement, ils ne baissaient pas assez la voix pour qu'à une courte distance on ne pût les entendre, et tout en se reprochant l'action peu délicate qu'il commettait, le comte, excité par le dépit et peut-être à son insu par la jalousie, entr'ouvrit les branches et se pencha de nouveau en avant pour écouter.

C'était la jeune fille qui parlait:

 Mon Dieu! disait-elle avec émotion, je tremble, mon ami, lorsque je suis plusieurs jours sans vous voir, mon inquiétude est extrême; je redoute toujours un malheur.

 Diantre! murmura le comte, voilà un gaillard qui est bien aimé.

Cet aparté lui fit perdre la réponse de l'homme. La jeune fille reprit:

 Suis-je donc condamnée à demeurer encore longtemps ici?

 Un peu de patience, j'espère que bientôt tout sera fini, répondit l'inconnu d'une voix sourde; et lui que fait-il?

 Toujours il est le même, aussi sombre et aussi mystérieux, répondit-elle.

 Est-il ici ce soir?

 Oui.

 Toujours aussi hargneux?

 Plus qu'il ne l'a jamais été.

 Et le Français?

 Ah, ah! fit le comte, voyons ce qu'on pense de moi.

 C'est un charmant cavalier, murmura la jeune fille d'une voix tremblante, depuis quelques jours il semble triste.

 Il s'ennuie?

 Je le crains.

 Pauvre enfant, dit le comte, elle s'est aperçu que je m'ennuie; il est vrai que je prends peu le soin de le cacher. Ah ça mais, est-ce que je me serais trompé? Cet homme serait-il autre chose qu'un amoureux? C'est bien improbable? Cependant qui sait? ajouta-t-il avec fatuité.

Pendant ce long aparté, les deux causeurs avaient continué leur conversation qui avait été totalement perdue pour le jeune homme; lorsqu'il se reprit à écouter elle finissait.

 Je le ferai, puisque vous l'exigez, disait la jeune fille; mais est-ce donc bien nécessaire, mon ami?

 Indispensable, Dolores.

 Diable! Il est familier, dit le comte.

 J'obéirais donc, reprit la jeune fille.

 Maintenant séparons-nous; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.

L'inconnu rabattit son chapeau sur ses yeux, murmura une dernière fois le mot adieu et s'éloigna à grands pas.

Le comte était demeuré immobile à la même place en proie à une stupéfaction profonde; l'inconnu passa presque à le toucher sans le voir, en ce moment une branche fit tomber son chapeau, un rayon de lune tomba d'aplomb sur son visage, le comte le reconnut alors.

 Olivier! murmura-t-il, c'est donc lui qu'elle aime!

Il rentra chez lui en chancelant comme un homme ivre; cette dernière découverte l'avait bouleversé.

Le jeune homme se mit au lit, mais il ne put dormir, il passa la nuit entière à former les projets les plus extravagants. Cependant, vers le matin, son agitation parut céder à la lassitude.

 Avant de prendre un parti quelconque, dit-il, je veux avoir une explication avec elle; bien certainement je ne l'aime pas, mais pour mon honneur il est nécessaire qu'elle soit bien convaincue que je ne suis pas un niais et que je sais tout. C'est arrêté: aujourd'hui même je lui demanderai un entretien.

Plus tranquille, après avoir définitivement pris un parti, le comte ferma les yeux et s'endormit.

En s'éveillant, il vit Raimbaut, devant son lit, un papier à la main.

 Qu'est-ce? Que me veux-tu? lui dit-il.

 C'est une lettre pour monsieur le comte, répondit le valet de chambre.

 Eh, s'écria-t-il, serait-ce des nouvelles de France?

 Je ne crois pas; cette lettre a été donnée à Lanca par une des caméristes de doña Dolores de la Cruz avec prière de la remettre à monsieur le comte aussitôt son réveil.

 Voilà qui est étrange, murmura le jeune homme en prenant la lettre et l'examinant avec attention; elle est bien à mon adresse, murmura-t-il en se décidant enfin à l'ouvrir.

Cette lettre était de doña Dolores de la Cruz et ne contenait que ces quelques mots écrits d'une écriture fine et un peu tremblée:

«Doña Dolores de la Cruz prie instamment le señor don Ludovic de la Saulay de lui accorder un entretien particulier pour une affaire fort importante, aujourd'hui à trois heures de la tarde; doña Dolores attendra le señor comte dans son appartement. »

 Pour cette fois, je n'y comprends plus rien du tout, s'écria le comte; bah! reprit-il après un moment de réflexion, peut-être vaut-il mieux qu'il en soit ainsi et que cette proposition vienne d'elle.

VII

LE RANCHO

L'État de Puebla est formé par un plateau de plus de vingt-cinq lieues de circonférence, traversé par les hautes Cordillères de l'Anahuac.

Les plaines, dont la ville est environnée, sont fort accidentées, coupées de ravines, semées de monticules et fermées à l'horizon par des montagnes couvertes de neiges éternelles.

D'immenses champs d'aloès, véritables vignobles de ces contrées, puisque c'est avec cette plante que se fait le pulque, la boisson si chère aux Mexicains, s'étendent à perte de vue.

Rien n'est imposant à voir comme ces aloès énormes dont les feuilles, armées de pointes redoutables sont épaisses, dures, lustrées et ont jusqu'à six et même huit pieds de long.

En partant de Puebla sur la route de México, à deux lieues en avant à peu près, se trouve la ville de Cholula, autrefois fort importante, mais qui, aujourd'hui déchue de sa splendeur passée, ne compte plus que douze à quinze mille âmes.

Du temps des Aztèques, le territoire, qui aujourd'hui forme l'État de Puebla, était considéré par les habitants comme une Terre Sainte privilégiée, et le sanctuaire de la religion. Des ruines considérables, et surtout fort remarquables au point de vue archéologique, attestent encore aujourd'hui la vérité de ce que nous avançons; trois pyramides principales existent dans un espace fort restreint, sans parler des ruines qui se rencontrent à chaque pas sous les pieds des voyageurs.

De ces trois pyramides, une surtout est célèbre à juste titre, c'est celle à laquelle les habitants du pays donnent le nom de Monte hecho a mano, montagne construite à main d'homme, ou grand teocali de Cholula.

Cette pyramide, couronnée de cyprès et sur le sommet de laquelle s'élève aujourd'hui une chapelle dédiée à Nuestra Señora de los Remedios, est entièrement construite en briques; sa hauteur est de cent soixante-dix pieds, et sa base d'après les calculs de Humbolt offre une longueur de treize cent cinquante-cinq, un peu plus du double que la base de la pyramide de Chéops.

Monsieur Ampère fait observer, avec beaucoup de tact et de finesse, que l'imagination des Arabes a entouré de prodiges le berceau pour eux inconnu des pyramides égyptiennes, dont elle a rattaché la construction au déluge, et qu'il en a été de même au Mexique; et à ce propos il raconte une tradition recueillie en 1566 par Pedro del Río, sur les pyramides de Cholula et conservée dans ses manuscrits transportés aujourd'hui au Vatican.

Nous ferons à notre tour un emprunt au célèbre savant et nous rapporterons ici cette tradition telle qu'il la donne dans ses Promenades en Amérique.

«Lors de la dernière grande inondation, le pays d'Anahuac (le plateau du Mexique) était habité par des géants. Tous ceux qui ne périrent pas dans ce désastre furent changés en poissons, excepté sept géants, qui se réfugièrent dans des cavernes quand les eaux commencèrent à baisser. Un de ces géants nommé Xelhua [1], qui était architecte, éleva près de Cholula, en mémoire de la montagne de Tlaloc, qui avait servi d'asile à lui et à ses frères, une colonne artificielle de forme pyramidale. Les Dieux, voyant avec jalousie cet édifice dont la cime devait toucher les nuages, irrités de l'audace de Xelhua, lancèrent des feux célestes contre la pyramide, d'où il arriva que beaucoup de constructeurs périrent et que l'œuvre ne put être achevée. Elle fut consacrée au Dieu de l'air, Qualzalcoatl. »

Ne croirait-on pas lire le récit biblique de la construction de la Tour de Babel?

Il y a dans ce récit une erreur qui ne saurait être amputée au célèbre professeur, mais que, malgré notre humble qualité de romancier, nous croyons utile de rectifier.

Quetzalcoatl, le serpent couvert de plumes, dont la racine est Quetzalli plume et Coatl serpent et non pas Qualzalcoatl qui ne signifie rien et n'est même pas mexicain ou pour mieux dire aztèque, est le Dieu de l'air, le Dieu législateur par excellence: il était blanc et barbu, son manteau noir était semé de croix rouges, il apparut à Tula, dont il fut grand prêtre; les hommes qui l'accompagnaient portaient des vêtements noirs en forme de soutane, et comme lui étaient blancs.

Il traversait Cholula pour se rendre au pays mystérieux d'où étaient sortis ses ancêtres, lorsque les Cholulans le supplièrent de les gouverner et de leur donner des lois, il y consentit et demeura vingt ans parmi eux, puis, lorsqu'il considéra sa mission comme terminée provisoirement, il alla jusqu'à l'embouchure de la rivière Huasacoalco, et là il disparut subitement, après toutefois avoir promis aux Cholulans qu'il reviendrait un jour les gouverner.

Il y a à peine un siècle, les Indiens, en portant leurs offrandes à la chapelle de la Vierge élevée sur la pyramide, priaient encore Quetzalcoatl dont ils attendaient pieusement le retour parmi eux; nous n'oserions pas assurer aujourd'hui que cette croyance soit complètement éteinte.

La pyramide de Cholula ne ressemble en rien à celles qui se rencontrent en Égypte: recouverte de terre dans toutes les parties, c'est une colline parfaitement boisée, au sommet de laquelle il est facile de monter non seulement à cheval, mais encore en voiture.

En certains endroits, la terre, en s'écroulant, a laissé à découvert, les briques cuites au soleil qui ont servi à la construction.

Une chapelle chrétienne s'élève sur le sommet de la pyramide à la place même où était bâti le temple dédié à Quetzalcoatl.

Nous en sommes fâchés pour certains auteurs qui ont avancé qu'une religion d'amour a remplacé un culte barbare et cruel; il eût été plus logique de dire qu'une religion vraie s'est substituée à une fausse.

Jamais le sommet de la pyramide de Cholula n'a été souillé de sang humain, jamais aucun homme n'y a été immolé au Dieu qu'on adorait dans le temple aujourd'hui détruit, par la raison toute simple que ce temple était dédié à Quetzalcoatl et que les seules offrandes présentées sur l'autel de ce Dieu, consistaient en produit de la terre, tels que des fleurs et les prémices des moissons, et cela par ordre exprès du Dieu législateur, ordre que ses prêtres se seraient bien gardé d'enfreindre.

C'était vers quatre heures du matin, les étoiles commençaient à disparaître dans les profondeurs du ciel, l'horizon se nuançait de larges bandes grisâtres qui changeaient incessamment et s'irisaient peu à peu de toutes les couleurs du prisme pour se fondre enfin dans une nuance d'un rouge sanglant; le jour se levait, le soleil allait paraître. En ce moment deux cavaliers sortirent de Puebla et s'engagèrent au grand trot sur la route de Cholula.

Tous deux étaient enveloppés avec soin dans leurs zarapés et paraissaient bien armés.

A une demi-lieue de la ville environ, ils tournèrent brusquement par la droite et s'engagèrent dans un étroit sentier tracé dans un champ d'agave.

Ce sentier, fort mal entretenu, de même que toutes les voies de communication au Mexique, formait des détours sans nombre et était coupé par tant de ravins et de fondrières, que ce n'était qu'avec les plus grandes difficultés qu'il était possible de s'y diriger sans risquer de se rompre vingt fois le cou en dix minutes. Çà et là, passaient des arroyos, qu'il fallait traverser dans l'eau jusqu'au ventre du cheval; puis, c'était des monticules à monter et à descendre; enfin, après vingt-cinq minutes au moins de cette course difficile, les deux voyageurs atteignirent le pied d'une espèce de pyramide grossièrement travaillée à main d'homme, entièrement boisée et haute d'une quarantaine de pieds environ au-dessus du sol de la plaine.

Cette colline artificielle portait à son sommet un rancho de vaquero, auquel on parvenait au moyen de degrés taillés de distance en distance sur les flancs du monticule.

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