Je vis le château d'Artois qui paraît assez fort; et un peu plus loin Orognes, où l'on ne parle que biscayen, sans se servir de la langue française ni de l'espagnole. Je n'avais dessein que d'aller coucher à Irun, qui n'est éloigné de Saint-Jean de Luz que de trois petites lieues, et j'étais partie après midi. Mais la dispute que nous avions eue avec les gardes du pont, la peine que nous eûmes à passer les montagnes de Béobie, et le mauvais temps joint à d'autres petits embarras qui survinrent, furent cause que nous n'arrivâmes qu'à la nuit au bord de la rivière de Bidassoa qui sépare la France de l'Espagne. Je remarquai le long du chemin, depuis Bayonne jusque-là, des petits chariots sur lesquels on met toutes les choses que l'on transporte; il n'y a que deux roues qui sont de fer, et le bruit en est si grand, qu'on les entend d'un quart de lieue lorsqu'il y en a plusieurs ensemble, ce qui arrive toujours, car on en rencontre soixante et quatre-vingts à la fois2. Ce sont des bœufs qui les traînent. J'en ai vu de pareils dans les landes de Bordeaux, et particulièrement du côté de Dax.
La rivière de Bidassoa est d'ordinaire fort petite: mais les neiges fondues l'avaient grossie à tel point, que nous n'eûmes pas peu de peine à la passer, les uns en bateau et les autres à la nage sur leurs mulets. Il faisait un grand clair de lune, à la faveur duquel on me fit remarquer à main droite l'île de la Conférence, où s'est fait le mariage de notre roi avec Marie-Thérèse, infante d'Espagne. Je vis peu après la forteresse de Fontarabie qui est au Roi d'Espagne; elle est à l'embouchure de cette petite rivière. Le flux et le reflux de la mer y entrent. Nos rois prétendaient autrefois qu'elle leur appartenait, et ceux d'Espagne le prétendaient aussi; il y a eu de si grandes contestations là-dessus, particulièrement entre les habitants de Fontarabie et ceux d'Andaye, qu'ils en sont venus plusieurs fois aux mains. Cette raison obligea Louis XII et Ferdinand de régler qu'elle serait commune aux deux nations. Les Français et les Espagnols partagent les droits de la barque; ces derniers tirent le payement de ceux qui passent en Espagne, et les premiers le reçoivent de ceux qui vont en France, mais des deux côtés l'on rançonne également.
La guerre n'empêche point le commerce sur cette frontière; il est vrai que c'est une nécessité dont leur vie dépend; ils mourraient de misère, s'ils ne s'entr'assistaient3. Ce pays appelé la Biscaye est plein de hautes montagnes, où l'on trouve beaucoup de mines de fer. Les Biscayens grimpent sur les rochers aussi vite et avec autant de légèreté que ferait un cerf. Leur langue (si l'on peut appeler langue un tel baragouin) est si pauvre, qu'un même mot signifie plusieurs choses. Il n'y a que les naturels du pays qui se puissent entendre; l'on m'a dit qu'afin qu'elle leur soit plus particulière, ils ne s'en servent pas pour écrire; ils font apprendre à leurs enfants à lire et à écrire en français ou espagnol, selon le roi duquel ils sont sujets4. Il est vrai qu'aussitôt que j'eus passé la petite rivière de Bidassoa, on ne m'entendait plus à moins que je ne parlasse castillan; et ce qui est de singulier, c'est qu'un demi-quart d'heure auparavant on ne m'aurait pas entendue si je n'avais parlé français.
Je trouvai de l'autre côté de cette rivière un banquier de Saint-Sébastien à qui j'étais recommandée; il m'attendait avec deux de ses parents. Les uns et les autres étaient vêtus à la Schomberg, c'est proprement à la manière de France, mais d'une manière ridicule; les justaucorps sont courts et larges, les manches ne passent pas le coude et sont ouvertes par devant; celles de leurs chemises sont si amples, qu'elles tombent plus bas que le justaucorps. Ils ont des rabats sans avoir de collets au pourpoint, des perruques où il y a plus de cheveux qu'il n'en faut pour en faire quatre autres bien faites, et ces cheveux sont plus frisés que du crin bouilli; l'on ne peut voir des gens plus mal coiffés. Ceux qui ont leurs cheveux les portent fort longs et fort plats; ils les séparent sur le côté de la tête, et en passent une partie derrière les oreilles: mais quelles oreilles, bon Dieu! je ne crois pas que celles de Midas fussent plus grandes, et je suis persuadée que, pour les allonger, ils se les tirent étant encore petits; ils y trouvent sans doute quelque sorte de beauté.
Mes trois Espagnols me firent en mauvais français de très-grands et très-ennuyeux compliments. Nous passâmes le bourg de Tran, qui est à peu près à un quart de lieue de la rivière, et nous arrivâmes ensuite à Irun, qui en est éloigné d'un autre quart de lieue. Cette petite ville est la première d'Espagne que l'on trouve en sortant de France. Elle est mal bâtie. Les rues en sont inégales, et il n'y a rien dont on puisse parler. Nous entrâmes dans l'hôtellerie par l'écurie, où donne le pied du degré par où l'on monte à la chambre: c'est l'usage du pays. Je trouvai cette maison fort éclairée par une quantité de chandelles qui n'étaient guère plus grosses que des allumettes; il y en avait bien quarante dans ma chambre, attachées sur des petits morceaux de bois; l'on avait mis au milieu un brasier plein de noyaux d'olives en charbon pour ne pas faire mal à la tête.
L'on me servit un grand souper que les galants Espagnols m'avaient fait préparer; mais tout était si plein d'ail, de safran et d'épice, que je ne pus manger de rien; et j'aurais fait fort mauvaise chère si mon cuisinier ne m'eût accommodé un petit ragoût de ce qu'il put trouver le plus tôt prêt.
Comme je ne voulais aller le lendemain qu'à Saint-Sébastien, qui n'est éloigné que de sept à huit lieues, je crus que je devais dîner avant que de partir. J'étais encore à table, lorsqu'une de mes femmes m'apporta ma montre pour la monter à midi, comme c'était ma coutume; c'était une montre d'Angleterre de Tampion, qui me rappelait les heures et qui me coûtait cinquante louis. Mon banquier, qui était auprès de moi, me témoigna quelque envie de la voir; je la lui donnai avec la civilité que l'on a d'ordinaire, lorsque l'on présente ces sortes de choses; c'en fut assez: mon homme se lève, me fait une profonde révérence et me dit «qu'il ne méritait pas un présent si considérable; mais qu'une dame comme moi n'en pouvait faire d'autre; qu'il m'engageait sa foi et sa parole qu'il garderait ma montre toute sa vie et qu'il m'en avait la dernière obligation». Il la baisa en achevant ce beau compliment, et l'enfonça dans une poche plus creuse qu'une besace. Vous m'allez trouver bien sotte de ne rien dire à tout cela; j'en tombe d'accord, mais je vous avoue que je demeurai si surprise de son procédé, que la montre avait déjà disparu avant que je pusse bien déterminer ce que je voulais faire. Mes femmes et ceux de mes gens qui se trouvèrent présents me regardaient, je les regardais aussi, toute rouge de honte et de chagrin d'être prise pour dupe. Je ne l'aurais pas été longtemps; car, grâce à Dieu, je sais fort bien comme on refuse ce que l'on ne veut pas donner, mais je fis réflexion que cet homme devait me compter une grosse somme pour achever mon voyage et pour renvoyer de l'argent à Bordeaux où j'en avais pris; que j'avais des lettres de crédit pour lui, sur lesquelles, en cas de fâcheries, il pouvait me faire attendre et dépenser deux fois la valeur de la montre. Enfin, je la lui laissai, et j'essayai de me faire honneur d'une chose qui me faisait grand dépit.
J'ai su depuis cette petite aventure que c'est la mode en Espagne, lorsqu'on présente quelque chose à quelqu'un et qu'on baise la main, que ce quelqu'un peut l'accepter s'il en a envie. Voilà une assez plaisante mode, et comme je ne l'ignore plus, ce sera ma faute si j'y suis rattrapée5.
J'ai su depuis cette petite aventure que c'est la mode en Espagne, lorsqu'on présente quelque chose à quelqu'un et qu'on baise la main, que ce quelqu'un peut l'accepter s'il en a envie. Voilà une assez plaisante mode, et comme je ne l'ignore plus, ce sera ma faute si j'y suis rattrapée5.
Je partis de cette hôtellerie, où l'on acheva de me ruiner; car tout est gueux en ce pays-là, et tout y voudrait être riche aux dépens du prochain. Peu après que nous fûmes sortis de la ville, nous entrâmes dans les montagnes des Pyrénées qui sont si hautes et si droites, que lorsqu'on regarde en bas, l'on voit avec frayeur les précipices qui les environnent. Nous allâmes de cette manière jusqu'à Rentery. Don Antonio (c'est le nom de mon banquier) prit les devants, et pour me faire aller plus commodément, il m'obligea de quitter ma litière, parce qu'encore que nous eussions traversé beaucoup de montagnes, il en restait de plus difficiles à passer. Il me fit entrer dans un petit bateau qu'il avait fait préparer pour descendre sur la rivière d'Andaye, jusqu'à ce que nous fussions proche de l'embouchure de la mer où nous vîmes d'assez près les galions du roi d'Espagne. Il y en avait trois d'une grandeur et d'une beauté considérables. Nos petits bateaux étaient ornés de plusieurs petites banderoles peintes et dorées; ils étaient conduits par des filles d'une habileté et d'une gentillesse charmantes: il y en a trois à chacun, deux qui rament et une qui tient le gouvernail.
Ces filles sont grandes, leur taille est fine, le teint brun, les dents admirables, les cheveux noirs et lustrés comme du jais; elles les nattent et les laissent tomber sur leurs épaules avec quelques rubans qui les attachent; elles ont sur la tête une espèce de petit voile de mousseline brodé de fleurs d'or et de soie qui voltige et couvre la gorge; elles portent des pendants d'oreilles d'or et de perles et des colliers de corail: elles ont des espèces de justaucorps comme nos bohémiennes, dont les manches sont fort serrées. Je vous assure qu'elles me charmèrent. L'on me dit que ces filles au pied marin nageaient comme des poissons et qu'elles ne souffraient entre elles ni femmes, ni hommes; c'est une espèce de petite république où elles viennent de tous côtés, et les parents les y envoient jeunes.
Quand elles veulent se marier, elles vont à la messe à Fontarabie; c'est la ville la plus proche du lieu qu'elles habitent, et c'est là que les jeunes gens se viennent choisir une femme à leur gré; celui qui veut s'engager dans l'hyménée va chez les parents de sa maîtresse leur déclarer ses sentiments, régler tout avec eux; et cela étant fait, l'on en donne avis à la fille; si elle est contente, elle se retire chez eux où les noces se font.
Je n'ai jamais vu un plus grand air de gaieté que celui qui paraît sur leurs visages. Elles ont des petites maisonnettes qui sont le long du rivage, elles sont sous de vieilles filles auxquelles elles obéissent comme si elles étaient leurs mères; elles nous contaient toutes ces particularités en leur langage, et nous les écoutions avec plaisir, lorsque le diable qui ne dort point nous suscita noise.
Mon cuisinier, qui est Gascon et de l'humeur vive des gens de ce pays-là, était dans un de nos bateaux de suite, assis proche d'une jeune Biscayenne qui lui parut très-jolie; il ne se contenta pas de le lui dire, il voulut lever son voile et le voulut bien fort; elle n'entendit point de raillerie, et sans autre compliment, elle lui cassa la tête avec un aviron armé d'un croc qui était à ses pieds. Quand elle eut fait cet exploit, la peur la prit, elle se jeta promptement à l'eau, quoiqu'il fît un froid extrême; elle nagea d'abord avec beaucoup de vitesse, mais comme elle avait tous ses habits et qu'il y avait loin jusqu'au rivage, les forces commencèrent à lui manquer; plusieurs filles qui étaient sur la grève entrèrent vite dans leurs bateaux pour la secourir: cependant celles qui étaient restées avec le cuisinier, craignant la perte de leur compagne, se jetèrent sur lui comme deux furies, elles voulaient résolument le noyer; et le petit bateau n'en allait pas mieux, car il pensa deux ou trois fois se renverser; nous voyions du nôtre toute cette querelle, et mes gens étaient bien empêchés à les séparer et à les apaiser.
Je vous assure que l'indiscret Gascon fut si cruellement battu, qu'il en était tout en sang; et mon banquier me dit que quand on irritait ces jeunes Biscayennes, elles étaient plus farouches et plus à craindre que des petits lions. Enfin, nous prîmes terre, et nous étions à peine débarqués, que nous vîmes cette fille que l'on avait sauvée bien à propos, car elle commençait à boire lorsqu'on la tira de l'eau; elle venait à notre rencontre avec plus de cinquante autres, chacune ayant une rame sur l'épaule; elles marchaient sur deux longues files, et il y en avait trois à la tête qui jouaient parfaitement bien du tambour de basque; celle qui devait porter la parole s'avança, et me nommant plusieurs fois Andria, qui veut dire madame (c'est tout ce que j'ai retenu de la harangue), elles me firent entendre que la peau de mon cuisinier leur resterait ou que les habits de leur compagne seraient payés à proportion de ce qu'ils étaient gâtés. En achevant ces mots, les joueuses de tambour commencèrent à les frapper plus fort; elles poussèrent de hauts cris, et ces belles pirates firent l'exercice de la rame en sautant et dansant avec beaucoup de disposition et de bonne grâce6.
Don Antonio, pour m'indemniser du présent qu'il m'avait escamoté (j'en parle souvent, mais il me tient encore au cœur), voulut pacifier toute chose; il trouvait que mon cuisinier, qui se croyait suffisamment battu, aurait raison de ne vouloir rien donner, et ce fut lui qui distribua quelques patagons7 à la troupe maritime. A cette vue, elles firent des cris encore plus grands et plus longs que ceux qu'elles avaient déjà faits, et elles me souhaitèrent un heureux voyage et un prompt retour, chacune dansant et chantant avec les tambours de basque.
Nous entrâmes dans un chemin très-rude et nous montâmes longtemps par des sentiers si étroits, au bas desquels il y a des précipices, que j'avais grand peur que les mulets qui portaient ma litière ne fissent un faux pas. Nous passâmes ensuite sur une campagne sablonneuse. Je m'arrêtai quelque temps au couvent de Saint-François; il est bâti proche de la rivière d'Andaye; nous la traversâmes sur un pont de bois extrêmement long, et bien que nous fussions fort proche de Saint-Sébastien, nous ne l'apercevions point encore, parce qu'une butte de sable assez haute cachait cette ville. Elle est située au pied d'une montagne qui sert d'un côté comme de digue à la mer; elle en est si proche, qu'elle y forme un bassin, et les vaisseaux viennent jusqu'au pied de cette montagne pour se mettre à l'abri des orages, car il y a quelquefois là des tempêtes extraordinaires et des ouragans si affreux, que les navires à l'ancre périssent dans le port. Il est profond et fermé par deux môles qui ne laissent qu'autant de place qu'il en faut pour passer un seul navire. On a élevé en cet endroit une grosse tour carrée, où il y a toujours une bonne garnison pour se défendre en cas de surprise. Le jour était beau pour la saison où nous sommes; je trouvai la ville assez jolie, elle est ceinte d'un double mur. Il y a plusieurs pièces de canon sur celui qui donne du côté de la mer, avec des bastions et des demi-lunes; elle est située dans une province de l'Espagne nommée Guipuscoa; les dehors en plaisent infiniment à cause que la mer, comme je viens de vous le dire, lui sert de canal. Les rues de cette ville sont longues et larges, pavées d'une grande pierre blanche qui est fort unie et toujours nette; les maisons en sont assez belles et les églises très-propres, avec des autels de bois chargés depuis la voûte jusqu'au bas, de petits tableaux grands comme la main. Les mines de fer et d'acier se trouvent très-facilement dans tout le pays, on y en voit de si pur, que l'on tient qu'il n'y en a point de pareil en Europe; c'est leur plus grand trafic. On y embarque des laines qui viennent de la Vieille-Castille et il s'y fait un gros commerce. Bilbao et Saint-Sébastien sont les deux ports les plus considérables que le roi d'Espagne ait sur l'Océan; le château est très-élevé et d'une médiocre défense. J'y ai pourtant vu d'assez belles pièces de canon et il y en a quantité le long des remparts; mais la garnison est si faible, que des femmes la battraient avec leurs quenouilles8.