La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe siècle - Marie Catherine d'Aulnoy 4 стр.


«Comme l'hiver approchait, madame de Messignac fut à Bordeaux, où elle avait une maison; nous l'y accompagnâmes: mais cette maison n'étant pas assez grande pour nous loger avec toute sa famille, nous en prîmes une proche de la sienne.

«Bien que cette séparation ne fût que pour la nuit, nous ne laissâmes pas de la ressentir vivement; ce n'était plus se trouver à tous moments, nos visites avaient un certain air de cérémonies qui nous alarmait; mais nos alarmes redoublèrent beaucoup lorsque nous vîmes deux hommes riches et bien faits s'attacher à mesdemoiselles de Messignac et attaquer la place en forme; cela s'appelle qu'ils déclarèrent qu'ils prétendaient à l'hyménée et qu'ils furent agréablement écoutés du père et de la mère. O Dieu! que devînmes-nous? Leurs affaires allaient fort vite et nos chères maîtresses, qui partageaient notre désespoir, mêlaient tous les jours leurs larmes avec les nôtres. Enfin, après nous être bien tourmentés et avoir cherché mille moyens inutiles, je me résolus d'aller trouver M. de Messignac. Je lui parlai et je lui dis tout ce que ma passion me put inspirer, pour lui persuader de différer ces mariages. Il me dit qu'il recevait avec reconnaissance les offres que mon frère et moi lui faisions; que n'étant point encore en âge, ce que nous ferions à présent pourrait être cassé dans la suite; qu'il aimait l'honneur; que sa fortune était médiocre, mais qu'il s'estimerait toujours heureux tant qu'il pourrait vivre sans reproche; que mon oncle qui nous avait confiés à lui serait en droit de l'accuser de nous avoir séduits, et qu'en un mot, il n'y fallait pas penser.

«Je me retirai dans une affliction inconcevable, je la partageai avec mon frère, et ce fut un trouble affreux parmi nous. M. de Messignac, pour mettre le comble à nos malheurs, écrivit à mon oncle ce qui se passait et le conjura de nous donner des ordres précis de partir. Il le fit aussitôt; et ne voyant plus de remèdes à nos maux, nous fûmes, mon frère et moi, trouver mesdemoiselles de Messignac; nous nous jetâmes à leurs pieds, nous leur dîmes ce qui peut persuader des cœurs déjà prévenus, nous leur donnâmes notre foi et des promesses signées de notre sang; enfin, l'amour acheva de les vaincre, elles consentirent à leur enlèvement. Il ne nous fut pas malaisé de prendre des mesures justes, et notre voyage avait été heureux jusqu'à notre arrivée céans; mais il y a deux jours, entrant dans cette maison, la première personne qui se présenta à nous, ce fut Don Diègue. Il était impatient de notre retour, et, pour se tirer de peine, il venait nous quérir lui-même. Que devînmes-nous à cette vue? Il nous fit arrêter comme des criminels, et oubliant que mesdemoiselles de Messignac étaient les filles de son meilleur ami et personnes de qualité, il les chargea d'injures et les accabla de reproches après qu'il eut appris d'un de mes gens que nous avions résolu d'aller incognito jusqu'à Madrid, chez des parents que nous y avons, pour attendre en ce lieu que nous eussions une entière liberté de déclarer notre mariage. Il nous enferma dans une chambre proche de la sienne, et nous y étions lorsque ces demoiselles sont venues cette nuit, au clair de la lune, tousser sous nos fenêtres. Nous les avons entendues et nous y sommes courus. Elles nous ont fait voir leurs lettres et nous cherchions quelque chose pour les tirer, quand mon oncle a été averti de ce qui se passait. Il est descendu sans bruit avec tous ses gens, et à nos yeux il a outragé ces aimables personnes. Dans l'excès de notre désespoir, nos forces ont sans doute augmenté, nous avons enfoncé les portes que l'on avait fermées sur nous et nous courions pour les secourir, lorsque imprudemment, madame, nous sommes entrés dans votre chambre.

«Le cavalier se tut en cet endroit; je trouvai qu'il avait raconté sa petite histoire avec esprit. Je le remerciai, et j'offris à ces demoiselles mes soins et ceux de mes amis pour apaiser leur famille. Elles les acceptèrent et m'en témoignèrent beaucoup de reconnaissance.»

Quelques dames de la ville, qui me sont venues voir, veulent m'arrêter; elles me proposent d'aller chez des religieuses dont le couvent est au haut de la côte. Elles m'offrent de m'y faire entrer, et me disent que la vue de ce lieu n'a point de bornes, que l'on découvre tout à la fois la mer, des vaisseaux, des villes, des bois et des campagnes; elles vantent fort la voix, la beauté et les agréments de ces religieuses. Ajoutez à cela que le mauvais temps est augmenté d'une telle manière, et que la neige est tombée en si grande abondance, que personne ne me conseille de me mettre en chemin.

J'ai balancé un peu, mais l'impatience que j'ai de me rendre à Madrid l'emporte sur toutes ces considérations, et je pars demain; j'ai reçu de mon banquier l'argent dont j'avais besoin. Il ne faut pas, au reste, que j'oublie de vous dire que les habitants de cette ville ont un privilége assez particulier, et dont aussi ils se vantent beaucoup. C'est que, lorsqu'ils traitent de quelques affaires avec le roi d'Espagne, et que c'est directement avec lui, il est obligé de leur parler la tête découverte; on ne m'en a pu dire la raison10.

On m'a avertie qu'il faut faire une grosse provision pour ne pas mourir de faim en quelques endroits par où nous devons passer. Comme les jambons et les langues de porc sont en réputation dans le pays, j'en ai fait prendre une bonne quantité, et, à l'égard du reste, nous n'avons rien oublié11. Cependant c'est aujourd'hui le jour du courrier, je ne veux pas laisser passer cette occasion de vous donner de mes nouvelles, ma chère cousine, et de vous assurer de toute ma tendresse.

A Saint-Sébastien, ce 20 février 1679.

DEUXIÈME LETTRE

Je reprends sans compliment la suite de mon voyage, ma chère cousine. En sortant de Saint-Sébastien, nous entrâmes dans un chemin fort rude qui aboutit à des montagnes si affreuses et si escarpées, que l'on ne peut les monter qu'en grimpant; on les appelle sierra de San Andrian. Elles ne montrent que des précipices et des rochers, sur lesquels un amant désespéré se tuerait à coup sûr, pour peu qu'il en eût envie. Des pins d'une hauteur extraordinaire couronnent la cime de ces montagnes: tant que la vue peut s'étendre, on ne voit que des déserts coupés de ruisseaux plus clairs que du cristal. Vers le haut du mont San Andrian, on trouve un rocher fort élevé qui semble avoir été mis au milieu du chemin pour enfermer le passage, et séparer ainsi la Biscaye de la Vieille-Castille.

Un long et pénible travail a percé cette masse de pierre en façon de voûte: on marche quarante ou cinquante pas dessous, sans recevoir de jour que par les ouvertures qui sont à chaque entrée. Elles sont fermées par de grandes portes. On trouve sous cette voûte une hôtellerie que l'on abandonne l'hiver à cause des neiges. On y voit aussi une petite chapelle de saint Adrian et plusieurs cavernes où, d'ordinaire, les voleurs se retirent; de sorte qu'il est dangereux d'y passer sans être en état de se défendre. Lorsque nous eûmes traversé le roc, nous montâmes encore un peu pour arriver jusqu'au sommet de la montagne, que l'on tient la plus haute des Pyrénées; elle est toute couverte de grands bois de hêtre. Il n'a jamais été une si belle solitude; les ruisseaux y coulent comme dans les vallons; la vue n'est bornée que par la faiblesse des yeux; l'ombre et le silence y règnent, et les échos répondent de tous côtés. Nous commençâmes ensuite à descendre autant que nous avions monté: l'on voit en quelques endroits des petites plaines peu fertiles, beaucoup de sable et, de temps en temps, des montagnes couvertes de gros rochers. Ce n'est pas sans raison, qu'en passant si proche l'on appréhende qu'il ne s'en détache quelqu'un dont on serait assurément écrasé, car on en voit qui sont tombés du sommet et qui se sont arrêtés dans la pente sur d'autres rochers; et ceux-là, ne trouvant rien en leur chemin, feraient mal passer le temps aux voyageurs. Je faisais toutes ces réflexions à mon aise, car j'étais seule dans ma litière avec mon enfant, et la conversation d'une petite fille n'est pas d'un grand secours. Une rivière, nommée Urrola, assez grosse, mais qui était beaucoup augmentée par les torrents et les neiges fondues, coule le long du chemin et forme d'espace en espace des nappes d'eau et des cascades qui tombent avec un bruit et une impétuosité sans pareille; cela donne beaucoup de plaisir à la vue.

On ne trouve pas là ces beaux châteaux qui bordent la Loire, et qui font dire aux voyageurs que c'est le pays des fées. Il n'y a, sur ces montagnes, que des cabanes de bergers et quelques petits hameaux si reculés, que pour y arriver, il faut les chercher longtemps; cependant tous ces objets naturels, quoique affreux, ne laissent pas que d'avoir quelque chose de très-beau. Les neiges étaient si hautes, que nous avions toujours vingt hommes qui nous frayaient les chemins avec des pelles. Vous allez peut-être croire qu'il m'en coûtait beaucoup: mais les ordres sont si bien établis et si bien observés, que les habitants d'un village sont obligés de venir au-devant des voyageurs, et de les conduire jusqu'à ce qu'on trouve les habitants d'un autre village; et comme l'on n'a aucun engagement de leur rien donner, la plus petite libéralité les satisfait. On ajoute à ce premier soin celui de sonner les cloches sans cesse, pour avertir les voyageurs des lieux où ils peuvent faire retraite dans un si mauvais temps; il est très-rare d'en voir un pareil dans ce pays; et l'on m'assura que, depuis quarante ans, les neiges n'y avaient pas été si hautes que nous les trouvions: ainsi on les regardait comme une espèce de prodige, et il se passe beaucoup d'hivers sans qu'il gèle dans cette province.

Notre troupe était si grosse, que nous l'aurions bien disputé à ces fameuses caravanes qui vont à la Mecque; car, sans compter mon train et celui de Don Fernand de Tolède, il se joignit à nous, proche de Saint-Sébastien, trois chevaliers avec leurs gens qui revenaient d'une commanderie de Saint-Jacques. Ils étaient deux de cet ordre et un de celui d'Alcantara. Ceux-là portaient leurs croix rouges, faites en forme d'épée brodée, sur l'épaule, et celui d'Alcantara en avait une verte: un des deux premiers est d'Andalousie, l'autre de Galice, et le troisième de Catalogne. Ils sont d'une naissance distinguée: celui d'Andalousie se nomme Don Estève de Carvajal; celui de Galice s'appelle Don Sanche de Sarmiento; et celui de Catalogne, Don Frédéric de Cardonne. Ils sont bien faits et savent fort le monde. J'en reçois toutes les honnêtetés possibles, et je leur trouve quelque chose de nos manières françaises. Il est vrai aussi qu'ils ont voyagé dans toute l'Europe et que cela les a rendus fort polis. Nous allâmes coucher à Galareta; c'est un bourg peu distant du mont Saint-Adrian, situé dans la petite province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava, qui fait partie de la Biscaye. Nous y fûmes très-mal. L'on compte, de là à Saint-Sébastien, onze lieues.

Nous eûmes un plus beau chemin depuis Galareta jusqu'à Vittoria, que nous ne l'avions eu le jour précédent. La terre y rapporte beaucoup de blés et de raisins, et les villages y sont fort près les uns des autres. Nous trouvâmes les gardes de la douane, qui font payer les droits du roi lorsqu'on passe d'un royaume à l'autre, et les royaumes en Espagne sont d'une médiocre étendue. Ces droits se prennent sur les hardes et sur l'argent que l'on porte. Ils ne nous dirent rien par une raison assez naturelle, c'est que nous étions les plus forts12. Don Fernand de Tolède m'avait raconté, le soir, que l'on voyait proche de notre chemin le château de Quebare, où l'on disait qu'il revenait un lutin. Il me dit cent extravagances que les habitants croyaient, et dont ils étaient si bien persuadés, qu'effectivement personne n'y voulait demeurer. Je sentis un grand désir d'y aller; car, encore que je sois naturellement aussi poltronne qu'une autre, je ne crains pas les esprits; et, quand bien même j'aurais été peureuse, notre troupe était si grosse, que je comprenais assez qu'il n'y avait rien à risquer. Nous prîmes un peu sur la gauche et nous fûmes au bourg de Quebare. Le maître de l'hôtellerie où nous entrâmes avait les clefs du château; il disait, en nous y menant, que le Duende, c'est-à-dire l'esprit follet, n'aimait pas le monde, que, quand nous serions mille ensemble, si l'envie lui en prenait, il nous battrait tous à nous laisser pour morts. Je commençai à trembler; Don Fernand de Tolède et Don Frédéric de Cardonne qui me donnaient la main, s'aperçurent bien de ma frayeur, et s'en éclatèrent de rire. J'en eus honte, je feignis d'être rassurée, et nous entrâmes dans le château, qui aurait passé pour un des plus beaux si l'on avait pris soin de l'entretenir. Il n'y avait aucun meuble, excepté dans une grande salle une tapisserie fort ancienne qui représentait les amours de Don Pedro le Cruel et de Dona Maria de Padilla. On la voyait dans un endroit, assise comme une reine au milieu des autres dames, et le roi lui mettait sur la tête une couronne de fleurs. Dans un autre, elle était à l'ombre d'un bois, le roi lui montrait un épervier qu'il tenait sur le poing. Dans un autre encore, elle paraissait en habit de guerrière, et le roi tout armé lui présentait une épée, ce qui m'a fait croire qu'elle avait été à quelque expédition de guerre avec lui. Elle était très-mal dessinée, et Don Fernand disait qu'il avait vu de ses portraits, qu'elle avait été la plus belle et la plus mauvaise personne de son siècle, et que les figures de cette tapisserie ne ressemblaient point ni à elle ni au roi. Son nom, son chiffre et ses armes, étaient partout. Nous montâmes dans une tour, au haut de laquelle était le donjon, et c'est là que l'esprit follet demeurait. Mais apparemment il était en campagne, car assurément nous ne vîmes et n'entendîmes rien qui eût aucun rapport avec lui. Après avoir parcouru ce grand bâtiment, nous en sortîmes pour reprendre notre chemin. En approchant de Vittoria, nous traversâmes une plaine très-agréable; elle est terminée par la ville que l'on trouve au bout, et qui est située dans cette province d'Espagne dont je viens de parler, nommée Alava; c'est la ville capitale, aussi bien que la première de Castille. Elle est formée de deux enceintes de murailles, dont l'une est vieille et l'autre moderne; du reste, il n'y a aucune fortification. Après que je me fus un peu délassée de la fatigue du chemin, l'on me proposa d'aller à la comédie. Mais, en attendant qu'elle commençât, j'eus un vrai plaisir de voir arriver dans la grande place quatre troupes de jeunes hommes précédés de tambours et de trompettes; ils firent plusieurs tours, et enfin, tout d'un coup, ils commencèrent la mêlée à coups de pelotes de neige avec tant de vigueur, qu'il n'a jamais été si bien peloté; ils étaient plus de deux cents qui se faisaient cette petite guerre. De vous dire ceux qui tombaient, qui se relevaient, qui culbutaient, qui étaient culbutés, et le bruit et la huée du peuple: en vérité cela ne se peut. Mais je fus obligée de les laisser dans ce ridicule combat pour me rendre au lieu où se devait représenter la comédie. Quand j'entrai dans la salle, il se fit un grand cri de mira! mira! qui veut dire: regarde! regarde! La décoration du théâtre n'était pas magnifique. Il était élevé sur des tonneaux et des planches mal rangées; les fenêtres tout ouvertes: car on ne se sert point de flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela dérobe à la beauté du spectacle. On jouait la Vie de Saint-Antoine; et lorsque les comédiens disaient quelque chose qui plaisait, tout le monde criait: Victora! victora! J'ai appris que c'est la coutume de ce pays-ci. J'y remarquai que le diable n'était pas autrement vêtu que les autres, et qu'il avait seulement des bas couleur de feu et une paire de cornes pour se faire reconnaître13. La comédie n'était que de trois actes, et elles sont toutes ainsi. A la fin de chaque acte sérieux, on en commençait un autre de farce et de plaisanteries, où paraissait celui qu'ils nommaient el gracioso, c'est-à-dire le bouffon, qui, parmi un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises14. Les entr'actes étaient mêlés de danses au son des harpes et des guitares. Les comédiennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la tête, c'est la coutume quand elles dansent; et, lorsque c'est la sarabande, il ne semble pas qu'elles marchent, tant elles courent légèrement. Leur manière est toute différente de la nôtre: elles donnent trop de mouvement à leurs bras, et passent souvent la main sur leurs chapeaux et sur leurs visages, avec une certaine grâce qui plaît assez; elles jouent admirablement bien des castagnettes.

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