Il me dit ensuite qu'il y avait deux choses assez singulières dans ce duché, dont l'une est une montagne de sel, en partie blanche comme la neige, et l'autre plus claire et plus transparente que du cristal; qu'il y en a de bleu, de vert, de violet, d'incarnat, d'orangé et de mille couleurs différentes, qui ne laisse pas de perdre sa teinture et de devenir tout blanc quand on le lave; il s'y forme et y croît continuellement, et bien qu'il soit salé, et que d'ordinaire les endroits où l'on trouve le sel soient si stériles que l'on n'y voit pas même de l'herbe, il y a dans ce lieu-là des pins d'une grande hauteur et des vignobles excellents. Lorsque le soleil darde ses rayons sur cette montagne, il semble qu'elle soit composée des plus belles pierreries du monde, et le meilleur, c'est qu'elle est d'un revenu considérable19.
L'autre particularité dont il me parla, c'est d'une fontaine dont l'eau est très-bonne et la couleur pareille à du vin clairet. On ne m'a rien dit de celle-là, interrompis-je; mais un de mes parents, qui a été en Catalogne, m'a assuré qu'il y en a une, près de Balut, dont l'eau est de sa couleur naturelle, et cependant tout ce que l'on y met est comme de l'or. Je l'ai vue, Madame, continua Don Frédéric, et je me souviens qu'un homme fort avare et encore plus fou y allait tous les jours jeter son argent, parce qu'il croyait qu'il se changerait en or; mais il se ruinait, bien loin de s'enrichir, car quelques paysans plus fins et plus habiles que lui, ayant aperçu ce qu'il faisait, attendaient un peu plus bas, et le coulant de l'eau leur conduisait cet argent. Si vous retourniez en France par la Catalogne, ajouta-t-il, vous verriez cette fontaine. Ce ne serait pas elle qui pourrait m'y attirer, lui dis-je, mais l'envie de passer par le Montserrat me ferait faire un plus long voyage. Il est situé, dit-il, proche de Barcelone, et c'est un lieu d'une grande dévotion: il semble que le rocher est scié par la moitié; l'église est un peu plus haut, petite et obscure. A la clarté de quatre-vingt-six lampes d'argent, on aperçoit l'image de la Vierge qui est fort brune, et que l'on tient pour miraculeuse. L'autel a coûté trente mille écus à Philippe second, et l'on y voit chaque jour des pèlerins de toutes les parties du monde. Ce saint lieu est rempli de plusieurs ermitages, habités par des solitaires d'une grande piété.
Ce sont, pour la plupart, des personnes de naissance, qui n'ont quitté le monde qu'après l'avoir bien connu et qui paraissent charmés des douceurs de leur retraite, bien que le séjour en soit affreux et qu'il eût été impossible d'y aborder si l'on n'avait pas taillé un chemin dans les rochers. On ne laisse pas d'y trouver plusieurs beautés, une vue admirable, des sources de fontaine, des jardins très-propres, cultivés de la main de ces bons religieux, et partout un certain air de solitude et de dévotion qui touche ceux qui s'y rendent. Nous avons encore une autre dévotion fort renommée, ajouta-t-il: c'est Nuestra Señora del Pilar. Elle est à Saragosse, dans une chapelle, sur un pilier de marbre; elle tient le petit Jésus entre ses bras. On prétend que la Vierge apparut sur ce même pilier à saint Jacques, et l'on en vénère l'image avec beaucoup de respect. On ne peut la remarquer fort bien, parce qu'elle est élevée et dans un lieu si obscur que, sans les flammes qui l'éclairent, on ne s'y verrait pas. Il y a toujours plus de cinquante lampes allumées; l'or et les pierreries brillent de tous côtés, et les pèlerins y viennent en foule20. Mais, continua-t-il, je puis dire, sans prétention pour Saragosse, que c'est une des plus belles villes qu'on puisse voir. Elle est située le long de l'Èbre, dans une vaste campagne; elle est ornée de grands bâtiments, de riches églises, d'un pont magnifique, de belles places et des plus jolies femmes du monde, agréables, vives, qui aiment la nation française et qui n'oublieraient rien pour vous obliger à dire du bien d'elles, si vous y passiez. Je lui dis que j'en avais déjà entendu parler d'une manière très-avantageuse. Mais, continuai-je, ce pays est fort stérile, et les soldats n'y subsistent qu'avec beaucoup de peine. En effet, répliqua-t-il, soit que l'air n'y soit pas sain, ou qu'il leur manque quelque chose, les Flamands et les Allemands n'y peuvent vivre; et s'ils n'y meurent pas tous, ils tâchent de trouver les moyens de déserter. Les Espagnols et les Napolitains sont encore plus portés qu'eux à cet esprit de désertion. Ces derniers passent par la France et retournent en leur pays; les autres côtoient les Pyrénées, le long du Languedoc et rentrent dans la Castille par la Navarre ou par la Biscaye. C'est une route que les vieux soldats ne manquent guère de tenir; pour les nouveaux, ils périssent dans la Catalogne, parce qu'ils n'y sont pas accoutumés, et l'on peut assurer qu'il n'y a pas de lieu où la guerre embarrasse tant le Roi d'Espagne qu'en celui-là. Il ne s'y soutient qu'avec beaucoup de dépense, et les avantages que les ennemis y remportent sur lui ne peuvent être petits. Je sais aussi que l'on est plus sensible à Madrid sur la moindre perte qui se fait en Catalogne, qu'on ne le serait sur la plus grande qui se ferait en Flandre, à Milan ou ailleurs. Mais à présent, continua-t-il, nous allons être plus tranquilles que nous ne l'avons été; l'on espère, à la Cour, que la paix sera de durée, parce que l'on y parle fort d'un mariage qui ferait une nouvelle alliance; et comme le marquis de Los Balbazes, plénipotentiaire à Nimègue, a reçu ordre de se rendre promptement auprès du Roi Très-Chrétien, pour demander Mademoiselle d'Orléans, l'on ne doute point que le mariage ne se fasse, et l'on pense déjà aux charges de sa maison. Il est vrai que l'on est surpris que don Juan d'Autriche consente à ce mariage. Vous me feriez un plaisir singulier, lui dis-je en l'interrompant, de m'apprendre quelques particularités de ce prince; il est naturel d'avoir de la curiosité pour les personnes de son caractère; et quand on se trouve dans une Cour où l'on n'a jamais été, pour n'y paraître pas trop neuve, on a besoin d'être un peu instruite. Il me témoigna que ce serait avec plaisir qu'il me dirait les choses qui étaient venues à sa connaissance, et il commença ainsi:
Vous ne serez peut-être pas fâchée, Madame, que je prenne les choses dès leur source, et que je vous dise que ce prince était fils d'une des plus belles filles qui fût en Espagne, nommée Maria Calderona. Elle était comédienne, et le duc de Medina-de-las-Torres en devint éperdument amoureux. Ce cavalier avait tant d'avantages au-dessus des autres, que la Calderona ne l'aima pas moins qu'elle en était aimée. Dans la force de cette intrigue, Philippe IV la vit et la préféra à une fille de qualité qui était à la Reine et qui demeura si piquée du changement du Roi, qu'elle aimait de bonne foi et dont elle avait eu un fils, qu'elle se retira à Las Descalzas Reales, où elle prit l'habit de religieuse. Pour la Calderona, comme son inclination se tournait toute du côté du duc de Medina, elle ne voulut point écouter le Roi qu'elle ne sût auparavant si le duc y consentirait. Elle lui en parla et lui offrit de se retirer secrètement en quelque lieu qu'il voudrait; mais le duc craignit d'encourir la disgrâce du Roi, et il lui répondit qu'il était résolu à céder à Sa Majesté un bien qu'il n'était pas en état de lui disputer. Elle lui en fit mille reproches; elle l'appela traître à son amour, ingrat pour sa maîtresse, et elle lui dit encore que s'il était assez heureux pour disposer de son cœur comme il le voulait, elle n'était pas dans les mêmes circonstances, et qu'il fallait absolument qu'il continuât de la voir, ou qu'il se préparât à la voir mourir de désespoir. Le duc, touché d'une si grande passion, lui promit de feindre un voyage en Andalousie et de rester chez elle, caché dans un cabinet. Effectivement, il partit de la Cour et fut ensuite s'enfermer chez elle, comme il en était convenu, quelque risque qu'il y eût à courir par une conduite si imprudente21. Le Roi, cependant, en était fort amoureux et fort satisfait. Elle eut dans ce temps-là don Juan d'Autriche, et la ressemblance qu'il avait avec le duc de Medina-de-las-Torres a persuadé qu'il pouvait être son fils; mais, bien que le Roi eût d'autres enfants, et particulièrement l'évêque de Malaga, la bonne fortune décida en sa faveur, et il a été le seul reconnu.
Vous ne serez peut-être pas fâchée, Madame, que je prenne les choses dès leur source, et que je vous dise que ce prince était fils d'une des plus belles filles qui fût en Espagne, nommée Maria Calderona. Elle était comédienne, et le duc de Medina-de-las-Torres en devint éperdument amoureux. Ce cavalier avait tant d'avantages au-dessus des autres, que la Calderona ne l'aima pas moins qu'elle en était aimée. Dans la force de cette intrigue, Philippe IV la vit et la préféra à une fille de qualité qui était à la Reine et qui demeura si piquée du changement du Roi, qu'elle aimait de bonne foi et dont elle avait eu un fils, qu'elle se retira à Las Descalzas Reales, où elle prit l'habit de religieuse. Pour la Calderona, comme son inclination se tournait toute du côté du duc de Medina, elle ne voulut point écouter le Roi qu'elle ne sût auparavant si le duc y consentirait. Elle lui en parla et lui offrit de se retirer secrètement en quelque lieu qu'il voudrait; mais le duc craignit d'encourir la disgrâce du Roi, et il lui répondit qu'il était résolu à céder à Sa Majesté un bien qu'il n'était pas en état de lui disputer. Elle lui en fit mille reproches; elle l'appela traître à son amour, ingrat pour sa maîtresse, et elle lui dit encore que s'il était assez heureux pour disposer de son cœur comme il le voulait, elle n'était pas dans les mêmes circonstances, et qu'il fallait absolument qu'il continuât de la voir, ou qu'il se préparât à la voir mourir de désespoir. Le duc, touché d'une si grande passion, lui promit de feindre un voyage en Andalousie et de rester chez elle, caché dans un cabinet. Effectivement, il partit de la Cour et fut ensuite s'enfermer chez elle, comme il en était convenu, quelque risque qu'il y eût à courir par une conduite si imprudente21. Le Roi, cependant, en était fort amoureux et fort satisfait. Elle eut dans ce temps-là don Juan d'Autriche, et la ressemblance qu'il avait avec le duc de Medina-de-las-Torres a persuadé qu'il pouvait être son fils; mais, bien que le Roi eût d'autres enfants, et particulièrement l'évêque de Malaga, la bonne fortune décida en sa faveur, et il a été le seul reconnu.
Les partisans de Don Juan disent que c'était en raison de l'échange qui avait été fait du fils de Calderona avec le fils de la reine Élizabeth, et voici comme ils établissent cet échange, qui est un conte fait exprès pour imposer aux peuples, et qui, je crois, n'a aucun fondement de vérité. Ils prétendent que le Roi était éperdument amoureux de cette comédienne; elle devint grosse en même temps que la Reine, et voyant que la passion du monarque était si forte qu'elle en pouvait tout espérer, elle fit si bien, qu'elle l'engagea de lui promettre que si la Reine avait un fils et qu'elle en eût un aussi, il mettrait le sien à sa place. Que risquez-vous, lui disait-elle, Sire? ne sera-ce pas toujours votre fils qui régnera, avec cette différence que, m'aimant comme vous me le dites, vous l'en aimerez aussi davantage22? Elle avait de l'esprit, et le Roi avait beaucoup de faiblesse pour elle. Il consentit à ce qu'elle voulait; et, en effet, l'affaire fut conduite avec tant d'adresse, que la Reine étant accouchée d'un fils et Calderona d'un autre, l'échange s'en fit; celui qui devait régner et qui portait le nom de Balthazar mourut à l'âge de quatorze ans. L'on dit au Roi que c'était de s'être trop échauffé en jouant à la paume; mais la vérité est qu'on laissait conduire ce prince par de jeunes libertins qui lui procuraient de fort méchantes fortunes. On prétend même que Don Pedro d'Aragon, son gouverneur et premier gentilhomme de sa chambre, y contribua plus qu'aucun autre, lui laissant la liberté de faire venir dans son appartement une fille qu'il aimait. Après cette visite, il fut pris d'une violente fièvre: il n'en dit point le sujet. Les médecins, qui l'ignoraient, crurent le soulager par de fréquentes saignées qui achevèrent de lui ôter le peu de force qui lui restait, et, par ce moyen, ils avancèrent la fin de sa vie. Le Roi sachant, mais trop tard, ce qui s'était passé, exila Don Pedro pour n'avoir pas empêché cet excès, ou pour ne pas l'avoir découvert assez tôt.
Cependant Don Juan d'Autriche, qui était élevé comme fils naturel, ne changea point d'état, bien que cela eût dû être, si effectivement il avait été fils légitime. Malgré cela, ses créatures soutiennent qu'il ressemble si parfaitement à la reine Élisabeth, que c'est son portrait; et cette opinion ne laisse pas de faire impression dans l'esprit du peuple qui court volontiers après les nouveautés, et qui aimait cette grande Reine si passionnément qu'il la regrette encore comme si elle venait de mourir; très-souvent même, l'on prononce son panégyrique, sans autre engagement que celui de la vénération que l'on conserve pour sa mémoire. Il est vrai que si Don Juan d'Autriche avait voulu profiter des favorables dispositions du peuple, il a trouvé bien des temps propres à pousser sa fortune fort loin. Mais son unique but est de servir le Roi et de tenir ses sujets dans les sentiments de fidélité qu'ils lui doivent.
Pour en revenir à la Calderona, le Roi surprit un jour le duc de Medina-de-las-Torres avec elle, et dans l'excès de sa colère il courut à lui, son poignard à la main. Il allait le tuer, lorsque cette fille se mit entre eux deux, lui disant qu'il pouvait la frapper s'il voulait. Comme il avait la dernière faiblesse pour elle, il ne put s'empêcher de lui pardonner, et il se contenta d'exiler son amant. Mais ayant appris qu'elle continuait à l'aimer et à lui écrire, il ne songea plus qu'à faire une nouvelle passion. Quand il en eut une assez forte pour n'appréhender point les charmes de la Calderona, il lui fit dire de se retirer dans un monastère, ainsi que c'est la coutume, lorsque le Roi quitte sa maîtresse. Celle-ci ne différa point; elle écrivit une lettre au duc pour lui dire adieu, et elle reçut le voile de religieuse de la main du nonce apostolique, qui fut depuis Innocent X23. Il y a beaucoup d'apparence que le Roi ne crut pas que Don Juan fût à un autre qu'à lui, puisqu'il l'aima chèrement. Une chose qui vous paraîtra assez singulière, c'est qu'un roi d'Espagne ayant des fils qu'il a reconnus ne peut les laisser entrer dans Madrid tant qu'il vit. Ainsi, Don Juan a été élevé à Ocaña, qui en est éloigné de quelques lieues. Le roi son père s'y rendait souvent, et il le faisait même venir aux portes de la ville, où il l'allait trouver. Cette coutume vient de ce que les grands d'Espagne disputent le rang que ces princes veulent tenir. Celui-ci, avant qu'il allât en Catalogne, demeurait d'ordinaire au Buen-Retiro, qui est une maison royale à l'une des extrémités de Madrid, un peu hors la porte. Il se communiquait si peu, qu'on ne l'a jamais vu à aucune fête publique pendant la vie du feu Roi; mais, depuis, les temps ont changé, et sa fortune est sur un pied fort différent.
Pendant que la reine Marie-Anne d'Autriche, sœur de l'Empereur et mère du Roi, gouvernait l'Espagne, et que son fils n'était pas encore en âge de tenir les rênes de l'État, elle voulut toujours que Don Juan fût éloigné de la cour; et d'ailleurs elle se sentait si capable de gouverner, qu'elle avait aussi fort grande envie de soulager longtemps le Roi du soin de ses affaires. Elle n'était point trop fâchée qu'il ignorât tout ce qui donne le désir, de régner: mais bien qu'elle apportât les dernières précautions pour l'empêcher de sentir qu'il était dans une tutelle un peu gênante, et qu'elle tâchât de ne laisser approcher de lui que les personnes dont elle pouvait s'assurer, cela n'empêcha pas que quelques-uns des fidèles serviteurs du Roi ne hasardassent tout pour lui faire comprendre ce qu'il pouvait faire pour sa liberté. Il voulut suivre les avis qu'on lui donnait, et enfin, ayant pris des mesures justes, il se déroba une nuit et fut au Buen-Retiro. Il envoya aussitôt un ordre à la Reine, sa mère, de ne point sortir du palais.