Mais elles avaient été enlevées, et il ne restait plus d'autre indice des temps de troubles, qu'un monceau de piques et de hallebardes entassées dans un coin.
Au milieu de la chambre s'étendait une longue table massive, autour de laquelle étaient assis trente ou quarante personnes, pour la plupart des hommes.
Ils étaient tous debout à notre entrée.
À l'extrémité la plus éloignée de la table, un individu à figure grave débitait avec une prononciation traînante des actions de grâce qui n'en finissaient pas.
Cela commençait par une formule de reconnaissance, pour la nourriture, mais se perdait dans des histoires d'Église et d'État, pour finir par une supplication en faveur d'Israël, qui venait de prendre les armes pour livrer les batailles du Seigneur.
Pendant tout ce temps-là, nous formions un groupe près de la porte, nu-tête, et nous nous occupions à observer la compagnie et nous pouvions le faire de plus près que la politesse ne nous eût permis de le faire, si les gens n'avaient pas tenu les yeux baissés, et si leur pensée ne s'était pas portée ailleurs.
Il y en avait de tous les âges, depuis les barbons jusqu'aux jeunes garçons ayant à peine dépassé les dix-huit ans.
Tous avaient sur les traits la même expression austère et solennelle.
Tous étaient vêtus de la même façon, de costumes simples et sombres.
À part la blancheur de leurs larges cols et de leurs manches, pas un cordon de couleur n'égayait la triste sévérité de leur habillement.
Leurs vestes et leurs gilets noirs étaient de coupe droite et collante, et leurs souliers de cuir Cordoue, qui, au temps de notre jeunesse, étaient d'ordinaire l'endroit préféré pour quelques menus ornements, étaient tous, sans exception, à bouts carrés et attachés avec des cordons de couleur foncée.
La plupart portaient des baudriers simples en cuir non tanné, mais les armes elles-mêmes, ainsi que les larges chapeaux de feutres et les manteaux noirs, étaient entassés sur les bancs, ou déposés sur les sièges le long des murs.
Ils tenaient les mains jointes, la tête penchée et écoutaient cette allocution inopportune, en témoignant de temps à autre, par un gémissement ou une exclamation, de l'émotion que les paroles du prédicant excitaient en eux.
Les trop longues actions de grâces se terminèrent enfin.
La troupe s'assit et se mit sans autre retard ni cérémonie à attaquer les gros quartiers de viande qui fumaient devant elle.
Notre jeune hôtesse nous conduisit au bout de la table, où une haute chaise sculptée, pourvue d'un coussin noir, indiquait la place du maître de la maison.
Mistress Timewell s'assit à la droite du Maire, ayant à côté d'elle Sir Gervas et la place d'honneur, la gauche, étant donnée à Saxon.
À ma gauche était assis Lockarby, dont j'avais vu les yeux se fixer avec une admiration visible et persistante sur la jeune Puritaine depuis le premier instant où il l'avait aperçue.
La table n'étant pas très large, nous pouvions causer d'un bord à l'autre malgré le fracas de vaisselle et des plats, malgré l'affairement des domestiques et le grave bourdonnement des voix.
C'est le personnel de la maison de mon père, fit remarquer notre hôtesse, s'adressant à Saxon. Il n'y a ici personne qui ne soit à son service. Il a un grand nombre d'apprentis dans le commerce de la laine. Nous sommes ici quarante à chaque repas, tous les jours de l'année.
Et un repas fameux, dit Saxon, en jetant un regard sur la table, du saumon, des côtes de bœuf, des croupes de mouton, des pâtés de veau, qu'est-ce qu'un homme peut désirer de plus? De la bière brassée à la maison, servie en abondance, pour faire descendre tout cela. Si le digne Maître Timewell trouve le moyen d'approvisionner l'armée de cette façon, je serai le premier à lui en être reconnaissant. Une tasse d'eau sale, et un morceau de viande enfilé sur une baguette de fusil et charbonnée plutôt que rôtie au feu du bivouac, voilà probablement ce qui succédera à ces douceurs.
Ne vaut-il pas mieux avoir la foi? dit la jeune Puritaine. Le Tout Puissant ne nourrira-t-il pas ses soldats, tout de même qu'Élisée fut nourri dans sa solitude et qu'Agar le fut dans le désert?
Oui, dit un jeune homme à la tignasse frisée, au teint basané, qui était assis à la droite de Sir Gervas, il pourvoira à nos besoins, tout de même qu'un ruisseau jaillit des endroits secs, tout de même que les cailles et la manne tombèrent en abondance sur le sol stérile.
Je l'espère bien, mon jeune monsieur, dit Saxon, mais il ne nous faudra pas moins organiser un service d'approvisionnement, avec une escorte de chariots numérotés, et un intendant pour chacun, à la façon allemande. Ce sont là choses qu'il ne faut point laisser au hasard.
À cette remarque, la jolie Mistress Timewell leva les yeux d'un air presque effaré, comme si elle en était scandalisée.
Ses pensées auraient pris la forme de paroles, si à ce moment même, son père n'était entré dans la salle, où toute la compagnie se leva et salua, pendant qu'il gagnait sa place.
Asseyez-vous, mes amis, dit-il, en faisant un geste de la main Colonel Saxon, nous sommes des gens simples, et l'antique vertu du respect pour nos anciens n'est point entièrement éteinte chez nous. J'espère, Ruth, reprit-il que tu as pourvu aux besoins de nos hôtes?
Nous protestâmes d'une seule voix que nous n'avions jamais été l'objet d'autant d'attention et d'hospitalité.
C'est bien, c'est bien, dit le bon tisseur de laine, mais vos assiettes sont nettes et vos verres vides. William, veillez à cela. Un bon travailleur sait toujours découper à table. Si un de mes apprentis n'arrive pas à faire plat net, je sais que je ne tirerai pas grand chose de lui quand il maniera l'outil à carder et le chardon à foulon. Les muscles et les nerfs se font avec des matériaux Une tranche de ce quartier de bœuf, William À propos de cette bataille d'Obergranstock, colonel, quel fut le rôle qu'y joua ce régiment de Pandous dans lequel vous aviez une commission?
Sur une question de ce genre, vous pouviez vous imaginer que Saxon avait bien des choses à dire.
Les deux hommes ne tardèrent pas à s'enfoncer dans une discussion animée où les incidents de la Dune de Roundway et de la bande de Marston furent mis en parallèle avec les résultats d'une vingtaine d'affaires aux noms impossibles à prononcer, dans les Alpes de Styrie et sur les bords du Danube.
Dans sa vaillante jeunesse, Maître Timewell avait commandé d'abord un escadron, puis un régiment, pendant les guerres du Parlement, depuis la bataille de Chalgrove jusqu'à la lutte finale à Worcester, en sorte que ces aventures militaires, sans avoir autant de diversité et d'étendue que celles de son interlocuteur, étaient suffisantes pour lui permettre de formuler et défendre des opinions précises.
Au fond, elles étaient les mêmes que celles du soldat de fortune, mais lorsque leurs idées différaient sur quelque détail, aussitôt s'engageait un feu croisé d'expressions militaires.
Il était tant question d'estacades, de palissades, de comparaisons entre la cavalerie légère et la grosse cavalerie, entre piquiers et mousquetaires, entre lansquenets et lanciers que l'oreille du profane était étourdie de ce torrent de mots.
Enfin, à propos d'un détail de fortification, le Maire traça le plan de ses ouvrages avancés avec des cuillers et des fourchettes, pendant que Saxon ouvrait ses parallèles avec des lignes de morceaux de pain, les poussait rapidement en traverses et chemins couverts, pour s'établir sur l'angle rentrant de la redoute du Maire.
De là partit une nouvelle discussion au sujet des contre mines, ce qui eût pour effet de donner au débat un redoublement d'ardeur.
Pendant que cette dispute amicale avait lieu entre les anciens, Sir Gervas Jérôme et Mistress s'étaient mis à causer d'un bout de la table à l'autre.
Mes chers enfants, j'ai rarement vu une figure aussi belle que celle de cette demoiselle puritaine.
Elle était belle de cette sorte de beauté modeste et virginale où les traits doivent leur charme au charme de l'âme qui les illumine.
Le corps, dans sa perfection de forme, semblait n'être que l'expression de l'esprit accompli qui l'habitait.
Sa chevelure brun foncé tombait en arrière depuis son front large et blanc, qu'embellissaient deux sourcils fortement marqués, et de grands yeux bleus et pensifs.
L'ensemble de ses traits avait un caractère de douceur qui faisait songer à la tourterelle.
Néanmoins il y avait dans la bouche une fermeté, dans le menton une délicate saillie qui indiquaient qu'en des temps de trouble et de danger, la petite demoiselle saurait se montrer la digne descendante du soldat Tête-Ronde et du magistrat puritain.
Je suis certain qu'en des circonstances où des matrones, à la voix plus forte et plus autoritaire, se seraient vues réduites au silence, la jeune fille du Maire, avec sa douce voix, n'aurait pas été longtemps à perdre son accent de conciliation et à laisser apparaître l'énergie naturelle qu'elle cachait.
Je fus fort diverti en observant le mal que Sir Gervas se donnait pour causer avec elle, car la demoiselle et lui appartenaient à des mondes si profondément divers, qu'il lui fallait toute sa galanterie, tout son esprit, pour se maintenir sur un terrain où ses propos fussent intelligibles pour elle.
Sans doute, Mistress Ruth, vous employez une grande partie de votre temps à la lecture, remarqua Sir Gervas, je me demande si vous pouvez faire autre chose, étant aussi loin de la Ville.
De la ville? dit-elle d'un air surpris. Est-ce que Taunton n'est point une ville.
Le Ciel me préserve de dire le contraire, répondit Sir Gervas et tout particulièrement en présence d'un aussi grand nombre de dignes bourgeois qui passent pour être assez susceptibles en ce qui regarde l'honneur de leur cité natale. Il n'en est pas moins vrai, belle Mistress, que la ville de Londres l'emporte sur toutes les autres villes à tel point qu'on la nomme la Ville, ainsi que je viens de le faire.
Elle est bien grande alors, s'écria-t-elle, avec un joli étonnement. Mais on bâtit de nouvelles maisons à Taunton, en dehors des anciennes murailles, et de l'autre côté de Shuttern, et même sur l'autre bord de la rivière. Peut-être sera-t-elle aussi grande, avec le temps.
Quand bien même on ajouterait toute la population de Taunton à Londres, dit Sir Gervas, personne n'y remarquerait le moindre accroissement.
Mais non, vous vous moquez de moi, s'écria la petite provinciale. C'est contre toute raison.
Votre grand-père confirmera mes paroles, dit Sir Gervas. Mais pour revenir à vos lectures, je parierais qu'il n'y a pas une page de Scudéry et de son Grand Cyrus que vous n'ayez lue. Sans nul doute vous connaissez très bien les choses sentimentales qui se trouvent dans Cowley, dans Waller, ou Dryden?
Qui sont ces gens-là? demanda-t-elle. Dans quelle église prêchent-ils?
Sur ma foi! s'écria le baronnet en riant, l'honnête John prêche dans l'église de Will Unwin, connue de tout le monde sous la dénomination de «Chez Will», et bien souvent deux heures du matin sonnent avant la fin de son sermon. Mais pourquoi cette question? Croyez-vous que nul n'a le droit d'écrire sur du papier, à moins qu'il ne porte une robe et n'ait grimpé dans une chaire. Je me figurais que toutes les personnes de votre sexe avaient lu Dryden. Dites-moi, je vous prie, quels sont vos livres favoris.
Il y a le Tocsin sonné aux Inconvertis d'Alleine, dit-elle. C'est un ouvrage qui vous remue, un ouvrage qui a opéré beaucoup de bien. N'avez-vous pas ressenti des fruits abondants à sa lecture?
Je n'ai point lu l'ouvrage que vous désignez, avoua Sir Gervas.
Point lu? s'écria-t-elle en levant les sourcils. Vraiment, je croyais que tout le monde avait lu le Tocsin. Alors, que pensez-vous des Combats du Fidèle?
Je ne l'ai point lu.
Ou bien des Sermons de Baxter? demanda-t-elle.
Je ne les ai point lus.
Et le Cordial de l'Esprit, par Bull?
Je ne l'ai point lu.
Mistress Ruth le regarda en ouvrant de grands yeux, pleins d'un étonnement sincère.
Vous trouverez peut-être qu'en parlant ainsi je manque d'éducation, mais je ne puis m'empêcher d'être surprise. Où donc avez-vous été? Qu'avez-vous fait pendant toute votre vie? Mais voyons, les enfants des rues eux-mêmes ont lu ces livres.
La vérité, c'est que des ouvrages de cette sorte ne se rencontrent guère sur notre chemin, à Londres, répondit Sir Gervas. Une pièce de Georges Etheredge, des bouts-rimés de Sir John Suckling sont choses plus légères, bien qu'elles soient peut-être moins nourrissantes pour l'esprit. À Londres, on peut se tenir au fait de ce qui se passe dans le monde des lettres, sans avoir beaucoup de lectures à faire, car sans parler des commérages des cafés et des nouvelles à la main qu'on rencontre sur sa route, il y a les bavardages des poètes et les beaux-esprits dans les assemblées, puis de temps en temps, peut-être une soirée ou deux dans la semaine, le théâtre, avec Vanbrugh ou Farquhar. Ainsi on ne fausse pas longtemps compagnie aux Muses. Puis, après la pièce, si l'on se sent disposé à tenter la fortune au tapis-vert chez Groom Porter, on peut aller faire un tour au «Cocotier» si l'on est Tory, ou à Saint-James, si l'on est un Whig. Il y a dix contre un à parier que la conversation tournera sur la façon de composer des alcaïques, ou sur la rivalité entre le vers blanc et le vers rimé. Puis, après un arrière-souper, on s'en ira chez Will ou chez Slaughter où l'on trouvera le vieux John, ainsi que Tickell, Congrève, et le reste de la troupe, en train de travailler ferme sur les unités dramatiques, ou sur la justice poétique, ou d'autres sujets analogues. J'avoue que mes goûts ne me portent guère dans cette direction, et qu'à cette heure-là, j'avais le tort de consacrer mon temps à la bouteille de vin, au cornet à dés, ou bien
Hem! Hem! fis-je très bruyamment pour le mettre sur ses gardes, car plusieurs des Puritains étaient aux écoutes, avec des mines qui exprimaient toute autre chose que de l'approbation.
Ce que vous dites de Londres m'intéresse vivement, dit la jeune Puritaine, bien que ces noms et ces endroits n'aient pas beaucoup de sens pour mes oreilles d'ignorante. Mais vous avez parlé du théâtre. Assurément, personne ne s'approche de ces antres d'iniquité, de ces pièges que tend le Mauvais? Le bon et sanctifié Maître Bull déclara du haut de la chaire que ce sont là les lieux où se rassemblent les effrontés, les lieux que hantent de préférence les pervers Assyriens, et qui sont aussi dangereux pour l'âme qu'aucune de ces constructions papistes pourvues d'un clocher, où la créature est d'une manière sacrilège confondue avec le Créateur.
Voilà qui est bien parlé, et qui est bien vrai, Mistress Timewell, s'écria le jeune et efflanqué Puritain de gauche, qui avait prêté une oreille attentive à toute la conversation. Il y a plus de choses mauvaises en ces maisons-là, qu'en toutes les cités de la plaine. Je ne doute point que la colère du Seigneur ne fonde un jour sur elles et ne les détruise entièrement, ainsi que les hommes dissolus et les femmes perdues qui les fréquentent.