«Arrête, dit Rébecca, arrête, et écoute-moi avant de tenter de te souiller d'un crime aussi abominable! Ta force, il est vrai, l'emporte sur la mienne; car Dieu a fait la femme faible, et a confié sa défense à la générosité de l'homme. Mais je proclamerai ta scélératesse, templier, d'un bout de l'Europe à l'autre. Je veux devoir à la superstition de tes frères ce que leur compassion me refuserait peut-être. Chaque préceptorerie, chaque chapitre de ton ordre, apprendra que, comme un hérétique, tu as violé tes voeux pour une juive. Ceux que ton crime ne fera point frémir te maudiront pour avoir déshonoré la croix que tu portes pour l'amour d'une fille de ma nation.»
«Tu as de l'esprit, belle juive,» répliqua le templier, qui connaissait fort bien la vérité de ce qu'elle disait, et qui savait que les statuts de son ordre condamnaient de la manière la plus positive, et sous les peines les plus rigoureuses, toute intrigue criminelle avec une juive, que même il y avait eu des exemples de dégradation du coupable; «tu as un esprit vif et subtil; mais il faudra que ta voix soit bien forte pour se faire entendre au delà des murailles de fer de ce château, que ne sauraient percer les gémissemens, les lamentations, les appels à la justice, ni les cris de détresse. Il n'y a qu'un seul moyen de te sauver, Rébecca: soumets-toi à ton sort; embrasse notre religion. Alors tu sortiras environnée d'une telle magnificence, que plus d'une dame normande le cèdera en luxe et en beauté à la favorite de la meilleure lance parmi les défenseurs du Temple.
«Me soumettre à mon sort, dit Rébecca; et quel sort, juste ciel! Embrasser ta religion! Et quelle peut être cette religion, qui reçoit un pareil monstre? Toi! la meilleure lance des templiers! lâche chevalier! prêtre parjure! je te crache au visage et je te brave! Le Dieu d'Abraham a réservé une voie à sa fille pour se sauver de cet abîme d'infamie.»
À ces mots, elle ouvrit la fenêtre treillissée qui conduisait à la plate-forme, et en un instant elle se trouva debout sur le parapet, sans le moindre obstacle entre elle et un précipice épouvantable. Ne s'attendant pas à cet acte de désespoir, car jusqu'alors Rébecca était restée entièrement immobile, Bois-Guilbert n'eut le temps ni de la retenir ni de lui couper le chemin. «Reste où tu es, fier templier, s'écria-t-elle, on approche, je t'en laisse le choix; mais un pas de plus, et je me plonge dans le précipice; mon corps sera écrasé et rendu méconnaissable sur les pierres qui pavent la cour, avant de devenir la victime de ta brutalité.»
En parlant ainsi, elle joignit les mains et les leva vers le ciel, comme pour implorer la miséricorde divine, avant de s'élancer dans l'abîme. Le templier hésita, et son audace, qui n'avait jamais cédé à la pitié ni aux larmes, céda à l'admiration d'un tel courage. «Descends, dit-il, fille imprudente! je jure par la terre, par la mer et par le ciel, que je ne chercherai pas à t'outrager.»
«Je ne me fierai pas à toi, templier, dit Rébecca, tu m'as appris à mieux connaître les vertus de ton ordre. La préceptorerie voisine t'accorderait l'absolution pour avoir violé un serment qui n'aurait pour objet que l'honneur ou le déshonneur d'une misérable fille juive.»
«Tu me calomnies, dit le templier. Je jure par le nom que je porte, par cette croix tracée sur ma poitrine, par l'épée suspendue à mon côté, je jure par les antiques armoiries de mes ancêtres, que tu n'as rien à craindre. Mais, si ce n'est pour toi-même, du moins pour l'amour de ton père, abstiens-toi. Je serai l'ami de ton père; car dans ce château il aura besoin d'un puissant protecteur.»
«Hélas! dit Rébecca, je ne le sais que trop; mais puis-je me fier à toi?»
«Que mes armoiries soient effacées, que mon nom soit déshonoré, dit Brian de Bois-Guilbert, si je te donne le moindre sujet de plainte. J'ai enfreint plus d'une loi, violé plus d'un commandement; mais ma parole! jamais.»
«Je veux bien me fier à toi, dit Rébecca; tu vas voir jusqu'à quel point.» Alors elle descendit du parapet, mais se tint debout tout près d'une des embrasures ou mâchicoulis, comme on les appelait alors. «C'est ici que je prends mon poste, dit-elle; toi reste là où tu es; et si tu cherches à abréger d'un seul pas la distance qui est entre nous, tu verras que la fille juive aime mieux confier son âme à Dieu que son honneur à un templier.»
Pendant que Rébecca parlait ainsi, sa noble et ferme résolution, qui relevait encore l'expressive beauté de sa figure, donnait à ses regards, à son air et à son maintien une dignité qui paraissait au dessus d'une mortelle. Ses yeux n'avaient rien perdu de leur vivacité, ses joues ne s'étaient point décolorées par la crainte d'un péril aussi grand; au contraire, l'idée qu'elle était maîtresse de son sort, et qu'elle pouvait à son gré échapper à l'infamie par la mort, avait rehaussé la couleur de son teint, et donné à ses yeux un nouvel éclat. Bois-Guilbert lui-même, noble et fier comme il était, pensa qu'il n'avait jamais vu une beauté aussi animée et aussi imposante.
«Que la paix soit faite entre nous, Rébecca,» dit-il.
«La paix, si tu veux, répondit Rébecca; la paix, mais avec cet espace entre nous.»
«Tu n'as plus de raison de me craindre,» dit Bois-Guilbert.
«Je ne te crains pas, répliqua-t-elle, grâce à celui qui a construit cette tour tellement élevée qu'il est impossible qu'on en tombe sans perdre la vie. Grace à lui et au Dieu d'Israël, je ne te crains pas.»
«Tu me fais injure, dit le templier; par la terre, la mer et le ciel, tu es injuste envers moi. Je ne suis pas naturellement ce que je t'ai paru; dur, égoïste et inflexible. Ce fut une femme qui m'apprit à exercer la cruauté, et je l'ai employée à mon tour près d'une femme, mais non pas envers une créature comme toi. Écoute-moi, Rébecca. Jamais chevalier n'a pris sa lance avec un coeur plus dévoué à l'objet de son amour que Brian de Bois-Guilbert. Fille d'un petit baron qui n'avait pour tout domaine qu'une tour tombant en ruine, un mauvais vignoble et quelques lieues de terrain dans les landes de Bordeaux, son nom était connu partout où se faisaient de hauts faits d'armes, plus célèbre que celui de plus d'une dame qui avait un comté pour dot. Oui, continua-t-il en parcourant à grands pas la plate-forme, et paraissant ne plus se rappeler la présence de Rébecca; oui, mes exploits, mes périls, mon sang, ont fait connaître le nom d'Adélaïde de Montemart, depuis la cour de Castille jusqu'à celle de Byzance. Et comment fus-je récompensé? Lorsque je revins, chargé de lauriers chèrement achetés au prix de mes fatigues et de mon sang, je la trouvai mariée à un simple écuyer gascon, dont le nom n'avait jamais été prononcé hors des limites de son misérable domaine. Je l'aimais d'un véritable amour, et je me vengeai d'une manière terrible de son manque de foi; mais ma vengeance retomba sur moi. Depuis ce jour j'ai pris la vie en haine, et j'ai rompu les liens qui m'y attachaient. Mon âge viril ne doit connaître aucun bonheur domestique, ne doit point recevoir de consolation de la part d'une épouse affectionnée. Ma vieillesse ne doit point être réchauffée par un foyer près duquel se formerait un cercle d'amis. Ma tombe doit être solitaire, et je ne laisserai personne après moi pour soutenir l'ancien nom de Bois-Guilbert. J'ai déposé aux pieds de mon supérieur mes droits à la liberté, mon privilége d'indépendance. Le templier, véritable serf, quoiqu'il n'en ait pas le nom, ne peut posséder ni biens, ni terres; il ne vit, n'agit, ne respire que par la volonté et sous le bon plaisir d'un autre.»
«Hélas! dit Rébecca, quels sont les avantages qui peuvent indemniser de si grands sacrifices?»
«Hélas! dit Rébecca, quels sont les avantages qui peuvent indemniser de si grands sacrifices?»
«Le pouvoir de se venger, Rébecca, répondit le templier, et l'espoir de satisfaire son ambition.»
«Pauvre récompense, dit Rébecca, pour l'abandon des droits les plus chers à l'humanité!»
«Ne parle pas ainsi, jeune fille, répondit le templier; la vengeance est le plaisir des dieux1, et s'ils se la sont réservée, comme les prêtres nous le disent, c'est parce qu'ils la regardent comme une jouissance trop précieuse pour l'accorder aux simples mortels. Et l'ambition! C'est une passion capable de troubler le bonheur du ciel même.» Il s'arrêta quelques momens; puis il continua: «Rébecca, celle qui a pu préférer la mort au déshonneur doit avoir une âme forte et fière. Il faut que tu sois à moi Ne t'épouvante pas, ajouta-t-il, il faut que ce soit de ton propre mouvement et à tes propres conditions. Il faut que tu consentes à partager avec moi des espérances plus étendues que celles qu'on peut concevoir sur le trône d'un monarque. Écoute-moi avant de répondre, et réfléchis avant de refuser. Le templier, comme tu l'as très bien dit, perd ses droits sociaux et le pouvoir d'exercer son libre arbitre, mais il devient membre d'un corps puissant, devant lequel les trônes tremblent déjà, semblable à la goutte de pluie qui tombe dans la mer devient une portion de cet océan irrésistible qui mine les rochers et engloutit des flottes entières. On peut voir un pareil océan dans cette association puissante. Je ne suis pas un des plus faibles membres de cet ordre, je suis déjà un des principaux commandeurs et puis très bien aspirer un jour au bâton de grand-maître. Les pauvres soldats du Temple ne se contenteront pas de placer le pied sur le cou des rois; un moine à sandales de cordes peut en faire autant. Notre cotte de mailles montera sur le trône; notre main gantelée arrachera le sceptre de la main des rois. Le règne de votre Messie, vainement attendu, n'offrira pas un aussi grand pouvoir à vos tribus dispersées que celui auquel mon ambition aspire. Je ne cherchais qu'une âme aussi ardente que la mienne pour le partager, et je l'ai trouvée en vous, c'est la vôtre!»
«Est-ce à une fille d'Israël que tu parles ainsi, répondit Rébecca; songe donc» «Ne me réponds pas, dit le templier, en alléguant la différence de notre foi; dans nos assemblées secrètes, nous ne faisons que rire de ces contes de nourrice. Ne crois pas que nous soyons restés aveugles sur la niaise folie de nos fondateurs qui abjurèrent toutes les délices de la vie pour l'avantage de gagner les palmes du martyre en mourant de faim et de soif, ou d'être les victimes de la peste et du glaive des Barbares, tandis qu'ils s'efforçaient vainement de défendre un stérile désert qui n'a de prix qu'aux yeux de la superstition. Notre ordre conçut bientôt des vues plus hardies et plus larges, et trouva une meilleure indemnité de ses sacrifices. Nos immenses possessions dans tous les royaumes de l'Europe, notre haute renommée militaire qui amène dans nos rangs la fleur de la chevalerie de tous les pays de la chrétienté; voilà le but auquel ne songeaient guère nos pieux fondateurs, et il est caché aux esprits faibles qui embrassent notre ordre d'après les vieux principes, et dont les idées crédules en font pour nous d'aveugles instrumens. Mais je ne soulèverai pas davantage le voile de nos mystères. Le son du cor que vous venez d'entendre annonce que ma présence est nécessaire ailleurs. Songe à ce que j'ai dit. Adieu; je ne te dis pas d'oublier la violence dont j'ai usé à ton égard, puisqu'elle était indispensable au déploiement de ton caractère. L'on ne peut se connaître que par l'application de la pierre de touche. Je reviendrai bientôt, et nous aurons un nouvel entretien.»
Il sortit de l'appartement et descendit l'escalier, laissant Rébecca peut-être moins épouvantée de l'idée de la mort, à laquelle elle venait de s'exposer, que de l'ambition effrénée de l'homme audacieux aux mains duquel on l'avait si malheureusement livrée. En quittant la fenêtre où elle s'était réfugiée, et rentrant dans la chambre, elle rendit grâces à Dieu de la protection qu'il lui avait accordée et dont elle implora la continuation pour son père. Un autre nom s'était glissé dans sa prière, ce fut celui du jeune chrétien malade que son destin avait poussé entre les mains de ces buveurs de sang, qui étaient ses ennemis les plus déclarés. Le coeur de la jeune fille se reprochait cependant le souvenir qu'elle gardait d'un homme dont le sort ne pouvait avoir aucune affinité avec le sien, c'est-à-dire d'un Nazaréen, d'un ennemi de sa foi. Mais déjà sa prière avait franchi les nues, et tous les préjugés étroits de sa secte ne purent déterminer l'intéressante Israélite à rappeler cette prière dans son coeur.
CHAPITRE XXV
«Quel maudit griffonnage! Jamais de ma vie je n'en vis de pareil.»
GOLDSMITH. She stoops to conquer. Elle s'humilie pour vaincre.Lorsque le templier entra dans la grande salle du château, de Bracy s'y trouvait déjà. «Et votre déclaration amoureuse? s'écria celui-ci; je pense que, comme la mienne, elle a été troublée par l'appel bruyant du cor. Vous arrivez le dernier et à regret; je présume donc que votre entrevue aura été plus heureuse et plus agréable que la mienne.» «Votre déclaration à l'héritière saxonne aurait-elle été sans succès?» dit le templier. «Par les reliques de saint Thomas Becket! répliqua de Bracy, sans doute lady Rowena a ouï dire ce que je souffre à la vue d'une femme qui pleure.»
«Allons donc, dit le templier; le chef d'une compagnie franche faire attention aux pleurs d'une femme! Quelques gouttes dont on asperge le flambeau de l'Amour ne font que rendre son éclat plus vif.» «Grand merci de ton aspersion! répliqua de Bracy. Sais-tu que cette jeune fille a versé autant de larmes qu'il en faudrait pour éteindre un fanal? Non, jamais, depuis le temps de sainte Niobé2, dont le prieur nous a raconté la vie, on n'a vu des mains se tordre de telle façon, des yeux verser de semblables torrens. La belle Saxonne était possédée d'une fée ondine.»
«C'est une légion de démons que renfermait le sein de la juive, repartit le templier; car jamais un seul d'entre eux, je pense, fût-ce Apollyon lui-même, n'eût pu lui souffler un si indomptable orgueil, une si ferme résolution.» «Mais où est Front-de-Boeuf? Pourquoi le cor se fait-il entendre? Pourquoi ces sons de plus en plus perçans?» «Sans doute il est à négocier avec le juif, du moins je le suppose, répondit froidement de Bracy; il est probable que les hurlemens d'Isaac auront étouffé les sons du cor. Tu dois savoir par expérience, sire Brian, qu'un juif contraint de payer une rançon, surtout aux conditions que lui prescrira notre ami Front-de-Boeuf, doit jeter des cris à couvrir le tintamarre de vingt cors et de vingt trompettes. Mais nous allons le faire appeler par nos vassaux.»
Bientôt après ils furent rejoints par Front-de-Boeuf, qui avait été interrompu dans sa despotique cruauté de la manière que le lecteur a vue, et qui n'avait tardé que pour donner quelques ordres indispensables.
«Voyons quelle est la cause de cette maudite rumeur, dit Front-de-Boeuf. C'est une lettre; et, si je ne me trompe, elle est écrite en saxon.» Il l'examina, la tournant et retournant, comme si en changeant le sens du papier il devait espérer d'en connaître le contenu, puis la donna à de Bracy.
«Ce sont des caractères magiques pour moi,» dit de Bracy, qui avait sa bonne part de l'ignorance qui faisait l'apanage des chevaliers de cette époque. «Notre chapelain fit tout au monde pour m'enseigner à écrire, dit-il; mais toutes mes lettres ressemblaient par la forme à des fers de lance et à des lames de sabre, ce qui fit que le vieux tondu renonça à sa tâche.