«Que le diable m'enlève et me laisse dans Ifrin9 avec les âmes d'Odin et de Thor! s'écria Cedric hors de lui; et probablement il allait continuer sur ce ton peu analogue à son saint caractère, quand tout à coup il fut interrompu par la voix aigre d'Urfried, la vieille habitante de la tourelle. «Comment, mignonne, dit-elle à la jeune femme, est-ce ainsi que vous êtes reconnaissante de la bonté avec laquelle je vous ai permis de quitter votre prison? Devez-vous forcer cet homme respectable à se mettre en colère pour se débarrasser des importunités d'une juive?»
«Une juive! s'écria Cedric profitant de la circonstance pour s'éloigner; femme! laisse-moi passer, ne m'arrête pas davantage, si tu ne veux t'exposer, et ne souille pas ma mission divine.» «Venez par ici, mon père, reprit la vieille sorcière; vous êtes étranger dans ce château, et vous ne pourriez en sortir sans un guide. Venez, suivez-moi, aussi bien je voudrais vous parler. Et vous, fille d'une race maudite, retournez dans la chambre du malade, veillez sur lui jusqu'à mon retour, et malheur à vous si vous vous éloignez encore sans ma permission!»
Rébecca obéit: à force d'importunités, elle était parvenue à obtenir d'Urfried un moment de répit, pendant lequel elle était descendue de la tour; et la vieille l'avait également chargée de la garde du blessé, emploi qu'elle remplissait avec joie près du triste Ivanhoe. Tout occupée de leur danger mutuel, et prompte à saisir la moindre chance de salut qui pouvait s'offrir, Rébecca avait fondé quelque espoir sur la présence de l'homme pieux dont Urfried lui avait annoncé l'arrivée dans ce château impie. Elle avait donc épié attentivement l'instant de son retour, dans le dessein de s'adresser à lui, et de l'intéresser en faveur des prisonniers; mais ses tentatives, comme on le voit, n'avaient été couronnées d'aucun succès.
CHAPITRE XXVII
«Infortunée! et que peux-tu m'apprendre qui n'atteste à la fois ta douleur, ta honte et ton crime? Ton destin est connu de toi-même; cependant, viens, commence ton récit Mais j'ai bien des chagrins d'une autre espèce et encore plus profonds. Pour soulager mon âme à la torture, prête l'oreille à mes plaintes; et si je ne puis trouver un être sensible pour me secourir, du moins que j'en trouve un pour m'entendre.»
CRABBE. Le Palais de justice.Lorsque Urfried, à force de grommeler et de menacer, eut renvoyé Rébecca dans l'appartement qu'elle avait quitté, elle conduisit Cedric, qui ne la suivait qu'avec répugnance, dans une petite chambre dont elle ferma soigneusement la porte. Plaçant alors sur une table un flacon de vin et deux verres, elle lui dit, d'un ton moins interrogatif qu'affirmatif: «Tu es Saxon, mon père, ne le nie pas.» Puis, observant que Cedric semblait hésiter à répondre, elle continua: «Les sons de ma langue naturelle sont doux à mon oreille, quoique rarement je les entende, si ce n'est lorsqu'ils sortent des lèvres de misérables serfs, êtres dégradés, que les orgueilleux Normands condamnent aux travaux les plus vils de cette demeure; tu es Saxon, te dis-je, et Saxon libre, aussi vrai que tu es serviteur de Dieu; je te le répète, tes accens sont doux à mon oreille.»
«Aucun prêtre saxon ne vient-il donc jamais visiter ce château, reprit Cedric? il me semble qu'il serait de leur devoir de venir consoler les enfans opprimés de cette terre malheureuse.» «Ils n'y viennent pas, ou s'ils y viennent, répondit Urfried, ils aiment mieux s'asseoir au banquet des conquérans, des tyrans de leur patrie, que d'écouter les gémissemens de leurs compatriotes; au moins, est-ce là ce qu'on dit d'eux; quant à moi, je sais fort peu de chose. Depuis dix ans il n'est entré dans ce château d'autre prêtre que le chapelain, Normand débauché qui partageait fidèlement toutes les orgies nocturnes de Front-de-Boeuf, et qui, depuis long-temps, est allé rendre compte là-haut de ses actions ici-bas. Mais tu es un Saxon, mon père, un prêtre saxon, et j'ai une question à te faire.»
«Je suis Saxon, je l'avoue, mais Saxon indigne sans doute du nom de prêtre. Laissez-moi poursuivre mon chemin; je vous jure de revenir, ou d'envoyer un de nos frères, plus digne que moi d'entendre votre confession.» «Attends encore quelques instans, reprit Urfried; la voix qui te parle en ce moment sera bientôt étouffée sous la terre glacée, et je ne voudrais pas descendre dans la tombe comme la brute, ainsi que j'ai vécu! Mais buvons, le vin me donnera la force de te révéler les horreurs dont ma vie est tissue.» À ces mots elle remplit une coupe et la but avec une effrayante avidité, comme si elle eût craint d'en perdre une seule goutte. «Cette liqueur engourdit le coeur, dit-elle, mais elle ne le réjouit pas.» Puis, remplissant une autre coupe: «Tiens, père, bois aussi, si tu veux entendre le récit de ma coupable vie sans tomber de ta hauteur!» Cedric aurait bien voulu se dispenser de lui faire raison; mais elle fit un signe qui exprima tant d'impatience et de désespoir, qu'il consentit à lui céder, et répondit à son appel en vidant la coupe. Cette preuve de complaisance parut la calmer, et elle commença ainsi son histoire:
«Je ne suis pas née, mon père, dans la misérable condition où tu me vois aujourd'hui. J'étais libre, heureuse, honorée, aimée; maintenant je suis esclave, méprisable, avilie: j'ai été le jouet honteux des passions de mes maîtres, tant que j'ai eu de la beauté; et l'objet de leurs mépris et de leurs insultes lorsqu'elle fut flétrie. Peux-tu t'étonner, mon père, que je haïsse l'espèce humaine, et par dessus tout la race qui a opéré en moi un changement aussi déplorable. La malheureuse sillonnée aujourd'hui de rides, et courbée de décrépitude, dont la rage s'exhale devant toi en malédictions impuissantes, peut-elle oublier qu'elle est la fille du noble thane de Torquilstone, dont un seul regard faisait trembler mille vassaux!»
«Toi, la fille de Torquil-Wolfganger! s'écria Cedric en reculant de surprise; toi, la fille de ce noble Saxon, de l'ami des compagnons d'armes de mon père!» «L'ami de ton père! répéta Urfried; c'est donc Cedric surnommé le Saxon qui est devant mes yeux, car le noble Hereward de Rotherwood n'avait qu'un fils dont le nom est bien connu parmi ses compatriotes. Mais, si tu es Cedric de Rotherwood, pourquoi ce vêtement religieux? Est-ce le désespoir de ne pouvoir sauver ton pays qui t'a porté à fuir l'oppression dans l'ombre d'un cloître?»
«Peu t'importe ce que je suis, dit Cedric; poursuis, malheureuse femme, ton récit d'horreurs et de crimes! oui, de crimes, et c'en est un déjà que d'avoir vécu pour les révéler.» «Eh bien donc, continua la malheureuse vieille: j'ai un crime odieux qui pèse sur ma conscience, un crime tel que tous les châtimens de l'enfer ne peuvent l'expier. Dans ces mêmes murs teints du sang de mon père et de mes frères, dans ces murs ensanglantés j'ai vécu pour être l'esclave de leur meurtrier, et partager ses plaisirs et son odieux amour. N'était-ce pas assez pour que chacun des soupirs qui s'exhalait de mon sein fût un crime?»
«Misérable! s'écria Cedric, quoi! tandis que les amis de ton père, tous les vrais Saxons déploraient sa mort et priaient pour le repos de son âme et de celle de son vaillant fils, tandis que l'on n'oubliait pas dans ces prières Ulrique, que l'on croyait assassinée, tandis que tous prenaient le deuil et rendaient hommage à ceux qui n'étaient plus, tu vivais pour mériter notre haine et notre exécration, tu vivais pour t'unir au vil tyran, au meurtrier de tes parens les plus proches et les plus chers, à celui qui avait répandu le sang innocent d'un enfant au berceau, afin qu'il ne restât pas un seul rejeton mâle de la noble maison de Torquil-Wolfganger. Ainsi tu t'es unie à lui par les liens d'un amour illégitime?»
«Misérable! s'écria Cedric, quoi! tandis que les amis de ton père, tous les vrais Saxons déploraient sa mort et priaient pour le repos de son âme et de celle de son vaillant fils, tandis que l'on n'oubliait pas dans ces prières Ulrique, que l'on croyait assassinée, tandis que tous prenaient le deuil et rendaient hommage à ceux qui n'étaient plus, tu vivais pour mériter notre haine et notre exécration, tu vivais pour t'unir au vil tyran, au meurtrier de tes parens les plus proches et les plus chers, à celui qui avait répandu le sang innocent d'un enfant au berceau, afin qu'il ne restât pas un seul rejeton mâle de la noble maison de Torquil-Wolfganger. Ainsi tu t'es unie à lui par les liens d'un amour illégitime?»
«Oui, par des liens illégitimes, mais non par ceux de l'amour, répondit la vieille. On rencontrerait plutôt l'amour dans les régions infernales de la Géhenne éternelle que sous ces voûtes impies. Non, je n'ai pas au moins ce reproche à me faire; abhorrer Front-de-Boeuf et toute sa race n'a cessé d'être le seul sentiment de mon âme, alors même qu'il cherchait à m'enivrer et à me plaire.»
«Vous l'abhorrez, dites-vous, et cependant vous pouviez vivre près de lui; malheureuse! ne se trouvait-il donc là ni poignard, ni couteau, ni poinçon qui pût mettre fin à votre existence? y attachiez-vous assez de prix encore pour vouloir la conserver? Heureusement pour toi que le château d'un normand garde ses secrets aussi inviolablement qu'un tombeau; car si jamais j'eusse imaginé que la fille d'un Torquil vécût en communauté avec le meurtrier de son père, l'épée d'un Saxon aurait trouvé le chemin de son coeur jusque dans les bras de son séducteur.»
«Aurais-tu réellement été capable de faire justice de cette manière au nom et à l'honneur des Torquil? demanda celle que désormais nous nommerons Ulrique; alors tu es véritablement le Saxon que vante la renommée; et jusque dans l'enceinte de ces lieux maudits où, comme tu le dis avec raison, le crime s'enveloppe d'un mystère impénétrable, j'ai entendu le nom de Cedric; et quelque criminelle, quelque dégradée que je fusse, je me réjouissais en pensant qu'il restait encore un vengeur à notre malheureuse patrie. J'ai eu aussi quelques heures de vengeance; j'ai soufflé la discorde entre mes ennemis, j'ai suscité les querelles et le meurtre au milieu des vapeurs de l'ivresse; j'ai vu leur sang couler, et j'ai entendu avec délices les gémissemens de leur agonie! Regarde-moi, Cedric, ne trouves-tu pas encore sur ce visage souillé et flétri quelque trait qui te rappelle les Torquil?»
«Ne me parle pas d'eux, Ulrique, répondit Cedric avec une expression de douleur et d'épouvante; cette ressemblance que tu veux que je retrouve est celle qui sort du tombeau, lorsque l'esprit du mal ranime pour quelques instans un corps sans vie.»
«Soit; mais cette figure infernale portait cependant le masque d'un esprit de lumière, lorsqu'elle parvint à exciter la haine entre Front-de-Boeuf et son fils Réginald; les ténèbres de l'enfer devraient cacher ce qui s'ensuivit; mais l'amour de la vengeance doit arracher le voile, et publier impitoyablement ce qui devrait forcer les morts à parler haut. Depuis long-temps les flammes dévorantes de la discorde éclataient entre le tyran farouche et son sauvage fils; depuis long-temps je nourrissais en secret une haine outrée. Elle éclata au milieu d'une orgie, et mon oppresseur succomba à sa propre table et de la main de son propre fils. Tels sont les secrets que renfermaient ces voûtes criminelles! Murs maudits, écroulez-vous! ajouta la furie en dirigeant ses regards vers le plafond de la salle; écrasez sous vos décombres et ensevelissez à jamais tous ceux qui furent initiés à ces affreux mystères!»
«Et toi, créature pétrie de crimes et de misères, dit Cedric, quel fut ton sort après la mort de ton ravisseur?» «Devine-le, mais ne le demande pas!.. Je continuai d'habiter cette infâme demeure jusqu'à ce que la vieillesse hideuse et prématurée eût imprimé ses rides sur mon front. Je me vis méprisée, insultée dans ces mêmes lieux où naguère tout obéissait à ma voix; forcée de borner la vengeance à laquelle j'avais donné un si vaste élan, à des efforts infructueux, à des intrigues secondaires, ou aux malédictions sans effet d'une rage impuissante; et condamnée à entendre, de la tour solitaire où je suis confinée, le bruit des orgies et des festins auxquels jadis je prenais part, ainsi que les cris et les gémissemens de nouvelles victimes de l'oppression.»
«Ulrique, reprit Cedric avec sévérité, comment oses-tu, avec un coeur qui, je le crains bien, regrette encore la perte du prix honteux de tes crimes, comment oses-tu, dis-je, adresser la parole à un homme revêtu de la robe que je porte? Malheureuse! songe à ce que pourrait faire pour toi le saint roi Édouard, s'il était présent. Le royal confesseur était doué par le ciel du pouvoir de guérir les ulcères du corps, mais Dieu seul peut guérir la lèpre de l'âme.»
«Ne te détourne pas de moi, prophète sévère, prophète de colère, s'écria-t-elle, mais dis-moi plutôt, si tu le peux, comment se termineront ces sentimens nouveaux qui sont nés dans ma solitude, et qui en sont le poison? Pourquoi des forfaits commis depuis long-temps viennent-ils se retracer à mon imagination avec une horreur nouvelle et insurmontable? Quel sort est préparé au delà du tombeau à celle dont le partage sur la terre a été une vie tellement misérable, que nulle expression ne pourrait la peindre? J'aimerais mieux appartenir à Woden, Hertha, à Zernebock, à Mesta et à Skogula, les dieux de nos ancêtres païens, que de souffrir par anticipation, et d'éprouver le supplice des terreurs qui troublent sans cesse mes jours et mes nuits.»
«Je ne suis pas prêtre, reprit Cedric en se détournant avec dégoût de cette image déplorable de crime, de malheur et de désespoir; je ne suis pas prêtre, quoique j'en porte la robe sacrée.» «Prêtre ou laïque, répondit Ulrique, tu es le premier que depuis vingt ans j'aie vu craignant Dieu et respectant les hommes; m'ordonnes-tu donc de m'abandonner au désespoir?» «Je t'ordonne le repentir, dit Cedric; je t'exhorte à recourir à la prière et à la pénitence; peut-être alors obtiendras-tu miséricorde! Mais je ne puis ni ne veux rester plus long-temps avec toi.» «Attends un moment encore, reprit Ulrique, fils de l'ami de mon père, ne me quitte pas ainsi, je t'en conjure, de peur que l'esprit du mal, qui a dirigé toute ma vie, ne me pousse à me venger de ton mépris et de ton insensibilité! Crois-tu que si Front-de-Boeuf trouvait Cedric le Saxon dans son château, sous ce déguisement, sa vie serait de longue durée? Déjà ses yeux se sont fixés sur toi, comme ceux du faucon sur sa proie.»
«Quand bien même il me déchirerait les entrailles, jamais ma langue ne proférera une seule parole que mon coeur ne puisse avouer. Je mourrai en Saxon, fidèle à ma parole et au culte de la vérité; je t'ordonne de te retirer: ne me touche pas! La vue de Front-de-Boeuf lui-même me serait moins odieuse que celle d'une créature aussi avilie et aussi dégénérée que toi.»
«Ce n'est que trop vrai, répondit Ulrique cessant de le retenir; poursuis ton chemin, et oublie, dans l'orgueil et l'arrogance de la vertu, que la misérable qui est devant toi est la fille de l'ami de ton père. Pars; si mes souffrances me séparent de l'espèce humaine, si je suis séparée de ceux dont j'avais droit d'attendre quelque protection, la vengeance ne me séparera pas d'eux! et je l'espère bien long-temps encore! Personne ne m'aidera, mais le bruit des actions que j'oserai entreprendre ira retentir aux oreilles de chacun. Adieu, ton mépris a rompu le dernier lien qui m'attachait encore à mes semblables, et ce lien était la pensée consolante que mes malheurs exciteraient la pitié de mes compatriotes.»