Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 - Жорж Санд 2 стр.


En faisant un mouvement pour abriter davantage son cheval contre le rocher, le jeune homme s'aperçut tout à coup qu'il n'y était pas seul. Un homme venait chercher aussi un refuge en cet endroit, ou bien il en avait pris possession le premier. C'est ce qu'on ne pouvait savoir dans ces alternatives de clarté éblouissante et de lourdes ténèbres. Le cavalier n'eut pas le temps de bien voir le piéton; il lui sembla vêtu misérablement et n'avoir pas très-bonne mine. Il paraissait même vouloir se cacher, en s'enfonçant le plus possible sous la roche; mais dès qu'il eut jugé, à une exclamation du jeune voyageur, qu'il avait été aperçu, il lui adressa sans hésiter la parole, d'une voix forte et assurée:

«Voilà un mauvais temps pour se promener, Monsieur, et si vous êtes sage, vous retournerez coucher à Éguzon.

 Grand merci, l'ami!» répondit le jeune homme en faisant siffler sa forte cravache à tête plombée, pour faire savoir à son problématique interlocuteur qu'il était armé.

Ce dernier comprit fort bien l'avertissement, et y répondit en frappant le rocher, comme par désœuvrement, avec un énorme bâton de houx qui fit voler quelques éclats de pierre. L'arme était bonne et le poignet aussi.

«Vous n'irez pas loin ce soir par un temps pareil, reprit le piéton.

 J'irai aussi loin qu'il me plaira, répondit le cavalier, et je ne conseillerais à personne d'avoir la fantaisie de me retarder en chemin.

 Est-ce que vous craignez les voleurs, que vous répondez par des menaces à des honnêtetés? Je ne sais pas de quel pays vous venez, mon jeune homme, mais vous ne savez guère dans quel pays vous êtes. Il n'y a, Dieu merci, chez nous, ni bandits, ni assassins, ni voleurs.»

L'accent fier mais franc de l'inconnu inspirait la confiance. Le jeune homme reprit avec douceur:

«Vous êtes donc du pays, mon camarade?

 Oui, Monsieur, j'en suis, et j'en serai toujours.

 Vous avez raison d'y vouloir rester: c'est un beau pays.

 Pas toujours cependant! Dans ce moment-ci, par exemple, il n'y fait pas trop bon; le temps est bien en malice, et il y en aura pour toute la nuit.

 Vous croyez?

 J'en suis sûr. Si vous suivez le vallon de la Creuse, vous aurez l'orage pour compagnie jusqu'à demain midi, mais je pense bien que vous ne vous êtes pas mis en route si tard sans avoir un abri prochain en vue?

 A vous dire le vrai, je crois que l'endroit où je vais est plus éloigné que je ne l'avais pensé d'abord. Je me suis imaginé qu'on voulait me retenir à Éguzon, en m'exagérant la distance et les mauvais chemins; mais je vois, au peu que j'ai fait depuis une heure, que l'on ne m'avait guère trompé.

 Et, sans être trop curieux, où allez-vous?

 A Gargilesse. Combien comptez-vous jusque-là!

 Pas loin, Monsieur, si l'on voyait clair pour se conduire; mais si vous ne connaissez pas le pays, vous en avez pour toute la nuit: car ce que vous voyez ici n'est rien en comparaison des casse-cous que vous avez à descendre pour passer du ravin de la Creuse à celui de la Gargilesse, et vous y risquez la vie par-dessus le marché.

 Eh bien, l'ami, voulez-vous, pour une honnête récompense, me conduire jusque-là?

 Nenni, Monsieur, en vous remerciant.

 Le chemin est donc bien dangereux, que vous montrez si peu d'obligeance?

 Le chemin n'est pas dangereux pour moi, qui le connais aussi bien que vous connaissez peut-être les rues de Paris; mais quelle raison aurais-je de passer la nuit à me mouiller pour vous faire plaisir?

 Je n'y tiens pas, et je saurai me passer de votre secours; mais je n'ai point réclamé votre obligeance gratis: je vous ai offert

 Suffit! suffit! vous êtes riche et je suis pauvre, mais je ne tends pas encore la main, et j'ai des raisons pour ne pas me faire le serviteur du premier venu Encore si je savais qui vous êtes

 Vous vous méfiez de moi? dit le jeune homme, dont la curiosité était éveillée par le caractère hardi et fier de son compagnon. Pour vous prouver que la méfiance est un mauvais sentiment, je vais vous payer d'avance. Combien voulez-vous?

 Pardon, excuse, Monsieur, je ne veux rien; je n'ai ni femme ni enfants, je n'ai besoin de rien pour le moment: d'ailleurs j'ai un ami, un bon camarade, dont la maison n'est pas loin, et je profiterai du premier éclairci pour y aller souper et dormir à couvert. Pourquoi me priverais-je de cela pour vous? Voyons, dites! est-ce parce que vous avez un bon cheval et des habits neufs?

 Votre fierté ne me déplaît pas, tant s'en faut! Mais je la trouve mal entendue de repousser un échange de services.

 Je vous ai rendu service de tout mon pouvoir, en vous disant de ne pas vous risquer la nuit par un temps si noir et des chemins qui, dans une demi-heure, seront impossibles. Que voulez-vous de plus?

 Rien En vous demandant votre assistance, je voulais connaître le caractère des gens du pays, et voilà tout. Je vois maintenant que leur bon vouloir pour les étrangers se borne à des paroles.

 Pour les étrangers! s'écria l'indigène avec un accent de tristesse et de reproche qui frappa le voyageur. Et n'est-ce pas encore trop pour ceux qui ne nous ont jamais fait que du mal? Allez, Monsieur, les hommes sont injustes; mais Dieu voit clair, et il sait bien que le pauvre paysan se laisse tondre, sans se venger, par les gens savants qui viennent des grandes villes.

 Les gens des villes ont donc fait bien du mal dans vos campagnes? C'est un fait que j'ignore et dont je ne suis pas responsable, puisque j'y viens pour la première fois.

 Vous allez à Gargilesse. Sans doute, c'est M. Cardonnet que vous allez voir? Vous êtes, j'en suis sûr, son parent ou son ami?

 Qu'est-ce donc que ce M. Cardonnet, à qui vous semblez en vouloir? demanda le jeune homme après un instant d'hésitation.

 Suffit, Monsieur, répondit le paysan; si vous ne le connaissez pas, tout ce que je vous en dirais ne vous intéresserait guère, et si vous êtes riche vous n'avez rien à craindre de lui. Ce n'est qu'aux pauvres gens qu'il en veut.

 Mais enfin, reprit le voyageur avec une sorte d'agitation contenue, j'ai peut-être des raisons pour désirer de savoir ce qu'on pense dans le pays de ce M. Cardonnet. Si vous refusez de motiver la mauvaise opinion que vous avez de lui, c'est que vous avez contre lui une rancune personnelle peu honorable pour vous-même.

 Je n'ai de comptes à rendre à personne, répondit le paysan, et mon opinion est à moi. Bonsoir, Monsieur. Voilà la pluie qui s'arrête un peu. Je suis fâché de ne pouvoir vous offrir un abri; mais je n'en ai pas d'autre que le château que vous voyez là, et qui n'est pas à moi. Cependant, ajouta-t-il après avoir fait quelques pas, et en s'arrêtant comme s'il se fût repenti de ne pas mieux exercer les devoirs de l'hospitalité, si le cœur vous disait d'y venir demander le couvert pour la nuit, je peux vous répondre que vous y seriez bien reçu.

 Cette ruine est donc habitée? demanda le voyageur, qui avait à descendre le ravin pour traverser la Creuse, et qui se mit en marche à côté du paysan, en soutenant son cheval par la bride.

 C'est une ruine, à la vérité, dit son compagnon en étouffant un soupir; mais quoique je ne sois pas des plus vieux, j'ai vu ce château-là debout bien entier, et si beau, en dehors comme en dedans, qu'un roi n'y eût pas été mal logé. Le propriétaire n'y faisait pas de grandes dépenses, mais il n'avait pas besoin d'entretien, tant il était solide et bien bâti; et les murs étaient si bien découpés, les pierres des cheminées et des fenêtres si bien travaillées, qu'on n'aurait pu y rien apporter de plus riche que ce que les maçons et les architectes y avaient mis en le construisant. Mais tout passe, la richesse comme le reste, et le dernier seigneur de Châteaubrun vient de racheter pour quatre mille francs le château de ses pères.

 Cette ruine est donc habitée? demanda le voyageur, qui avait à descendre le ravin pour traverser la Creuse, et qui se mit en marche à côté du paysan, en soutenant son cheval par la bride.

 C'est une ruine, à la vérité, dit son compagnon en étouffant un soupir; mais quoique je ne sois pas des plus vieux, j'ai vu ce château-là debout bien entier, et si beau, en dehors comme en dedans, qu'un roi n'y eût pas été mal logé. Le propriétaire n'y faisait pas de grandes dépenses, mais il n'avait pas besoin d'entretien, tant il était solide et bien bâti; et les murs étaient si bien découpés, les pierres des cheminées et des fenêtres si bien travaillées, qu'on n'aurait pu y rien apporter de plus riche que ce que les maçons et les architectes y avaient mis en le construisant. Mais tout passe, la richesse comme le reste, et le dernier seigneur de Châteaubrun vient de racheter pour quatre mille francs le château de ses pères.

 Est-il possible qu'une telle masse de pierres, même dans l'état où elle se trouve, ait aussi peu de valeur?

 Ce qui reste là vaudrait encore beaucoup, si on pouvait l'ôter et le transporter; mais où trouver dans le pays d'ici des ouvriers et des machines capables de jeter bas ces vieux murs? Je ne sais pas avec quoi l'on bâtissait dans l'ancien temps, mais ce ciment-là est si bien lié, qu'on dirait que les tours et les grands murs sont faits d'une seule pierre. Et puis, vous voyez comme ce bâtiment est planté sur la pointe d'une montagne, avec des précipices de tous côtés! Quelles voitures et quels chevaux pourraient charrier de pareils matériaux? A moins que la colline ne s'écroule, ils resteront là aussi longtemps que le rocher qui les porte, et il y a encore assez de voûtes pour mettre à l'abri un pauvre monsieur et une pauvre demoiselle.

 Ce dernier des Châteaubrun a donc une fille? demanda le jeune homme en s'arrêtant pour regarder le manoir avec plus d'intérêt qu'il n'avait encore fait. Et elle demeure là?

 Oui, oui, elle demeure là, au milieu des gerfauts et des chouettes, et elle n'en est pas moins jeune et jolie. L'air et l'eau ne manquent pas ici, et malgré les nouvelles lois contre la liberté de la chasse, on voit encore quelquefois des lièvres et des perdrix sur la table du seigneur de Châteaubrun. Allons, si vous n'avez pas des affaires qui vous obligent de risquer votre vie pour arriver avant le jour, venez avec moi, je me charge de vous faire bien accueillir au château. Et quand même vous y arriveriez seul et sans recommandation, il suffit que la nuit soit mauvaise, et que vous ayez la figure d'un chrétien, pour que vous soyez bien reçu et bien traité chez M. Antoine de Châteaubrun.

 Ce gentilhomme est pauvre, à ce qu'il paraît, et je me ferais scrupule d'user de sa bonté d'âme.

 Vous lui ferez plaisir, au contraire. Allons, vous voyez bien que l'orage va recommencer plus fort que tout à l'heure, et je n'aurais pas la conscience en repos si je vous laissais ainsi tout seul dans la montagne. Voyez-vous, il ne faut pas m'en vouloir pour vous avoir refusé mes services: j'ai mes raisons, que vous ne pouvez pas juger, et que je n'ai pas besoin de dire; mais je dormirai plus tranquille si vous suivez mon conseil. D'ailleurs je connais M. Antoine; il me saurait mauvais gré de ne pas vous avoir retenu et emmené chez lui, et il serait capable de courir après vous, ce qui ne serait pas bon pour lui après souper.

 Et vous ne pensez pas que sa fille fût mécontente de voir arriver ainsi un inconnu?..

 Sa fille est sa fille, c'est-à-dire qu'elle est aussi bonne que lui, si elle n'est pas meilleure, quoique cela ne paraisse guère possible.»

Le jeune homme hésita encore quelque temps; mais, poussé par un attrait romanesque, et créant déjà dans son imagination le portrait de la perle de beauté qu'il allait trouver derrière ces murailles à l'aspect terrible, il se dit qu'on ne l'attendait à Gargilesse que le lendemain dans la journée; qu'en y arrivant au milieu de la nuit, il y dérangerait le sommeil de ses parents; qu'enfin il y avait, à persister dans son projet, une véritable imprudence dont, à coup sûr, sa mère le détournerait, si elle pouvait, à cette heure, se faire entendre de lui. Touché de toutes les bonnes raisons qu'on se donne à soi-même quand le démon de la jeunesse et de la curiosité s'en mêle, il suivit son guide dans la direction du vieux château.

II.

LE MANOIR DE CHÂTEAUBRUN

Après avoir péniblement gravi un chemin escarpé, ou plutôt un escalier pratiqué dans le roc, nos voyageurs arrivèrent, au bout de vingt minutes, à l'entrée de Châteaubrun. Le vent et la pluie redoublaient, et le jeune homme n'eut guère le loisir de contempler le vaste portail qui n'offrait à sa vue, en cet instant, qu'une masse confuse de proportions formidables. Il remarqua seulement qu'en guise de clôture, la herse seigneuriale était remplacée par une barrière de bois, pareille à celles qui ferment les prés du pays.

«Attendez. Monsieur, lui dit son guide. Je vais passer par là-dessus et aller chercher la clef; car la vieille Janille ne s'est-elle pas imaginé, depuis quelque temps, de faire placer ici un cadenas, comme s'il y avait quelque chose à voler chez ses maîtres? Au reste, son intention est bonne, et je ne la blâme pas.»

Le paysan escalada la barrière fort adroitement, et, en attendant qu'il fût de retour pour l'introduire, le jeune homme essaya en vain de comprendre la disposition des masses d'architecture ruinées qu'il apercevait confusément dans l'intérieur de la cour: c'était l'aspect du chaos.

Peu d'instants après, il vit venir plusieurs personnes qui ouvrirent promptement la barrière: l'une prit son cheval, l'autre sa main, une troisième portait, en avant, une lanterne dont le secours était bien nécessaire pour se diriger à travers les décombres et les broussailles qui obstruaient le passage. Enfin, après avoir traversé une partie du préau et plusieurs vastes salles obscures, ouvertes à tous les vents, on se trouva dans une petite pièce oblongue, voûtée, et qui avait pu, autrefois, servir d'office ou de cellier entre les cuisines et les écuries. Cette pièce, proprement reblanchie, servait désormais de salon et de salle à manger au seigneur de Châteaubrun. On y avait récemment pratiqué une petite cheminée à manteau et à chambranles de bois bien ciré et luisant; la vaste plaque de fonte qui en remplissait tout le foyer, et qui avait été enlevée à quelqu'une des grandes cheminées du manoir, ainsi que les gros chenets de fer poli, renvoyaient splendidement la chaleur et la lumière du feu dans cette chambre nue et blanche, qui, avec le secours d'une petite lampe de fer-blanc, se trouvait ainsi parfaitement éclairée. Une table de châtaignier, qui pouvait, dans les grandes occasions, porter jusqu'à six couverts, quelques chaises de paille, et un coucou d'Allemagne, acheté six francs à un colporteur, composaient tout l'ameublement de ce salon modeste. Mais tout cela était d'une propreté recherchée; la table et les chaises grossièrement travaillées par quelque menuisier de la localité avaient un éclat qui attestait les services assidus de la serge et de la brosse. L'âtre était balayé avec soin, le carreau sablé à l'anglaise contrairement aux habitudes du pays, et, dans un pot de grès placé sur la cheminée, s'étalait un énorme bouquet de roses, mêlées à des fleurs sauvages cueillies sur les collines d'alentour.

Cet intérieur modeste n'avait, au premier coup d'œil, aucun caractère cherché dans le genre poétique ou pittoresque; cependant, en l'examinant mieux, on eût pu voir que, dans cette demeure, comme dans toutes celles de tous les hommes, le caractère et le goût naturel de la personne créatrice avaient présidé, soit au choix, soit à l'arrangement du local. Le jeune homme, qui y pénétrait pour la première fois, et qui s'y trouva seul un instant, tandis que ses hôtes s'occupaient de lui préparer la meilleure réception possible, se forma bientôt une idée assez juste de la situation d'esprit des habitants de cette retraite. Il était évident qu'on avait eu des habitudes d'élégance, et qu'on avait encore des besoins de bien-être; que, dans une condition fort précaire, on avait eu le bon sens de proscrire toute espèce de vanité extérieure; enfin qu'on avait choisi, pour point de réunion, parmi le peu de chambres restées intactes dans ce vaste domaine, la plus facile à entretenir, à chauffer, à meubler et à éclairer, et que, par instinct, on avait pourtant donné la préférence à une construction élégante et mignonne. En effet, ce petit coin était le premier étage d'un pavillon carré, adjoint, vers la fin de la renaissance, aux antiques constructions qui défendaient la face principale du préau. L'artiste qui avait composé cette tourelle angulaire s'était efforcé d'adoucir la transition de deux styles si différents; il avait rappelé pour la forme des fenêtres le système défensif des meurtrières et des ouvertures d'observation; mais on voyait bien que ces fenêtres, petites et rondes, n'avaient jamais été destinées à pointer le canon, et qu'elles n'étaient qu'un ornement pour la vue. Élégamment revêtues de briques rouges et de pierres blanches alternées, elles formaient un joli encadrement à l'intérieur, et diverses niches, ornées de même, disposées régulièrement entre chaque croisée, rendaient inutiles les papiers, les tentures et même les meubles qui eussent chargé ces parois sans ajouter à leur aspect agréable et simple.

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