Le péché de Monsieur Antoine, Tome 1 - Жорж Санд 6 стр.


Sylvain Charasson, c'était le nom du page de Châteaubrun, apporta une lanterne, et M. Antoine, prenant le bras du voyageur, le guida, à travers les décombres de son manoir, à la recherche d'une chambre.

Le pavillon carré était occupé à tous les étages par la famille de Châteaubrun; mais, outre ce petit corps de logis resté debout et fraîchement restauré, il y avait, de l'autre côté du préau, une immense tour, la plus ancienne, la plus haute, la plus épaisse, la plus impossible à détruire qui fût dans tout le domaine, les salles superposées qui la remplissaient étant voûtées en pierres encore plus solidement que le pavillon carré. La bande noire, qui, plusieurs années auparavant, avait acheté ce château pour le démolir, et qui en avait emporté tout le bois et tout le fer, jusqu'au moindre gond de porte, n'avait pas eu besoin d'effondrer l'intérieur des premiers étages, et M. Antoine en avait fait nettoyer et clore un, pour les rares occasions on il pouvait exercer l'hospitalité. Ç'avait été pour le bonhomme une grande magnificence que de faire placer des portes et des fenêtres, un lit et quelques chaises dans cet appartement qui n'était pas nécessaire aux besoins de sa famille. Il avait fait joyeusement cet effort en disant à Janille: «Ce n'est pas tout d'être bien, il faut songer à pouvoir héberger honnêtement son prochain.» Et pourtant, lorsque le jeune homme entra dans cet affreux donjon féodal, et qu'il se trouva comme étouffé dans une geôle, son cœur se serra, et il eût volontiers suivi le paysan, qui allait, par goût et par habitude, dormir sur la litière fraîche avec Sylvain Charasson. Mais M. Antoine était si fier et si content de pouvoir faire les honneurs d'une chambre d'amis, en dépit de sa détresse, que le jeune hôte crut devoir accepter pour gîte une des sinistres prisons du moyen âge.

Il y avait pourtant bon feu dans la vaste cheminée, et le lit, composé d'un gros plumetis posé sur un énorme sommier de balle d'avoine, n'était nullement à dédaigner. Tout était pauvre et propre. Le jeune garçon eut bientôt chassé les tristes pensées qui assiégent tout voyageur abrité dans un lieu semblable, et, malgré les roulements de la foudre, le cri des oiseaux de nuit, le bruit du vent et de la pluie qui ébranlaient ses fenêtres, tandis que les rats livraient de plus furieux assauts au bois de sa porte, il ne tarda pas à s'endormir profondément.

Pourtant son sommeil fut agité de rêves bizarres, et même il eut une sorte de cauchemar aux approches du jour, comme s'il était impossible de passer la nuit dans un lieu souillé des crimes mystérieux de la féodalité, sans y être en proie à des visions pénibles. Il lui sembla voir entrer M. Cardonnet, et, comme il s'efforçait de sauter à bas de son lit, pour courir à sa rencontre, le fantôme lui fit un signe impérieux pour qu'il eût à ne pas bouger; puis venant à lui d'un air impassible, il lui monta sur la poitrine sans répondre un seul mot à ses plaintes, et sans témoigner par aucune expression de son visage de pierre qu'il fût sensible à l'agonie qu'il lui faisait endurer.

Accable sous ce poids formidable, le dormeur s'agita en vain pendant un espace de temps qui lui parut un siècle, et il était saisi du râle de l'agonie lorsqu'il parvint à se réveiller. Mais, bien que le jour commençât à poindre, et qu'il vît distinctement l'intérieur de la tour, il demeura tellement sous l'impression de son rêve; qu'il croyait encore voir la figure inflexible devant ses yeux, et sentir le poids d'un corps lourd comme une montagne d'airain sur la poitrine défaillante et brisée. Il se leva et fit plusieurs fois le tour de sa chambre avant de se remettre au lit: car, malgré son dessein de partir de bonne heure, il éprouvait un accablement invincible. Mais à peine ses yeux se furent-ils refermés que le spectre reprit sa résolution de l'étouffer, jusqu'à ce que, se sentant près d'expirer, le jeune homme s'écria d'une voix entrecoupée: Mon père! ô mon père! que vous ai-je donc fait, et pourquoi avez-vous résolu d'être le meurtrier de votre fils?

Le son de sa propre voix le réveilla, et, se voyant de nouveau poursuivi par l'apparition, il courut ouvrir sa fenêtre. Dès que la fraîcheur de l'air pénétra dans cette pièce basse, dont l'atmosphère avait quelque chose de léthargique, l'hallucination se dissipa, et il s'habilla en toute hâte, afin de fuir un lieu où il venait d'être le jouet d'une si cruelle fantaisie. Mais malgré les efforts qu'il fit pour s'en distraire, il resta sous le poids d'une sorte d'anxiété douloureuse, et la chambre d'amis de Châteaubrun lui parut plus sépulcrale que la veille. Le jour gris et sombre qui se levait lui permit enfin de voir par sa fenêtre l'ensemble du château.

Ce n'était littéralement qu'un amas de ruines, vestiges encore grandioses d'une demeure seigneuriale, bâtie à diverses époques. Le préau, rempli d'herbes touffues où le peu de mouvement d'une famille réduite au strict nécessaire avait tracé seulement deux ou trois petits sentiers pour circuler de la grande tour à la petite, et du puits à à la porte principale, était bordé en face de lui de murailles écroulées, où l'on reconnaissait la base et l'emplacement de plusieurs constructions, et entre autres d'une chapelle élégante dont le fronton, orné d'une jolie rosace festonnée de lierre, était encore debout. Au fond de la cour, dont un grand puits formait le centre, s'élevait la carcasse démantelée de ce qui avait été le corps de logis principal, la véritable habitation des seigneurs de Châteaubrun depuis le temps de François Ier jusqu'à la révolution. Cet édifice, jadis somptueux, n'était plus qu'un squelette sans forme, mis à jour de toutes parts, un pêle-mêle bizarre que l'écroulement des compartiments intérieurs faisait paraître d'une élévation démesurée. Les tours qui avaient servi de cage aux élégantes spirales d'escaliers, les grandes salles peintes à fresque, les admirables chambranles de cheminée sculptés dans la pierre, rien n'avait été respecté par le marteau du démolisseur, et quelques vestiges de cette splendeur, qu'on n'avait pu atteindre pour les détruire, quelques restes de frises richement ornées, quelques guirlandes de feuillages dues au ciseau des habiles artisans de la renaissance, jusqu'à des écussons aux armes de France traversées par le bâton de bâtardise, tout cela taillé dans une belle pierre blanche que le temps n'avait encore pu ternir, offrait le triste spectacle d'une œuvre d'art, sacrifiée sans remords à la brutale loi d'une brusque nécessité.

Quand le jeune Cardonnet reporta ses regards sur le petit pavillon habité désormais par le dernier rejeton d'une illustre et opulente famille, il se sentit pénétré de compassion en songeant qu'il y avait là une jeune fille dont l'aïeule avait eu des pages, des vassaux, des meutes, des chevaux de luxe, tandis que, désormais, cette héritière d'une ruine effrayante à voir, allait peut-être, comme la princesse Nausicaa, laver elle-même son linge à la fontaine.

Au moment où il faisait cette réflexion, il vit, au dernier étage de la tour carrée, une petite fenêtre ronde s'ouvrir doucement, et une tête de femme, portée par le plus beau cou qui se puisse imaginer, se pencher comme pour parler à quelqu'un dans le préau. Émile Cardonnet, quoiqu'il appartînt à une génération de myopes, avait la vue excellente, et la distance n'était pas assez grande pour ne pas lui permettre de distinguer les traits de cette gracieuse tête blonde, dont le vent faisait voltiger la chevelure un peu en désordre. Elle lui parut ce qu'elle était en effet, une tête d'ange, parée de toute la fraîcheur de la jeunesse, douce et noble en même temps. Le son de la voix qui se fit entendre était plein de charmes, et la prononciation avait une distinction remarquable.

 Jean, disait-elle, il a donc plu toute la nuit? Voyez comme la cour est remplie d'eau? De ma fenêtre je vois tous les prés comme des étangs.

 C'est un déluge, ma chère enfant, répondit d'en bas le paysan, qui paraissait l'ami intime de la famille, une vraie trombe d'eau! je ne sais pas si le gros de la nuée a crevé ici ou ailleurs, mais jamais je n'ai vu la fontaine si remplie.

 Les chemins doivent être abîmés, Jean, et vous ferez bien de rester ici.

Mon père est-il éveillé?

 Pas encore, ma Gilberte, mais la mère Janille est déjà sur pied.

 Voulez-vous la prier de monter auprès de moi, mon vieux Jean? J'ai quelque chose à lui demander.

 J'y cours.

La fenêtre se referma sans que la jeune fille eût paru remarquer que celle du voyageur était ouverte, et qu'il était là, occupé à la contempler.

Un instant après, il était dans la cour, où la pluie avait, en effet, creusé de petits torrents à la place des sentiers, et il trouva dans l'écurie Sylvain Charasson, qui, tout en pansant son cheval et celui de M. Antoine, se livrait à des commentaires sur les effets d'une si mauvaise nuit, avec le paysan dont Émile Cardonnet savait enfin le prénom. Cet homme lui avait causé la veille une sorte d'inquiétude indéfinissable, comme s'il eût porté en lui quelque chose de mystérieux et de fatal. Il avait remarqué que M. Antoine ne l'avait pas nommé une seule fois, et que, lorsque Janille avait été à diverses reprises au moment de le faire, il l'avait avertie du regard afin qu'elle eût à s'observer. On l'appelait ami, camarade, vieux, toi, et il semblait que son nom fût un secret qu'on ne voulait pas trahir. Quel était donc cet homme qui avait l'extérieur et le langage d'un paysan, et qui, cependant, portait si loin ses sombres prévisions, et si haut sa terrible critique?

Émile s'efforça de lier conversation avec lui, mais ce fut inutile; il avait pris des manières plus réservées encore que la veille, et, lorsqu'il l'interrogea sur les ravages de la tempête, il se contenta de répondre:

«Je vous conseille de ne pas perdre de temps pour vous en aller à Gargilesse, si vous voulez encore trouver des ponts pour passer l'eau, car, avant qu'il soit deux heures, il y aura par là une dribe de tous les diables.

 Qu'entendez-vous par là? je ne comprends pas ce mot.

 Vous ne savez pas ce que c'est qu'une dribe? Eh bien, vous le verrez aujourd'hui, et vous ne l'oublierez jamais. Bonjour, Monsieur, partez vite, car il y aura du malheur tantôt chez votre ami Cardonnet.»

Et il s'éloigna sans vouloir ajouter un mot de plus.

Saisi d'un vague effroi, Émile se hâta de seller lui-même son cheval, et, jetant une pièce d'argent à Charasson:

«Mon enfant, lui dit-il, tu diras à ton maître que je pars sans lui faire mes adieux, mais que je reviendrai bientôt le remercier de ses bontés pour moi.»

Il franchissait le portail, lorsque Janille accourut pour lui barrer le passage. Elle voulait réveiller M. Antoine; mademoiselle était en train de s'habiller; le déjeuner serait prêt dans un instant; les chemins étaient trop mouillés; la pluie allait recommencer. Le jeune homme se déroba, avec force remerciements, à ses prévenances, et lui fit aussi un cadeau qu'elle parut accepter avec grand plaisir. Mais il n'avait pas atteint le bas de la colline, qu'il entendit derrière lui le bruit d'un cheval dont les pieds larges et solides rasaient le pavé en trottant. C'était Sylvain Charasson, qui, monté à poil sur la jument de M. Antoine, et ne se servant pas d'autre bride que d'une corde en licou passée entre les dents de l'animal, le rejoignait à la hâte. «Je vas vous conduire, Monsieur, lui cria-t-il en passant devant lui; mademoiselle Janille dit que vous vous péririez, ne connaissant pas les chemins et c'est la vraie vérité.

 A la bonne heure, mais prends le plus court, répondit le jeune homme.

 Soyez tranquille, reprit le page rustique,» et, jouant des sabots, il mit au grand trot l'animal ensellé, dont le gros ventre nourri de foin, sans aucun mélange d'avoine, contrastait avec des flancs maigres et une encolure grêle.

V.

LA DRIBE

Grâce aux pentes ardues que dominait Châteaubrun, le jeune homme et son nouveau guide purent bientôt gagner la plaine, sans être retardés par aucun torrent considérable. Mais, en passant très vite auprès d'une petite mare pleine jusqu'aux bords, l'enfant dit en jetant de côté un regard de surprise: «La Font-Margot toute pleine! Ça veut dire grand dégât dans le pays creux. Nous peinerons à passer la rivière. Dépêchons-nous, Monsieur!». Et il fit prendre le galop à sa monture, qui, malgré sa mauvaise construction et ses pieds larges et plats, garnis d'une frange de longs poils traînant jusqu'à terre, se dirigeait à travers les aspérités de ce terrain avec une adresse et une sécurité remarquables.

Les vastes plaines de cette région forment de grands plateaux coupés de ravins, qui font de leurs pentes brusques et profondes de véritables montagnes à descendre et à remonter. Après une heure de marche environ, nos voyageurs se trouvèrent en face du vallon de la Gargilesse, et un site enchanteur se déploya devant eux. Le village de Gargilesse, bâti en pain de sucre sur une éminence escarpée, et dominé par sa jolie église et son ancien monastère, semblait surgir du fond des précipices, et, au fond du plus accentué de ces abîmes, l'enfant montrant à Émile de vastes bâtiments tout neufs, et d'une belle apparence: «Tenez, Monsieur, dit-il, voilà les bâtisses à M. Cardonnet.»

C'était la première fois qu'Émile, étudiant en droit à Poitiers, et passant le temps de ses vacances à Paris, pénétrait dans la contrée où son père tentait depuis un an un établissement d'importance. L'aspect de ce lieu lui sembla admirable, et il sut gré à ses parents d'avoir rencontré un site où l'industrie pouvait trouver son compte sans bannir les influences de la poésie.

Il y avait à marcher encore sur le plateau avant d'en atteindre le versant, et d'embrasser d'un seul coup d'œil tous les détails du paysage. A mesure qu'Émile approchait, il y découvrait de nouvelles beautés, et le couvent-château de Gargilesse, planté fièrement sur le roc au-dessus des usines Cardonnet, semblait être là comme une décoration établie à dessein de couronner l'ensemble. Les flancs du ravin, où s'engouffrait rapidement la petite rivière, étaient tapissés d'une végétation robuste, et le jeune homme qui, malgré lui, laissait un peu absorber son attention par les dehors de son nouvel héritage, remarqua avec satisfaction qu'au milieu de l'abatis nécessaire pour l'établir dans une partie aussi ombragée, on avait pourtant épargné de magnifiques vieux arbres, qui faisaient le plus bel ornement de l'habitation.

Cette habitation, située un peu en arrière de l'usine, était commode, élégante, simple dans sa richesse, et des rideaux à la plupart des fenêtres annonçaient qu'elle était déjà occupée. Elle était entourée d'un beau jardin relevé en terrasse le long du torrent, et l'on distinguait de loin les vives couleurs des plantes épanouies qui avaient été substituées comme par enchantement aux souches de saules et aux flaques d'eau sablonneuses dont naguère ces rives étaient bordées. Le cœur du jeune homme battit bien haut, lorsqu'il vit une femme descendre le perron du moderne château, et marcher lentement au milieu de ses fleurs favorites, car c'était sa mère. Il étendit les bras et agita sa casquette pour attirer son attention, mas sans succès. Madame Cardonnet était absorbée par l'examen de ses travaux d'horticulture; elle n'attendait son fils que dans la soirée.

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