Césarine Dietrich - Жорж Санд 5 стр.


Avant d'entrer dans cette nouvelle phase de notre existence, je dois rappeler celle de mon neveu et résumer ce qui était advenu de lui durant les trois années que je viens de franchir. Je ne puis mieux rendre compte de son caractère et de ses occupations qu'en transcrivant la dernière lettre que je reçus de lui à Mireval dans l'été de 1858.

«Ma marraine chérie, ne soyez pas inquiète de moi. Je me porte toujours bien; je n'ai jamais su ce que c'est que d'être malade. Ne me grondez pas de vous écrire si peu: j'ai si peu de temps à moi! Je gagnais douze cents francs, j'en gagne deux mille aujourd'hui, et je suis toujours logé et nourri dans l'établissement. J'ai toujours mes soirées libres, je lis toujours beaucoup; vous voyez donc que je suis très-content, très-heureux, et que j'ai pris un très-bon parti. Dans dix ou douze ans, je gagnerai certainement de dix à douze mille francs, grâce à mon travail quotidien et à de certaines combinaisons commerciales que je vous expliquerai quand nous nous reverrons.

«À présent traitons la grande question de votre lettre. Vous me dites que vous avez de l'aisance et que vous comptez me confier (j'entends bien, me donner) vos économies, pour qu'au lieu d'être un petit employé à gages, je puisse apporter ma part d'associé dans une exploitation quelconque. Merci, ma bonne tante, vous êtes l'ange de ma vie; mais je n'accepte pas, je n'accepterai jamais. Je sais que vous avez fait des sacrifices pour mon éducation; c'était immense pour vous alors. J'ai dû les accepter, j'étais un enfant; mais j'espère bien m'acquitter envers vous, et, si au lieu d'y songer je me laissais gâter encore, je rougirais de moi. Comment, un grand gaillard de vingt et un ans se ferait porter sur les faibles bras d'une femme délicate, dévouée, laborieuse à son intention!.. Ne m'en parlez plus, si vous ne voulez m'humilier et m'affliger. Votre condition est plus précaire que la mienne, pauvre tante! Vous dépendez d'un caprice de femme, car vous aurez beau louer le noble caractère et le grand esprit de votre élève, tout ce qui repose sur un intérêt moral est bâti sur des rayons et des nuages. Il n'y a de solide et de fixe que ce qui est rivé à la terre par l'intérêt personnel le plus prosaïque et le plus grossier. Je n'ai pas d'illusions, moi; j'ai déjà l'expérience de la vie. Je suis ancré chez mon patron parce que j'y fais entrer de l'argent et n'en laisse pas sortir. Vous êtes, vous, un objet de luxe intellectuel dont on peut se priver dans un jour de dépit, dans une heure d'injustice. On peut même vous blesser involontairement dans un moment d'humeur, et je sais que vous ne le supporteriez pas, à moins que mon avenir ne fût dans les mains de M. Dietrich.  Or voilà ce que je ne veux pas, ce que je n'ai pas voulu. Vous m'avez un peu grondé de mon orgueil en me voyant repousser sa protection. Vous n'avez donc pas compris, marraine, que je ne voulais pas dépendre de l'homme qui vous tenait dans sa dépendance? que je ne voulais pas vous exposer à subir quelque déplaisir chez lui par dévouement pour moi? Si, lorsqu'il m'a fait inviter par vous à me mêler à ses petites réunions de famille, j'ai répondu que je n'avais pas le temps, c'est que je savais que, dans ces réunions, tous étaient plus on moins les obligés des Dietrich, et que j'y aurais porté malgré moi un sentiment d'indépendance qui eût pu se traduire par une franchise intolérable. Et vous eussiez été responsable de mon impertinence! Voilà ce que je ne veux pas non plus.

»Restons donc comme nous voilà: moi, votre obligé à jamais. J'aurais beau vous rendre l'argent que vous avez dépensé pour moi, rien ne pourra m'acquitter envers vous de vos tendres soins, de votre amour maternel, rien que ma tendresse, qui est aussi grande que mon coeur peut en contenir. Vous, vous resterez ma mère, et vous ne serez plus jamais mon caissier. Je veux que vous puissiez retrouver votre liberté absolue sans jamais craindre la misère, et que vous ne restiez pas une heure dans la maison étrangère, si cette heure-là ne vous est pas agréable à passer.

»Voilà, ma tante; que ce soit dit une fois pour toutes! Je vous ai vue la dernière fois avec une petite robe retournée qui n'était guère digne des tentures de satin de l'hôtel Dietrich. Je me suis dit:

» Ma tante n'a plus besoin de ménager ainsi quelques mètres de soie. Elle n'est pas avare, elle est même peu prévoyante pour son compte. C'est donc pour moi qu'elle fait des économies? À d'autres! Le premier argent dont je pourrai strictement me passer, je veux l'employer à lui offrir une robe neuve, et le moment est venu. Vous recevrez demain matin une étoffe que je trouve jolie et que je sais être du goût le plus nouveau. Elle sera peut-être critiquée par l'incomparable mademoiselle Dietrich; mais je m'en moque, si elle vous plaît. Seulement je vous avertis que, si vous la retournez quand elle ne sera plus fraîche, je m'en apercevrai bien, et que je vous enverrai une toilette qui me ruinera.

»Pardonne-moi ma pauvre offrande, petite marraine, et aime toujours le rebelle enfant qui te chérit et te vénère.

«Paul Gilbert.»

Il me fut impossible de ne pas pleurer d'attendrissement en achevant cette lettre. Césarine me surprit au milieu de mes larmes et voulut absolument en savoir la cause. Je trouvais inutile de la lui dire; mais comme elle se tourmentait à chercher en quoi elle avait pu me blesser et qu'elle s'en faisait un véritable chagrin, je lui laissai lire la lettre de Paul. Elle la lut froidement et me la rendit sans rien dire.

 Vous voilà rassurée, lui dis-je.

 Elle répondit oui, et nous passâmes à, la leçon. Quand elle fut finie:

 Votre neveu, me dit-elle, est un original, mais sa fierté ne me déplaît pas. Il a eu bien tort, par exemple, de croire que sa franchise eût pu me blesser; elle serait venue comme un, rayon de vrai soleil au milieu des nuages d'encens fade ou grossier que je respire à Paris. Il me croit sotte, je le vois bien, et quand il me traite d'incomparable, cela veut dire qu'il me trouve laide.

 Il ne vous a jamais vue!

 Si fait! Comment pouvez-vous croire qu'il serait venu pendant quatre hivers chez vous sans que je l'eusse jamais rencontré? Vous avez beau demeurer dans un pavillon de l'hôtel qui est séparé du mien, vous avez beau ne le faire venir que les jours où je sors, j'étais curieuse de le voir, et une fois, il y a deux ans, moi et mes trois cousines, nous l'avons guetté comme il traversait le jardin; puis, comme il avait passé très-vite et sans daigner lever les yeux vers la terrasse où nous étions, nous avons guetté sa sortie en nous tenant sur le grand perron. Alors il nous a saluées en passant près de nous, et, bien qu'il ait pris un air fort discret ou fort distrait, je suis sûre qu'il nous a très-bien regardées.

 Il vous a mal regardées, au contraire, ou il n'a pas su laquelle des quatre était vous, car, l'année dernière, il a vu chez moi votre photographie, et il m'a dit qu'il vous croyait petite et très-brune. C'est donc votre cousine Marguerite qu'il avait prise pour vous.

 Alors qu'est-ce qu'il a dit de ma photographie?

 Rien. Il pensait à autre chose. Mon neveu n'est pas curieux, et je le crois très-peu artiste.

 Dites qu'il est d'un positivisme effroyable.

 Effroyable est un peu dur; mais j'avoue que je le trouve un peu rigide dans sa vertu, même un peu misanthrope pour son âge. Je m'efforcerai de le guérir de sa méfiance et de sa sauvagerie.

 Et vous me le présenterez l'hiver prochain?

 Je ne crois pas que je puisse l'y décider; c'est une nature en qui la douceur n'empêche pas l'obstination.

 Alors il me ressemble?

 Oh! pas du tout, c'est votre contraire. Il sait toujours ce qu'il veut et ce qu'il est. Au lieu de se plaire à influencer les autres, il se renferme dans son droit et dans son devoir avec une certaine étroitesse que je n'approuve pas toujours, mais qu'il me faut bien lui pardonner à cause de ses autres qualités.

 Quelles qualités? Je ne lui en vois déjà pas tant!

 La droiture, le courage, la modestie, la fierté, le désintéressement, et par-dessus tout son affection pour moi.

Nous fûmes interrompues par l'arrivée au salon du marquis de Rivonnière. Césarine donna un coup d'oeil au miroir, et, s'étant assurée que sa tenue était irréprochable, elle me quitta pour aller le recevoir.

Ce serait le moment de poser dans mon récit ce personnage, qui depuis quelques semaines était le plus assidu de nos voisins de campagne; mais je crois qu'il vaut mieux ne pas m'interrompre et laisser à Césarine le soin de dépeindre l'homme qui aspirait ouvertement à sa main.

 Que pensez-vous de lui? me dit-elle quand il fut parti.

 Rien encore, lui répondis-je, sinon qu'il a une belle tournure et un beau visage. Je ne me tiens pas auprès de vous au salon quand votre père ou vous ne réclamez pas ma présence, et j'ai à peine entrevu le marquis deux ou trois fois.

 Eh bien! je la réclame à l'avenir, votre chère présence, quand le marquis viendra ici. Ma tante est une mauvaise gardienne et le laisse me faire la cour.

 Votre père m'a dit qu'il ne voyait pas avec déplaisir ses assiduités, et qu'il ne s'opposait pas à ce que vous eussiez le temps de le connaître. Voilà, je crois, ce qui est convenu entre lui et M. de Rivonnière. Vous déciderez si vous voulez vous marier bientôt, et dans ce cas on vous proposera ce parti, qui est à la fois honorable et brillant. Si vous ne l'acceptez point, on dira que vous ne voulez pas encore vous établir, et M. de Rivonnière se tiendra pour dit qu'il n'a point su modifier vos résolutions.

 Oui, voilà bien ce que m'a dit papa; mais ce qu'il pense, il ne l'a dit ni à vous ni à moi.

 Que pense-t-il selon vous?

 Il désire vivement que je me marie le plus tôt possible, à la condition que nous ne nous séparerons pas. Il m'adore, mon bon père, mais il me craint; il voudrait bien, tout en me gardant près de son coeur, être dégagé de la responsabilité qui pèse sur lui. Il se voit forcé de me gâter, il s'y résigne, mais il craint toujours que je n'en abuse. Plus je suis studieuse, retirée, raisonnable en un mot, plus il craint que ma volonté renfermée n'éclate en fabuleuses excentricités.

 N'entretenez-vous pas cette crainte par quelques paradoxes dont vous ne pensez pas un mot, et que vous pourriez vous dispenser d'émettre devant lui?

 J'entretiens de loin en loin cette crainte, parce qu'elle me préserve de l'autorité qu'il se fût attribuée, s'il m'eût trouvée trop docile. Ne me grondez pas pour cela, chère amie, je mène mon père à son bon heur et au mien. Les moyens dont je me sers ne vous regardent pas. Que votre conscience se tienne tranquille: mon but est bon et louable. Il faut, pour y parvenir, que mon père conserve sa responsabilité et ne la délègue pas à un nouveau-venu qui me forcerait à un nouveau travail pour le soumettre.

 Je pense que vous n'auriez pas grand'peine avec M. de Rivonnière. Il passe dans le pays pour l'homme le plus doux qui existe.

 Ce n'est pas une raison. Il est facile d'être doux aux autres quand on est puissant sur soi-même. Moi aussi, je sois douce, n'est-il pas vrai? et, quand je m'en vante, je vous effraye, convenez-en.

 Vous ne m'effrayez pas tant que vous croyez; mais je vois que le marquis, s'il ne vous effraye pas, vous inquiète. Ne sauriez-vous me dire comment vous le jugez?

 Eh bien! je ne demande pas mieux; attendez. Il est ce qu'au temps de Louis XIII ou de Louis XIV on eût appelé un seigneur accompli, et voici comment on l'eût dépeint: «beau cavalier, adroit à toutes les armes, bel esprit, agréable causeur, homme de grandes manières, admirable à la danse!» Quand on avait dit tout cela d'un homme du monde, il fallait tirer l'échelle et ne rien demander de plus. Son mérite était au grand complet. Les femmes d'aujourd'hui sont plus exigeantes, et, en qualité de petite bourgeoise, j'aurais le droit de demander si ce phénix a du coeur, de l'instruction, du jugement et quelques vertus domestiques. On est honnête dans la famille Dietrich, on n'a pas de vices, et vous avez remarqué, vous qui êtes une vraie grande dame, que nous avions fort bon ton; cela vient de ce que nous sommes très-purs, partant très-orgueilleux. Je prétends résumer en moi tout l'orgueil et toute la pureté de mon humble race. Les perfections d'un gentilhomme me touchent donc fort peu, s'il n'a pas les vertus d'un honnête homme, et je ne sais du marquis de Rivonnière que ce qu'on en dit. Je veux croire que mon père n'a pas été trompé, qu'il a un noble caractère, qu'on ne lui connaît pas de causes sérieuses de désordre, qu'il est charitable, bienveillant, généralement aimé des pauvres du pays, estimé de toutes les classes d'habitants. Cela ne me suffit pas. Il est riche, c'est un bon point; il n'a pas besoin de ma fortune, à moins qu'il ne soit très-ambitieux. Ce n'est peut-être pas un mal, mais encore faut-il savoir quel est son genre d'ambition; jusqu'à, présent, je ne le pénètre pas bien. Il paraît quelquefois étonné de mes opinions, et tout à coup il prend le parti de les admirer, de dire comme moi, et de me traiter comme une merveille qui l'éblouit. Voilà ce que j'appelle me faire la cour et ce que je ne veux pas permettre. Je veux qu'il se laisse juger, qu'il s'explique si je le choque, qu'il se défende si je l'attaque, et ma tante, qui est résolue à le trouver sublime parce qu'il est marquis, m'empêche de le piquer, en se hâtant d'interpréter mes paroles dans le sens le plus favorable à la vanité du personnage. Cela me fatigue et m'ennuie, et je désire que vous soyez là pour me soutenir contre elle et m'aider à voir clair en lui.

Deux jours plus tard, le marquis amena un joli cheval de selle qu'il avait offert à Césarine de lui procurer. Il l'avait gardé chez lui un mois pour l'essayer, le dresser et se bien assurer de ses qualités. Il le garderait pour lui, disait-il, s'il ne lui plaisait pas.

Césarine alla passer une jupe d'amazone, et courut essayer le cheval dans le manège en plein air qu'on lui avait établi au bout du parc. Nous la suivîmes tous. Elle montait admirablement et possédait par principes toute la science de l'équitation. Elle manoeuvra le cheval un quart d'heure, puis elle sauta légèrement sur la berge de gazon du manége sablé, en disant à M. de Rivonnière qui la contemplait avec ravissement:

 C'est un instrument exquis, ce joli cheval; mais il est trop dressé, ce n'est plus une volonté ni un instinct, c'est une machine. S'il vous plaît, à vous, gardez-le; moi, il m'ennuierait.

 Il y a, lui répondit le marquis, un moyen bien simple de le rendre moins maniable; c'est de lui faire oublier un peu ce qu'il sait en le laissant libre au pâturage. Je me charge de vous le rendre plus ardent.

 Ce n'est pas le manque d'ardeur que je lui reproche, c'est le manque d'initiative. Il en est des bêtes comme des gens: l'éducation abrutit les natures qui n'ont point en elles des ressources inépuisables. J'aime mieux un animal sauvage qui risque de me tuer qu'une mécanique à ressorts souples qui m'endort.

 Et vous aimez mieux, observa le marquis, une individualité rude et fougueuse

 Qu'une personnalité effacée par le savoir-vivre, répliqua-t-elle vivement; mais, pardon, j'ai un peu chaud, je vais me rhabiller.

Elle lui tourna le dos et s'en alla vers le château, relevant adroitement sa jupe juste à la hauteur des franges de sa bottine. M. de Rivonnière la suivit des yeux, comme absorbé, puis, me voyant près de lui, il m'offrit son bras, tandis que M. Dietrich et sa soeur nous suivaient à quelque distance. Je vis bien que le marquis voulait s'assurer ma protection, car il me témoignait beaucoup de déférence, et après quelque préambule un peu embarrassé il céda au besoin de m'ouvrir son coeur.

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