«Voilà, dit Horace, dont les yeux avaient suivi la même direction que les miens, un garçon qui ressemble effroyablement au Masaccio.»
Quoiqu'il eût coupé ses longs cheveux et sa petite moustache, il m'était impossible de douter un seul instant que ce ne fût le Masaccio en personne. J'eus le coeur affreusement serré, et faisant un effort, j'appelai le garçon.
«Voilà, Monsieur! répondit-il aussitôt; et, s'approchant de nous, sans le moindre embarras, il nous présenta le café.
Est-il possible! Arsène? m'écriai-je, vous avez pris ce parti?
En attendant un meilleur, répondit-il, et je ne m'en trouve pas mal.
Mais vous n'avez pas un instant de reste pour dessiner? lui dis-je, sachant bien que c'était la seule objection qui pût l'émouvoir.
Oh! cela, c'est un malheur! mais il est pour moi seul, répondit-il, ne me blâmez pas, Monsieur. Ma vieille tante va mourir, et je veux faire venir mes soeurs ici; car, voyez-vous quand on a tâté de ce coquin de Paris, on ne peut plus s'en aller vivre en province. Au moins ici j'entendrai parler d'art et de peinture aux jeunes étudiants: et quand M. Delacroix exposera, je pourrai m'esquiver une heure pour aller voir ses tableaux. Est-ce que les arts vont périr, parce que Paul Arsène ne s'en mêle plus? Il n'y a que les tasses qui menacent ruine, ajouta-t-il gaiement en retenant le plateau prêt à s'échapper de sa main encore mal exercée.
Ah çà, Paul Arsène, s'écria Horace en éclatant de rire, ou vous êtes un petit juif, ou vous êtes amoureux de la belle madame Poisson.»
Il fit cette plaisanterie, selon son habitude, avec si peu de précaution, que madame Poisson, dont le comptoir était tout près, l'entendit et rougit jusqu'au blanc des yeux. Arsène devint pâle comme la mort et laissa tomber le plateau; M. Poisson accourut au bruit, donna un coup d'oeil au dégât, et alla au comptoir pour l'inscrire sur un livre ad hoc. Le garçon de café est comptable de tout ce qu'il casse. En voyant l'émotion de sa femme, nous entendîmes le patron lui dire d'une voix âpre:
«Vous serez donc toujours prête à sauter et à crier au moindre bruit? Vous avez des nerfs de marquise.»
Madame Poisson détourna la tête et ferma les yeux, comme si la vue de cet homme lui eût fait horreur. Ce petit drame bourgeois se passa en trois minutes; Horace n'y fit aucune attention: mais ce fut pour moi comme un trait de lumière.
L'intérêt sincère et profond que j'éprouvais pour le pauvre Masaccio me fit souvent retourner au café Poisson; j'y fis de plus longues séances que de coutume, et j'y augmentai ma consommation, afin de ne point éveiller désagréablement l'attention du maître, qui me parut jaloux et brutal. Mais quoique je m'attendisse sans cesse à voir quelque tragédie dans ce ménage, il se passa plus d'un mois sans que l'ordre farouche en parût troublé. Arsène remplissait ses fonctions de valet avec une rare activité, une propreté irréprochable, une politesse brusque et de bonne humeur qui captivait la bienveillance de tous les habitués et jusqu'à celle de son rude patron.
«Vous le connaissez?» me dit un jour ce dernier en voyant que je causais un pou longuement avec lui. Arsène m'avait recommandé de ne point dire qu'il eût été artiste, de peur de lui aliéner la confiance de son maître, et conformément aux instructions qu'il m'avait données, je répondis que je l'avais vu dans un restaurant où on le regrettait beaucoup.
«C'est un excellent sujet, me répondit M. Poisson; parfaitement honnête, point causeur, point donneur, point ivrogne, toujours content, toujours prêt. Mon établissement a beaucoup gagné depuis qu'il est à mon service. Eh bien! Monsieur, croiriez-vous que madame Poisson, qui est d'une faiblesse et d'une indulgence absurdes avec tous ces gaillards-là, ne peut point souffrir ce pauvre Arsène!»
M. Poisson parlait ainsi debout, à deux pas de ma petite table, le coude appuyé, majestueusement sur la face externe du comptoir d'acajou où sa femme trônait d'un air aussi ennuyé qu'une reine véritable. La figure ronde et rouge de l'époux sortait de sa chemise à jabot de mousseline, et son embonpoint débordait un pantalon de nankin ridiculement tendu sur ses flancs énormes. Horace l'avait surnommé le Minautore. Tandis qu'il déplorait l'injustice de sa femme envers ce pauvre Arsène, je crus voir un imperceptible sourire errer sur les lèvres de celle-ci. Mais elle ne répliqua pas un mot, et lorsque je voulus continuer cette conversation avec elle, elle me répondit avec un calme imperturbable:
«Que voulez-vous, Monsieur? ces gens-là (elle parlait des garçons de café en général) sont les fléaux de notre existence. Ils ont des manières si brutales et si peu d'attachement! Ils tiennent à la maison et jamais aux personnes. Mon chat vaut mieux, il tient à la maison et à moi.»
Et parlant ainsi d'une voix douce et traînante, elle passait sa main de neige sur le dos tigré du magnifique angora qui se jouait adroitement parmi les porcelaines du comptoir.
Madame Poisson ne manquait point d'esprit, et je remarquai souvent qu'elle lisait de bons romans. Comme habitué, j'avais acheté le droit de causer avec elle, et mes manières respectueuses inspiraient toute confiance au mari. Je lui fis souvent compliment du choix de ses lectures; jamais je n'avais vu entre ses mains un seul de ces ouvrages grivois et à demi obscènes qui font les délires de la petite bourgeoisie. Un jour qu'elle terminait Manon Lescaut, je vis une larme rouler sur sa joue, et je l'abordai en lui disant que c'était le plus beau roman du coeur qui eût été fait en France. Elle s'écria:
«Oh! oui, Monsieur! c'est du moins le plus beau que j'aie lu. Ah! perfide Manon! sublime Desgrieux!» et ses regards tombèrent sur Arsène, qui déposait de l'argent dans sa sébile; fut-ce par hasard ou par entraînement? il était difficile de prononcer. Jamais Arsène ne levait les yeux sur elle; il circulait des tables au comptoir avec une tranquillité qui aurait dérouté le plus fin observateur.
VI
Peu à peu Horace, avait daigné faire attention à la beauté et aux bonnes manières de Laure: c'était le petit nom que M. Poisson donnait à sa femme.
«Si cela était né sur un trône, disait-il souvent en la regardant, la terre entière serait prosternée devant une telle majesté.
A quoi bon un trône? lui répondis-je; la beauté est par elle-même une royauté véritable.
Ce qui la distingue pour moi des autres teneuses de comptoir, reprenait-il, c'est cette dignité froide, si différente de leurs agaceries coquettes. En général, elles vous vendent leurs regards pour un verre d'eau sucrée; c'est à vous ôter la soif pour toujours. Mais celle-ci est, au milieu des hommages grossiers qui l'environnent, une perle fine dans le fumier; elle inspire vraiment une sorte de respect. Si j'étais sûr qu'elle ne fût pas bête, j'aurais presque envie d'en devenir amoureux.»
La vue de plusieurs jeunes gens qui, chaque jour, s'évertuaient à fixer l'attention de la belle limonadière, et qui eussent vraiment fait des folies pour elle, acheva de piquer l'amour-propre d'Horace; mais il ne convenait pas à tant d'orgueil de suivre la même route que ces naïfs admirateurs. Il ne voulait pas être confondu dans ce cortège: il lui fallait, disait-il, emporter la place d'assaut au nez des assiégeants. Il médita ses moyens, et jeta un soir une lettre passionnée sur le comptoir; puis il resta jusqu'au lendemain sans se montrer, pensant que cet air occupé, découragé ou dédaigneux, expliqué ensuite par lui selon la circonstance, ferait un bon effet, par contraste avec l'obsession de ses rivaux.
J'avais consenti à m'intéresser à cette folie, persuadé intérieurement qu'elle servirait de leçon à la naissante fatuité d'Horace, et qu'il en serait pour ses frais d'éloquence épistolaire. Le lendemain je fus occupé plus que de coutume, et nous nous donnâmes rendez-vous le soir au café Poisson. La dame n'était pas à son comptoir: Arsène remplissait à lui seul les fonctions de maître et de valet, et il était si affairé, qu'à toutes nos questions il ne répondit qu'un «je ne sais pas» jeté en courant d'un air d'indifférence. M. Poisson ne paraissant pas davantage, nous allions prendre le parti de nous retirer sans rien savoir, lorsque Laravinière, le président des bousingots, entra bruyamment au milieu de sa joyeuse phalange.
J'ai lu quelque part une définition assez étendue de l'étudiant, qui n'est certainement pas faite sans talent, mais qui ne m'a point paru exacte. L'étudiant y est trop rabaissé, je dirai plus, trop dégradé; il y joue un rôle bas et grossier qui vraiment n'est pas le sien. L'étudiant a plus de travers et de ridicules que de vices; et quand il en a, ce sont des vices si peu enracinés, qu'il lui suffit d'avoir subi ses examens et repassé le seuil du toit paternel, pour devenir calme, positif, rangé; trop positif la plupart du temps, car les vices de l'étudiant sont ceux de la société tout entière, d'une société où l'adolescence est livrée à une éducation à la fois superficielle et pédantesque, qui développe en elle l'outrecuidance et la vanité; où la jeunesse est abandonnée, sans règle et sans frein, à tous les désordres qu'engendre le scepticisme, où l'âge viril rentre immédiatement après dans la sphère des égoïsmes rivaux et des luttes difficiles. Mais si les étudiants étaient aussi pervertis qu'on nous les montre, l'avenir de la France serait étrangement compromis.
Il faut bien vite excuser l'écrivain que je blâme, en reconnaissant combien il est difficile, pour ne pas dire impossible, de résumer en un seul type une classe aussi nombreuse que celle des étudiants. Eh quoi! c'est la jeunesse lettrée en masse que vous voulez nous faire connaître dans une simple effigie? Mais que de nuances infinies dans cette population d'enfants à demi hommes que Paris voit sans cesse se renouveler, comme des aliments hétérogènes, dans le vaste estomac du quartier latin! Il y a autant de classes d'étudiants qu'il y a de classes rivales et diverses dans la bourgeoisie. Haïssez la bourgeoisie encroûtée qui, maîtresse de toutes les forces de l'État, en fait un misérable trafic; mais ne condamnez pas la jeune bourgeoisie qui sent de généreux instincts se développer et grandir en elle. En plusieurs circonstances de notre histoire moderne, cette jeunesse s'est montrée brave et franchement républicaine. En 1830, elle s'est encore interposée entre le peuple et les ministres déchus de la restauration, menacés jusque dans l'enceinte où se prononçait leur jugement; ç'a été son dernier jour de gloire.
Depuis, on l'a tellement surveillée, maltraitée et découragée, qu'elle n'a pu se montrer ouvertement. Néanmoins, si l'amour de la justice, le sentiment de l'égalité et l'enthousiasme pour les grands principes et les grands dévouements de la révolution française ont encore un foyer de vie autre que le foyer populaire, c'est dans l'âme de cette jeune bourgeoisie qu'il faut aller le chercher. C'est un feu qui la saisit et la consume rapidement, j'en conviens. Quelques années de cette noble exaltation que semble lui communiquer le pavé brûlant de Paris, et puis l'ennui de la province, ou le despotisme de la famille, ou l'influence des séductions sociales, ont bientôt effacé jusqu'à la dernière trace du généreux élan.
Alors on rentre en soi-même, c'est-à-dire en soi seul, on traite de folies de jeunesse les théories courageuses qu'on a aimées et professées; on rougit d'avoir été fouriériste, ou saint-simonien, ou révolutionnaire d'une manière quelconque; on n'ose pas trop raconter quelles motions audacieuses on a élevées ou soutenues dans les sociétés politiques, et puis on s'étonne d'avoir souhaité l'égalité dans toutes ses conséquences, d'avoir aimé le peuple sans frayeur, d'avoir voté la loi de fraternité sans amendement. Et au bout de peu d'années, c'est-à-dire quand on est établi bien ou mal, qu'on soit juste-milieu, légitimiste ou républicain, qu'on soit de la nuance des Débats, de la Gazette ou du National, on inscrit sur sa porte, sur son diplôme ou sur sa patente, qu'on n'a, en aucun temps de sa vie, entendu porter atteinte à la sacro-sainte propriété.
Mais ceci est le procès à faire, je le répète, à la société bourgeoise qui nous opprime. Ne faisons pas celui de la jeunesse, car elle a été ce que la jeunesse, prise en masse et mise en contact avec elle-même, est et sera toujours, enthousiaste, romanesque et généreuse. Ce qu'il y a de meilleur dans le bourgeois, c'est donc encore l'étudiant; n'en doutez pas.
Je n'entreprendrai pas de contredire dans le détail les assertions de l'auteur, que j'incrimine sans aucune aigreur, je vous jure. Il est possible qu'il soit mieux informé des moeurs des étudiants que je ne puis l'être relativement à ce qu'elles sont aujourd'hui; mais je dois en conclure, ou que l'auteur s'est trompé, ou que les étudiants ont bien changé; car j'ai vu des choses fort différentes.
Ainsi, de mon temps, nous n'étions pas divisés en deux espèces, l'une, appelée les bambocheurs, fort nombreuse, qui passait son temps à la Chaumière, au cabaret, au bal du Panthéon, criant, fumant, vociférant dans une atmosphère infecte et hideuse; l'autre fort restreinte, appelée les piocheurs, qui s'enfermait pour vivre misérablement, et s'adonner à un travail matériel dont le résultat était le crétinisme. Non! il y avait bien des oisifs et des paresseux, voire des mauvais sujets et des idiots; mais il y avait aussi un très-grand nombre de jeunes gens actifs et intelligents, dont les moeurs étaient chastes, les amours romanesques, et la vie empreinte d'une sorte d'élégance et de poésie, au sein de la médiocrité et même de la misère. Il est vrai que ces jeunes gens avaient beaucoup d'amour-propre, qu'ils perdaient beaucoup de temps, qu'ils s'amusaient à tout autre chose qu'à leurs études, qu'ils dépensaient plus d'argent qu'un dévouement vertueux à la famille ne l'eût permis; enfin, qu'ils faisaient de la politique et du socialisme avec plus d'ardeur que de raison, et de la philosophie avec plus de sensibilité que de science et de profondeur. Mais s'ils avaient, comme je l'ai déjà confessé, des travers et des ridicules, il s'en faut de beaucoup qu'ils fussent vicieux, et que leurs jours s'écoulassent dans l'abrutissement, leurs nuits dans l'orgie. En un mot, j'ai vu beaucoup plus d'étudiants dans le genre d'Horace, que je n'en ai vu dans celui de l'Étudiant esquissé par l'écrivain que j'ose ici contredire.
Celui dont j'ai maintenant à vous faire le portrait, Jean Laravinière, était un grand garçon de vingt-cinq ans, leste comme un chamois et fort comme un taureau. Ses parents ayant eu la coupable distraction de ne pas le faire vacciner, il était largement sillonné par la petite-vérole, ce qui était, pour son bonheur, un intarissable sujet de plaisanteries comiques de sa part. Quoique laide, sa figure était agréable, sa personne pleine d'originalité comme son esprit. Il était aussi généreux qu'il était brave, et ce n'était pas peu dire. Ses instincts de combativité, comme nous disions en phrénologie, le poussaient impétueusement dans toutes les bagarres, et il y entraînait toujours une cohorte d'amis intrépides, qu'il fanatisait par son sang-froid héroïque et sa gaieté belliqueuse. Il s'était battu très-sérieusement en juillet; plus tard, hélas! il se battit trop bien ailleurs.