Eh bien, dit-elle en se levant, consulte l'oracle! Demande à Julie ce qu'elle doit penser du caquet de sa femme de chambre. Je te donne rendez-vous ici, à cette place et à cette heure, d'aujourd'hui en huit. Si tu n'y viens pas, je te regarderai comme vaincu, et je regretterai le temps que j'aurai perdu à provoquer un adversaire si faible.
Elle disparut. J'étais si accablé, que je ne songeai pas à la suivre. Puis je le regrettai aussitôt, et me mis à sa recherche, mais inutilement. Il y avait dans le bal plus de cent dominos à noeuds roses. Une ouvreuse de loges, avec qui je sus engager une conversation, m'apprit que les femmes comme il faut ne portaient jamais aucun ornement, et que leur costume était uniformément noir comme la nuit.
Cette femme m'a bouleversé le cerveau. 0 Julie! j'ai besoin de vous revoir et de vous entendre pour effacer ce mauvais rêve, pour me rattacher à l'adoration fervente et inviolable de la clarté sans ombre et de la pudeur sans trouble.
8 janvier.
Un mauvais génie a présidé au destin de la semaine. Une fois je suis allé au jardin, elle n'a point paru; une autre fois j'ai essayé de pénétrer dans l'enclos par le rez-de-chaussée; les portes étaient replacées, les serrures posées et fermées. J'ai fait une tentative désespérée auprès de madame Germain; j'ai humblement demandé la permission de prendre un peu d'air et de mouvement dans ce jardin inoccupé. Elle m'a aigrement refusé.
«De l'air et du mouvement, Monsieur n'en manque pas, puisqu'il passe les nuits à courir!»
J'ai offert de l'argent; mais je ne suis pas assez riche pour corrompre.
«Monsieur n'en aura pas de trop pour acquitter les dettes des locataires insolvables. D'ailleurs, c'est ma consigne: le jardin n'est ouvert à personne.»
J'irai au bal de l'Opéra ce soir: je ferai cette folie. J'interrogerai ce masque, je saurai si Julie est malade ou si elle a quelque chagrin. Je ferai semblant d'être galant pour me rendre favorable cette femme étrange qui prétend la connaître et qui m'a peut-être trompé. Comment Julie pourrait-elle se lier d'amitié avec un, caractère si différent du sien?
10 janvier
Me voilà brisé, anéanti! Non, je n'aurai pas le courage de me raconter à moi-même ce que j'ai découvert, ce que je souffre depuis cette nuit maudite!
10 janvier
Essayons d'écrire. Les souvenirs qu'on se retrace en les rédigeant échappent au vague de la rêverie dévorante.
A minuit j'étais là, où elle m'avait dit de la rejoindre, et je l'attendais. Elle paraît enfin, me serre convulsivement la main, et se jette, essoufflée, sur une chaise au fond de la loge, après s'y être fait renfermer avec moi par l'ouvreuse. Au bout de quelques moments de silence, où elle paraissait véritablement suffoquée par l'émotion:
«J'ai encore été poursuivie aujourd'hui, me dit-elle, par un homme qui me hait et que je méprise. Oh! candide et honnête Jacques! vous ne savez pas ce que c'est qu'un homme du monde, à quelle lâche fureur, à quels ignobles ressentiments peuvent se porter ces gens de bonne compagnie, quand le despotisme fanatique de leur amour-propre est blessé!»
Je la plaignais, mais je ne trouvais pas d'expression pour la consoler.
Vous le voyez, lui dis-je, cette vie d'enivrement et de plaisir égare celles qui s'y abandonnent. Ces illusions d'un instant dont vous me parliez mettent l'amour d'une femme, peut-être belle et bonne, aux bras d'un homme indigne d'elle, et capable de tout pour se venger du retour de sa raison.
Qu'est-ce que cela prouve, Jacques? me dit-elle vivement. C'est qu'apparemment il faut s'abstenir de chercher et de rêver l'amour dans ce monde-ci. Créez-en donc un meilleur, où l'on puisse estimer ce qu'on aime, et, en attendant, croyez-moi, ne prenez pas parti pour le bourreau contre la victime.
En ce moment, la porte de la loge voisine s'ouvrit. Un fort bel homme, qui avait un air de grand seigneur et des fleurs à sa boutonnière, entra, et, se penchant vers ma compagne par-dessus la cloison basse qui le séparait de nous:
«C'est donc vous enfin, belle Isidora lui dit-il d'un ton acerbe. Pourquoi fuir et vous cacher? Je ne prétends pas troubler vos plaisirs, mais voir seulement la figure de notre heureux successeur à tous, afin de le désigner aux remercîments de mon ami Félix.»
Quoiqu'il eût parlé à voix basse, je n'avais pas perdu un mot de son compliment. Ma compagne m'avait saisi le bras, et je la sentais trembler comme une feuille au vent d'orage. Je pris vite mon parti.
«Monsieur, dis-je en me levant, je ne sais point ce que c'est que mademoiselle Isidora. Je ne sais pas davantage ce que c'est que votre ami Félix, et je ne vois pas trop ce que peut être un homme qui s'en vient insulter une femme au bras d'un autre homme. Mais ce que je sais, mordieu fort bien, c'est que je reviens de mon village, et que j'en ai rapporté des poings qui, pour parler le langage du lieu où nous sommes, pourraient bien vous faire piquer une tête dans le parterre, si votre goût n'était pas de nous laisser tranquilles.»
Puis, comme je le voyais hésiter, et qu'il me paraissait trop facile de me débarrasser de ce beau fils par la force, il me prit envie de le persifler par un mensonge.
Sachez, d'ailleurs, lui dis-je, que madame est ma femme, et tenez-vous pour averti.
Votre femme! répondit le dandy avec ironie, quoique cependant il ne fût pas certain de ne pas s'être grossièrement trompé. Votre femme!.. Eh bien! Monsieur, vous défendez peu courtoisement son honneur; mais j'ai tort, et je mérite un peu votre mercuriale. Que madame me pardonne, ajouta-t-il en saluant ma prétendue femme, c'est une méprise qui n'a rien de volontaire.
Je te remercie, bon Jacques, reprit-elle, aussitôt qu'il se fut éloigné, tu m'as rendu un grand service; mais si tu veux que je te le dise, il y a dans ta manière de me défendre Quelque chose qui me blesse profondément. Tu n'aurais donc pas consenti à défendre le nom et la personne d'Isidora, dans la crainte de passer pour, l'amant d'une femme qu'on peut outrager ainsi?
Rien de semblable ne m'est venu à l'esprit; je n'ai songé qu'à vous débarrasser d'un fou ou d'un ennemi, qui m'eût, à coup sûr, forcé de traverser par quelque scandale le plaisir que j'éprouve à causer avec vous.
Mais si j'avais été cette Isidora fameuse dont on dit tant de mal, et dont vous avez sans doute la plus parfaite horreur, et si l'ennemi s'était acharné à me prendre pour elle, nonobstant notre mariage improvisé?..
D'abord je ne m'inquiète pas de cette Isidora, et je ne la connais pas. Je ne suis pas un homme du monde, je n'ai point de rapports avec ce genre de femmes célèbres. Ensuite, Isidora ou non, je vous prie de croire que je ne suis pas assez de mon village pour ne pas savoir qu'on doit protection à la femme qu'on accompagne.
Ah! mon cher villageois, avoue que c'est une triste nécessité que le devoir d'un honnête homme en pareil cas! Risquer sa vie pour une fille!
Je n'ai jamais su ce que c'était qu'une fille, je le sais moins que jamais, et je suis tenté, depuis huit jours, de croire qu'il n'y a point de femmes qui méritent réellement cette épithète infamante. Si Isidora est une de ces femmes, et si vous êtes cette Isidora, j'éprouve pour vous
Eh bien, qu'éprouves-tu pour moi? Dis donc vite!
Le même sentiment qu'un dévot aurait pour une relique qu'il verrait foulée aux pieds dans la fange. Il la relèverait, il s'efforcerait de la purifier et de la replacer sous la châsse.
Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n'es pas plus grand! Tu vois toujours dans l'amour l'idée de pardon et de correction, tu ne vois pas que ton rôle de purificateur, c'est le préjugé du pédagogue qui croit sa main plus pure que celle d'autrui, et que la châsse où tu veux replacer la relique, c'est l'éteignoir, c'est la cage, c'est le tombeau de ta possession jalouse?
Le même sentiment qu'un dévot aurait pour une relique qu'il verrait foulée aux pieds dans la fange. Il la relèverait, il s'efforcerait de la purifier et de la replacer sous la châsse.
Tu es meilleur que les autres, pauvre Jacques, mais tu n'es pas plus grand! Tu vois toujours dans l'amour l'idée de pardon et de correction, tu ne vois pas que ton rôle de purificateur, c'est le préjugé du pédagogue qui croit sa main plus pure que celle d'autrui, et que la châsse où tu veux replacer la relique, c'est l'éteignoir, c'est la cage, c'est le tombeau de ta possession jalouse?
Femme orgueilleuse! m'écriai-je, tu ne veux pas même de pardon?
Le pardon est un reproche muet, le mépris subsiste après. Je donnerais une vie de pardon pour un instant d'amour.
Mais le mépris revient aussi après cet instant-là!
On l'a eu, cet instant! Avec le pardon on ne l'a pas. Mépris pour mépris, j'aime mieux celui de la haine que celui de la pitié.
Je ne sais comment il se fit que l'accent dont elle dit ces paroles me causa une sorte de vertige. Je fus comme tenté de me jeter à ses pieds et de lui demander pardon à elle-même. Mais un reste d'effroi et peut-être de dégoût me retint.
«Allons-nous-en, me dit-elle, nous ne nous entendrons pas, mon philosophe!»
Je la suivis machinalement. Nous fîmes un tour de foyer. J'y étais étourdi et comme étouffé par le feu croisé des agaceries et des épigrammes. Tout à coup ma compagne quitta mon bras comme pour m'échapper. Je ne la perdis pas de vue, et, voyant qu'elle quittait le bal, je décidai de le quitter aussitôt, tout en protégeant sa retraite. Je descendais l'escalier sur ses pas, et elle atteignait la dernière marche, lorsque le beau jeune homme dont je l'avais débarrassée, et qui rentrait, se trouve face à face avec elle. Il s'arrête, sourit avec un mépris inexprimable, et, levant les yeux vers moi:
C'est donc l'habitude dans votre province, me dit-il, de suivre sa femme comme un jaloux, et de l'observer à distance? Mon cher monsieur, vous vous êtes moqué de moi, mais je vous le pardonne, si bien que je veux vous donner un petit avis. La dame que vous escortez est la plus belle femme de Paris, vous avez raison d'en être vain; mais, comme c'est la plus méprisable et la plus méprisée, vous auriez grand tort d'en être fier.
Et vous, répondis-je, voua devriez être honteux de parler comme vous faites. Si vous dites un mot de plus, je vous en rendrai très-repentant.
Un flot de monde qui rentrait nous sépara, et il monta l'escalier assez rapidement. Quand il fut en haut du premier palier, il se retourna. Je m'étais emparé du bras d'Isidora, et je m'étais arrêté en bas pour le regarder aussi. Il haussa légèrement les épaules. Je lui fis un signe impératif pour qu'il eût à disparaître ou à redescendre. Il prit le premier parti, couvrant d'un air de dédain ironique sa retraite prudente.
Je me sentais le sang échauffé plus que de raison; je voulais remonter et le forcer à prendre d'autres airs. Ma compagne se cramponna après moi.
«Vous me perdez si vous faites du scandale, me dit-elle. Suivez-moi, j'ai à vous parler.»
Elle m'entraîna vers un fiacre, donna son adresse tout bas au cocher, et me dit:
«Jacques, vous allez me suivre chez moi. Ce n'est pas une aventure; je sais qu'elle ne serait pas de votre goût, et il n'est pas certain qu'elle fût du mien.»
Que ce fût la colère dont j'étais à peine remis, ou la pitié pour elle, ou quelque intérêt subit plus tendre que je ne voulais me l'avouer, je ne me sentais plus sous l'empire de la raison. Il faut que j'avoue aussi que la crainte de découvrir la vieillesse et la laideur sous son masque avait agi à mon insu sur mon imagination. Le dandy, qui croyait me dégoûter d'elle en m'apprenant (ce qu'il ne supposait pas que je pusse ignorer), qu'elle était la plus belle femme de Paris, avait étrangement manqué sa vengeance. Le prestige de la beauté, lors même qu'il n'agit pas encore sur les yeux, est tout puissant sur un cerveau aussi impressionnable que le mien. J'entourai de mes bras ma tremblante conquête, et perdant tout mon orgueil de pédagogue, je la suppliai de ne pas me croire indigne d'un de ces moments d'amour qu'elle m'avait fait rêver si doux et si terribles. Elle tressaillit et s'arracha de mes bras à plusieurs reprises; enfin elle me dit:
«Prenez garde, Jacques, que ma figure ne soit pour vous la tête de Méduse!.. Vous allez me voir, hélas! ne parlez pas d'amour et de joie. Je touche au terme de mon agonie, et je sens la vie quitter mon sein, peut-être pour la dernière fois.»
Le fiacre s'arrêta à une petite porte, dans une ruelle sombre. J'en franchis le seuil sans savoir dans quel quartier de Paris je pouvais être: j'avais fait cette course comme un somnambule. Nous traversâmes plusieurs pièces mystérieuses, éclairées seulement par des feux mourants de cheminée qui faisaient scintiller dans l'ombre quelques dorures. Enfin nous entrâmes dans un boudoir à la fois chaste et délicieux, au milieu duquel brûlait une lampe de bronze antique. Ma compagne ferma soigneusement les portes, alluma plusieurs bougies, et, tout à coup arrachant son masque avec un mouvement de colère et de désespoir, elle me montra 0 ciel! écrirai-je son nom sans défaillir!.. les traits purs et divins de Julie!
Julie! m'écriai-je
Non pas Julie, dit-elle avec amertume, mais Isidora, la femme la plus méprisée, sinon la plus méprisable de Paris.
Je restai longtemps altéré, et, lorsque j'osai relever les yeux sur elle, je vis qu'elle observait mon visage avec une profonde anxiété.
Jacques, reprit-elle alors, voyant que je n'avais pas la force de rompre le silence, vous avez aimé Julie! Julie n'a pas joué de rôle devant vous: vous n'aviez point parlé d'amour ensemble. Vous avez connu l'état présent de son âme, ses profonds ennuis et ses plus sérieuses préoccupations depuis qu'elle a renoncé au rêve d'être aimée. Mais elle vous eût trompé, si elle eût laissé la passion s'allumer en vous dans les circonstances pures et charmantes qui avaient présidé à votre rencontre. Le hasard d'une autre rencontre à la porte de l'Opéra l'a décidée à se faire connaître sous son autre aspect. Celui-là, c'est le passé, mais un passé qui n'est pas assez loin pour être oublié des hommes qui le connaissent
Ne vous accusez pas, Julie, vous me faites trop de mal!
Que voulez-vous dire?
Je n'en sais rien, je souffre!
Je vous comprends mieux que vous-même. C'est le moment de nous dire adieu, Jacques. Ne souffrez pas à cause de moi. Moi aussi, je souffre, et je dois souffrir plus longtemps que vous; car, moi aussi je vous aimais, alors que je me sentais aimée, et les raisons qui me feront combattre désormais votre souvenir ne sont terribles et humiliantes que pour moi seule.
Ne dites pas cela, Julie! Je vous aime, je vous aimerai toute ma vie. Je vous vénérais comme un ange; à présent, je vous aimerai autrement; mais ce ne sera pas moins, je vous le jure!
Vous le jurez! donc vous ne le sentez plus. Je ne veux pas être aimée autrement, moi, et je sais que mon ambition est insensée. Ainsi, adieu, noble et bon Jacques, adieu pour toujours, le dernier amour de ma vie!
Julie! Julie! ne mettez pas de l'orgueil à la place de l'amour. Ne repoussez pas cet amour vrai et profond, que je mets encore à vos pieds. 0 ciel! craindriez-vous de moi de lâches reproches?
Je vous l'ai dit, je crains le pardon! ce muet reproche, le plus noble, mais le plus implacable de tous!
Ne parlez pas de pardon, n'en parlons jamais! A Dieu seul le droit de pardonner; vous avez raison! Et que suis-je pour m'arroger celui de vous absoudre? Ma vie a été pure et paisible, et je n'ai pas lieu d'en tirer gloire. A quelles séductions ai-je été exposé? quelles luttes ai-je subies! Non, adorable et infortunée créature, je ne te pardonne pas, je t'aime trop pour cela!