Elle et lui - Жорж Санд 2 стр.


Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.

 Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de mademoiselle Jacques.

Laurent tressaillit.

 Et que diable voulez-vous à mademoiselle Jacques? répondit-il en faisant semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.

 Moi? Rien c'est-à-dire si! Je voudrais bien la connaître; mais je ne la connais que de vue et de réputation. C'est pour une personne qui veut se faire peindre que je demande son adresse.

 Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques?

 Parbleu! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l'a remarquée? Elle est faite pour cela!

 Vous trouvez?

 Eh bien, et vous?

 Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas compétent.

 Vous l'aimez beaucoup?

 Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas la cour.

 Vous la voyez souvent?

 Quelquefois.

 Alors vous êtes son ami sérieux?

 Eh bien, oui, un peu Pourquoi riez-vous?

 Parce que je n'en crois rien; à vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami sérieux d'une femme jeune et belle!

 Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon camarade, pas désagréable à voir, voilà tout. Pourtant elle appartient à un type que je n'aime pas, et je suis forcé de lui pardonner d'être blonde. Je n'aime les blondes qu'en peinture.

 Elle n'est pas déjà si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange singulièrement. Au reste, ça lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant.

 Le mot est joli; mais vous aimez les grandes femmes, vous!

 Elle n'est pas très-grande, elle a des petits pieds et des petites mains. C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardée, puisque j'en suis amoureux.

 Tiens, quelle idée vous avez là!

 Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plaît pas?

 Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-là, je tâcherais d'être mieux avec elle que je ne suis; mais je ne serais pas amoureux, c'est un état que je ne fais pas; par conséquent, je ne serais pas jaloux. Poussez donc votre pointe, si bon vous semble.

 Moi? Oui, si je trouve l'occasion; mais je n'ai pas le temps de la chercher, et, au fond, je suis comme vous, Laurent, parfaitement enclin à la patience, vu que je suis d'un âge et d'un monde où le plaisir ne manque pas Mais, puisque nous parlons de cette femme-là, et que vous la connaissez, dites-moi donc c'est pure curiosité de ma part, je vous le déclare, si elle est veuve ou

 Ou quoi?

 Je voulais dire si elle est veuve d'un amant ou d'un mari.

 Je n'en sais rien.

 Pas possible!

 Parole d'honneur, je ne lui ai jamais demandé. Ça m'est si égal!

 Savez-vous ce qu'on dit?

 Non, je ne m'en soucie pas. Qu'est-ce qu'on dit?

 Vous voyez bien que vous vous en souciez! On dit qu'elle a été mariée à un homme riche et titré.

 Mariée

 On ne peut plus mariée, par-devant M. le maire et M. le curé.

 Quelle bêtise! elle porterait son nom et son titre.

 Ah! voilà! Il y a un mystère là-dessous. Quand j'aurai le temps, je chercherai ça, et je vous en ferai part. On dit qu'elle n'a pas d'amant connu, bien qu'elle vive avec une grande liberté. D'ailleurs, vous devez savoir cela, vous?

 Je n'en sais pas le premier mot. Ah ça! vous croyez donc que je passe ma vie à observer ou à interroger les femmes? Je ne suis pas un flâneur comme vous, moi! je trouve la vie très courte pour vivre et travailler.

 Vivre je ne dis pas. Il paraît que vous vivez beaucoup. Quant à travailler on dit que vous ne travaillez pas assez. Voyons, qu'est-ce que vous avez là? Laissez-moi voir!

 Non, ce n'est rien, je n'ai rien de commencé ici.

 Si fait: cette tête-là c'est très-beau, diable! Laissez-moi donc voir, ou je vous malmène dans mon prochain salon.

 Vous en êtes bien capable!

 Oui, quand vous le mériterez; mais, pour cette tête-là, c'est superbe et s'admire tout bêtement. Qu'est-ce que ça sera?

 Est-ce que je sais?

 Voulez-vous que je vous le dise?

 Vous me ferez plaisir.

 Faites-en une sibylle. On coiffe ça comme on veut, ça n'engage à rien.

 Tiens, c'est une idée.

 Et puis on ne compromet pas la personne à qui ça ressemble.

 Ça ressemble à quelqu'un?

 Parbleu! mauvais plaisant, vous croyez que je ne la reconnais pas? Allons, mon cher, vous avez voulu vous moquer de moi, puisque vous niez tout, même les choses les plus simples. Vous êtes l'amant de cette figure-là!

 La preuve, c'est que je m'en vais à Montmorency! dit froidement Laurent en prenant son chapeau.

 Ça n'empêche pas! répondit Mercourt.

Laurent sortit, et Mercourt, qui était descendu avec lui, le vit monter dans une petite voiture de remise; mais Laurent se fit conduire au bois de Boulogne, où il dîna tout seul dans un petit café, et d'où il revint à la nuit tombée, à pied et perdu dans ses rêveries.

Le bois de Boulogne n'était pas à cette époque ce qu'il est aujourd'hui. C'était plus petit d'aspect, plus négligé, plus pauvre, plus mystérieux et plus champêtre: on y pouvait rêver.

Les Champs-Elysées, moins luxueux et moins habités qu'aujourd'hui, avaient de nouveaux quartiers où se louaient encore à bon marché de petites maisons avec de petits jardins d'un caractère très-intime. On y pouvait vivre et travailler.

C'était dans une de ces maisonnettes blanches et propres, au milieu des lilas en fleur, et derrière une grande haie d'aubépine fermée d'une barrière peinte en vert, que demeurait Thérèse. On était au mois de mai. Le temps était magnifique. Comment Laurent se trouva, à neuf heures, derrière cette haie, dans la rue déserte et inachevée où les réverbères n'avaient pas encore été installés, et sur les talus de laquelle poussaient encore les orties et les folles herbes, c'est ce que lui-même eût été embarrassé d'expliquer.

La haie était fort épaisse, et Laurent tourna sans bruit tout à l'entour, sans apercevoir autre chose que des feuilles légèrement dorées par une lumière qu'il supposa placée dans le jardin, sur une petite table auprès de laquelle il avait l'habitude de fumer quand il passait la soirée chez Thérèse. On fumait donc dans le jardin? ou on y prenait le thé, comme cela arrivait quelquefois? Mais Thérèse avait annoncé à Laurent qu'elle attendait toute une famille de province, et il n'entendait que le chuchotement mystérieux de deux voix, dont l'une lui paraissait être celle de Thérèse. L'autre parlait tout à fait bas: était-ce celle d'un homme?

Laurent écouta à en avoir des tintements dans les oreilles, jusqu'à ce qu'enfin il entendît ou crût entendre ces mots dits par Thérèse:

 Que m'importe tout cela? Je n'ai plus qu'un amour sur la terre, et c'est vous!

 A présent, se dit Laurent en quittant précipitamment la petite rue déserte et en revenant sur la chaussée bruyante des Champs-Elysées, me voilà bien tranquille. Elle a un amant! Au fait, elle n'était pas obligée de me confier cela!.. Seulement, elle n'était pas obligée de parler en toute occasion de manière à me faire croire qu'elle n'était et ne voulait être à personne. C'est une femme comme les autres: le besoin de mentir avant tout. Qu'est-ce que ça me fait? Je ne l'aurais pourtant pas cru! Et même il faut bien que j'aie eu la tête un peu montée pour elle sans me l'avouer, puisque j'étais là aux écoutes, faisant le plus lâche des métiers, quand ce n'est pas un métier de jaloux! Je ne peux pas m'en repentir beaucoup: cela me sauve d'une grande misère et d'une grande duperie: celle de désirer une femme qui n'a rien de plus désirable que toute autre, pas même la sincérité.

 Que m'importe tout cela? Je n'ai plus qu'un amour sur la terre, et c'est vous!

 A présent, se dit Laurent en quittant précipitamment la petite rue déserte et en revenant sur la chaussée bruyante des Champs-Elysées, me voilà bien tranquille. Elle a un amant! Au fait, elle n'était pas obligée de me confier cela!.. Seulement, elle n'était pas obligée de parler en toute occasion de manière à me faire croire qu'elle n'était et ne voulait être à personne. C'est une femme comme les autres: le besoin de mentir avant tout. Qu'est-ce que ça me fait? Je ne l'aurais pourtant pas cru! Et même il faut bien que j'aie eu la tête un peu montée pour elle sans me l'avouer, puisque j'étais là aux écoutes, faisant le plus lâche des métiers, quand ce n'est pas un métier de jaloux! Je ne peux pas m'en repentir beaucoup: cela me sauve d'une grande misère et d'une grande duperie: celle de désirer une femme qui n'a rien de plus désirable que toute autre, pas même la sincérité.

Laurent arrêta une voiture qui passait vide et alla à Montmorency. Il se promettait d'y passer huit jours et de ne pas remettre les pieds chez Thérèse avant quinze. Cependant, il ne resta que quarante-huit heures à la campagne et se trouva le troisième soir à la porte de Thérèse, juste en même temps que M. Richard Palmer.

 Oh! dit l'Américain en lui tendant la main, je suis content de voir vous!

Laurent ne put se dispenser de tendre aussi la main; mais il ne put s'empêcher de demander à M. Palmer pourquoi il était si content de le voir.

L'étranger ne fit aucune attention au ton passablement impertinent de l'artiste.

 Je suis content parce que j'aime vous, reprit-il avec une cordialité irrésistible, et j'aime vous, parce que j'admire vous beaucoup!

 Comment! vous voilà? dit Thérèse étonnée à Laurent. Je ne comptais plus sur vous ce soir.

Et il sembla au jeune homme qu'il y avait un accent de froideur inusité dans ces simples paroles.

 Ah! lui répondit-il tout bas, vous en eussiez pris facilement votre parti, et je crois que je viens troubler un délicieux tête-à-tête.

 C'est d'autant plus cruel à vous, reprit-elle sur le même ton enjoué, que vous sembliez vouloir me le ménager.

 Vous y comptiez, puisque vous ne l'aviez pas décommandé! Dois-je m'en aller?

 Non, restez. Je me résigne à vous supporter.

L'Américain, après avoir salué Thérèse, avait ouvert son portefeuille et cherché une lettre qu'il était chargé de lui remettre. Thérèse parcourut cette lettre d'un air impassible, sans faire la moindre réflexion.

 Si voulez répondre, dit Palmer, j'ai une occasion pour La Havane.

 Merci, répondit Thérèse en ouvrant le tiroir d'un petit meuble qui était sous sa main, je ne répondrai pas.

Laurent, qui suivait tous ses mouvements, la vit mettre cette lettre avec plusieurs autres, dont l'une, par la forme et la suscription, lui sauta pour ainsi dire aux yeux. C'était celle qu'il avait écrite à Thérèse l'avant-veille. Je ne sais pourquoi il fut choqué intérieurement de voir cette lettre en compagnie de celle que venait de remettre M. Palmer.

 Elle me laisse là, dit-il, pêle-mêle avec ses amants évincés. Je n'ai pourtant pas droit à cet honneur. Je ne lui ai jamais parlé d'amour.

Thérèse se mit à parler du portrait de M. Palmer. Laurent se fit prier, épiant les moindres regards et les moindres inflexions de voix de ses interlocuteurs, et s'imaginant à chaque instant découvrir en eux une crainte secrète de le voir céder; mais leur insistance était de si bonne foi, qu'il s'apaisa et se reprocha ses soupçons. Si Thérèse avait des relations avec cet étranger, libre et seule comme elle vivait, ne paraissant devoir rien à personne, et ne s'occupant jamais de ce que l'on pouvait dire d'elle, avait-elle besoin du prétexte d'un portrait pour recevoir souvent et longtemps l'objet de son amour ou de sa fantaisie?

Dès qu'il se sentit calmé, Laurent ne se sentit plus retenu par la honte de manifester sa curiosité.

 Vous êtes donc Américaine? dit-il à Thérèse, qui de temps en temps traduisait à M. Palmer, en anglais, les répliques qu'il n'entendait pas bien.

 Moi? répondit Thérèse; ne vous ai-je pas dit que j'avais l'honneur d'être votre compatriote?

 C'est que vous parlez si bien l'anglais!

 Vous ne savez pas si je le parle bien, puisque vous ne l'entendez pas. Mais je vois ce que c'est, car je vous sais curieux. Vous demandez si c'est dhier ou dil y a longtemps que je connais Dick Palmer. Eh bien, demandez-le à lui-même.

Palmer n'attendit pas une question que Laurent ne se fut pas volontiers décidé à lui faire. Il répondit que ce n'était pas la première fois qu'il venait en France et qu'il avait connu Thérèse toute jeune, chez ses parents. Il ne fut pas dit quels parents. Thérèse avait coutume de dire qu'elle n'avait jamais connu ni son père ni sa mère.

Le passé de mademoiselle Jacques était un mystère impénétrable pour les gens du monde qui allaient se faire peindre par elle et pour le petit nombre d'artistes qu'elle recevait en particulier. Elle était venue à Paris on ne sait d'où, on ne savait quand, on ne savait avec qui. Elle était connue depuis deux ou trois ans seulement, un portrait qu'elle avait fait ayant été remarqué chez des gens de goût et signalé tout à coup comme une oeuvre de maître. C'est ainsi que, d'une clientèle et d'une existence pauvres et obscures, elle avait passé brusquement à une réputation de premier ordre et une existence aisée; mais elle n'avait rien changé à ses goûts tranquilles, à son amour de l'indépendance et à l'austérité enjouée de ses manières. Elle ne posait en rien et ne parlait jamais d'elle-même que pour dire ses opinions et ses sentiments avec beaucoup de franchise et de courage. Quant aux faits de sa vie, elle avait une manière d'éluder les questions et de passer à côté qui la dispensait de répondre. Si on trouvait moyen d'insister, elle avait coutume de dire après quelques mots vagues:

 Il ne s'agit pas de moi. Je n'ai rien d'intéressant à raconter, et, si j'ai eu des chagrins, je ne m'en souviens plus, n'ayant plus le temps d'y penser. Je suis très-heureuse à présent, puisque j'ai du travail et que j'aime le travail par-dessus tout.

C'est par hasard, et à la suite de relations d'artiste à artiste dans la même partie, que Laurent avait fait connaissance avec mademoiselle Jacques. Lancé comme gentilhomme et comme artiste éminent dans un double monde, M. Fauvel avait, à vingt-quatre ans, l'expérience des faits que l'on n'a pas toujours à quarante. Il s'en piquait et s'en affligeait tour à tour; mais il n'avait nullement l'expérience du coeur, qui ne s'acquiert pas dans le désordre. Grâce au scepticisme qu'il affichait, il avait donc commencé par décréter en lui-même que Thérèse devait avoir pour amants tous ceux qu'elle traitait d'amis, et il lui avait fallu les entendre peu à peu affirmer et prouver la pureté de leurs relations avec elle pour arriver à la considérer comme une personne qui pouvait avoir eu des passions, mais non des commerces de galanterie.

Des lors il s'était senti ardemment curieux de savoir la cause de cette anomalie: une femme jeune, belle, intelligente, absolument libre et volontairement isolée. Il l'avait vue plus souvent, et peu à peu presque tous les jours, d'abord sous toute sorte de prétextes, ensuite en se donnant pour un ami sans conséquence, trop viveur pour avoir souci d'en conter à une femme sérieuse, mais trop idéaliste, en dépit de tout, pour n'avoir pas besoin d'affection et pour ne pas sentir le prix d'une amitié désintéressée.

Au fond, c'était là la vérité dans le principe; mais l'amour s'était glissé dans le coeur du jeune homme, et on a vu que Laurent se débattait contre l'invasion d'un sentiment qu'il voulait encore déguiser à Thérèse et à lui-même, d'autant plus qu'il l'éprouvait pour la première fois de sa vie.

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