La comtesse de Rudolstadt - Жорж Санд 11 стр.


 Tu te trompes, tu déraisonnes, amie! Si je pouvais devenir de princesse, artiste, j'épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas devenir d'artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu ne l'aimais pas! mais ce n'est pas ta faute on n'aime pas qui l'on veut!

 Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre; ma conscience serait en repos. Mais c'est à résoudre ce problème que j'ai employé ma vie, et je n'en suis pas encore venue à bout.

 Voyons, dit la princesse; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je dois essayer de prononcer sur les cas de conscience. Tu doutes que nous soyons libres d'aimer ou de ne pas aimer? Tu crois donc que l'amour peut faire son choix et consulter la raison?

 Il devrait le pouvoir. Un noble cœur devrait soumettre son inclination, je ne dis pas à cette raison du monde qui n'est que folie et mensonge, mais à ce discernement noble, qui n'est que le goût du beau, l'amour de la vérité. Vous êtes la preuve de ce que j'avance, Madame, et votre exemple me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse grandeur à la passion vraie, à la possession d'un cœur digne du vôtre. Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n'ai pas eu le courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette gloire menteuse à la vie calme et à l'affection sublime qui s'offrait à moi. J'étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas sans douleur et sans effroi; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l'enthousiasme, des joies partagées, un cœur libre de tout regret. Je ne devais pas le tromper; d'ailleurs peut-on tromper sur de telles choses? Je demandai donc du temps, et on m'en accorda. Je promis de faire mon possible pour arriver à cet amour semblable au sien. J'étais de bonne foi; mais je sentais avec terreur que j'eusse voulu ne pas être forcée par ma conscience à prendre cet engagement formidable.

 Étrange fille! Tu aimais encore l'autre, je le parierais?

 Ô mon Dieu! je croyais bien ne plus l'aimer: mais un matin que j'attendais Albert sur la montagne, pour me promener avec lui, j'entends une voix dans le ravin; je reconnais un chant que j'ai étudié autrefois avec Anzoleto, je reconnais surtout cette voix pénétrante que j'ai tant aimée, et cet accent de Venise si doux à mon souvenir; je me penche, je vois passer un cavalier, c'était lui, Madame, c'était Anzoleto!

 Eh! pour Dieu! qu'allait-il faire en Bohême?

 J'ai su depuis qu'il avait rompu son engagement, qu'il fuyait Venise et le ressentiment du comte Zustiniani. Après s'être lassé bien vite de l'amour querelleur et despotique de la Corilla, avec laquelle il était remonté avec succès sur le théâtre de San Samuel, il avait obtenu les faveurs d'une certaine Clorinda, seconde cantatrice, mon ancienne camarade d'école, dont Zustiniani avait fait sa maîtresse. En homme du monde, c'est-à-dire en libertin frivole, le comte s'était vengé en reprenant Corilla sans congédier l'autre. Au milieu de cette double intrigue, Anzoleto, persiflé par son rival, prit du dépit, passa à la colère, et, par une belle nuit d'été, donna un grand coup de pied à la gondole où Zustiniani prenait le frais avec la Corilla. Ils en furent quittes pour chavirer et prendre un bain tiède. Les eaux de Venise ne sont pas profondes partout. Mais Anzoleto, pensant bien que cette plaisanterie le conduirait aux Plombs, prit la fuite, et, en se dirigeant sur Prague, passa devant le château des Géants.

«Il passa outre, et je rejoignis Albert pour faire avec lui un pèlerinage à la grotte du Schreckenstein qu'il désirait revoir avec moi. J'étais sombre et bouleversée. J'eus, dans cette grotte, les émotions les plus pénibles. Ce lieu lugubre, les ossements hussites dont Albert avait fait un autel au bord de la source mystérieuse, le son admirable et déchirant de son violon, je ne sais quelles terreurs, les ténèbres, les idées superstitieuses qui lui revenaient dans ce lieu, et dont je ne me sentais plus la force de le préserver

 Dis tout! il se croyait Jean Ziska. Il prétendait avoir l'existence éternelle, la mémoire des siècles passés; enfin il avait la folie du comte de Saint-Germain?

 Eh bien, oui, Madame, puisque vous le savez, et sa conviction à cet égard a fait sur moi une si vive impression, qu'au lieu de l'en guérir, j'en suis venue presque à la partager.

 Serais-tu donc un esprit faible, malgré ton cœur courageux?

 Je ne puis avoir la prétention d'être un esprit fort. Où aurais-je pris cette force? La seule éducation sérieuse que j'aie reçue, c'est Albert qui me l'a donnée. Comment n'aurais-je pas subi son ascendant et partagé ses illusions? il y avait tant et de si hautes vérités dans son âme, que je ne pouvais discerner l'erreur de la certitude. Je sentis dans cette grotte que ma raison s'égarait. Ce qui m'épouvanta le plus, c'est que je n'y trouvai pas Zdenko comme je m'y attendais. Il y avait plusieurs mois que Zdenko ne paraissait plus. Comme il avait persisté dans sa fureur contre moi, Albert l'avait éloigné, chassé de sa présence, après quelque discussion violente, sans doute, car il paraissait en avoir des remords. Peut-être croyait-il qu'en le quittant, Zdenko s'était suicidé; du moins il parlait de lui dans des termes énigmatiques, et avec des réticences mystérieuses qui me faisaient frémir. Je m'imaginais (que Dieu me pardonne cette pensée!) que, dans un accès d'égarement, Albert, ne pouvant faire renoncer ce malheureux au projet de m'ôter la vie, la lui avait ôtée à lui-même.

 Et pourquoi ce Zdenko te haïssait-il de la sorte?

 C'était une suite de sa démence. Il prétendait avoir rêvé que je tuais son maître et que je dansais ensuite sur sa tombe. Ô Madame! cette sinistre prédiction s'est accomplie. Mon amour a tué Albert, et huit jours après je débutais ici dans un opéra bouffe des plus gais; j'y étais forcée, il est vrai, et j'avais la mort dans l'âme; mais le sombre destin d'Albert s'était accompli, conformément aux terribles pronostics de Zdenko.

 Ma foi, ton histoire est si diabolique, que je commence à ne plus savoir où j'en suis, et à perdre l'esprit en l'écoutant. Mais continue. Tout cela va s'expliquer sans doute?

 Non, Madame, ce monde fantastique qu'Albert et Zdenko portaient dans leurs âmes mystérieuses ne m'a jamais été expliqué, et il faudra, comme moi, vous contenter d'en comprendre les résultats.

 Allons! M. de Rudolstadt n'avait pas tué son pauvre bouffon, au moins?

 Zdenko n'était pas pour lui un bouffon, mais un compagnon de malheur, un ami, un serviteur dévoué. Il le pleurait; mais, grâce au ciel, il n'avait jamais eu la pensée de l'immoler à son amour pour moi. Cependant, moi, folle et coupable, je me persuadai que ce meurtre avait été consommé. Une tombe fraîchement remuée qui était dans la grotte, et qu'Albert m'avoua renfermer ce qu'il avait eu de plus cher au monde avant de me connaître, en même temps qu'il s'accusait de je ne sais quel crime, me fit venir une sueur froide. Je me crus certaine que Zdenko était enseveli en ce lieu, et je m'enfuis de la grotte en criant comme une folle et en pleurant comme un enfant.

 Il y avait bien de quoi, dit madame de Kleist, et j'y serais morte de peur. Un amant comme votre Albert ne m'eût pas convenu le moins du monde. Le digne M. de Kleist croyait au diable, et lui faisait des sacrifices. C'est lui qui m'a rendu poltronne comme je le suis; si je n'avais pris le parti de divorcer, je crois qu'il m'aurait rendue folle.

 Tu en as de beaux restes, dit la princesse Amélie. Je crois que tu as divorcé un peu trop tard. Mais n'interromps pas notre comtesse de Rudolstadt.

 Il y avait bien de quoi, dit madame de Kleist, et j'y serais morte de peur. Un amant comme votre Albert ne m'eût pas convenu le moins du monde. Le digne M. de Kleist croyait au diable, et lui faisait des sacrifices. C'est lui qui m'a rendu poltronne comme je le suis; si je n'avais pris le parti de divorcer, je crois qu'il m'aurait rendue folle.

 Tu en as de beaux restes, dit la princesse Amélie. Je crois que tu as divorcé un peu trop tard. Mais n'interromps pas notre comtesse de Rudolstadt.

 En rentrant au château avec Albert, qui me suivait sans songer à se justifier de mes soupçons, j'y trouvai, devinez qui, Madame?

 Anzoleto!

 Il s'était présenté comme mon frère, il m'attendait. Je ne sais comment il avait appris en continuant sa route, que je demeurais là, et que j'allais épouser Albert; car on le disait dans le pays avant qu'il y eût rien de conclu à cet égard. Soit dépit, soit un reste d'amour, soit amour du mal, il était revenu sur ses pas, avec l'intention soudaine de faire manquer ce mariage, et de m'enlever au comte. Il mit tout en œuvre pour y parvenir, prières, larmes, séductions, menaces. J'étais inébranlable en apparence: mais au fond de mon lâche cœur, j'étais troublée, et je ne me sentais plus maîtresse de moi-même. A la faveur du mensonge qui lui avait servi à s'introduire, et que je n'osai pas démentir, quoique je n'eusse jamais parlé à Albert de ce frère que je n'ai jamais eu, il resta toute la journée au château. Le soir, le vieux comte nous fit chanter des airs vénitiens. Ces chants de ma patrie adoptive réveillèrent tous les souvenirs de mon enfance, de mon pur amour, de mes beaux rêves, de mon bonheur passé. Je sentis que j'aimais encore et que ce n'était pas celui que je devais, que je voulais, que j'avais promis d'aimer. Anzoleto me conjura tout bas de le recevoir la nuit dans ma chambre, et me menaça d'y venir malgré moi à ses risques et périls, et aux miens surtout. Je n'avais jamais été que sa sœur, aussi colorait-il son projet des plus belles intentions. Il se soumettait à mon arrêt, il partait à la pointe du jour; mais il voulait me dire adieu. Je pensai qu'il voulait faire du bruit dans le château, un esclandre; qu'il y aurait quelque scène terrible avec Albert, que je serais souillée par ce scandale. Je pris une résolution, désespérée, et je l'exécutai. Je fis à minuit un petit paquet des hardes les plus nécessaires, j'écrivis un billet pour Albert, je pris le peu d'argent que je possédais (et, par parenthèse, j'en oubliai la moitié); je sortis de ma chambre, je sautai sur le cheval de louage qui avait amené Anzoleto, je payai son guide pour aider ma fuite, je franchis le pont-levis, et je gagnai la ville voisine. C'était la première fois de ma vie que je montais à cheval. Je fis quatre lieues au galop, puis je renvoyai le guide, et, feignant d'aller attendre Anzoleto sur la route de Prague, je donnai à cet homme de fausses indications sur le lieu où mon prétendu frère devait me retrouver. Je pris la direction de Vienne, et à la pointe du jour je me trouvai seule, à pied, sans ressources, dans un pays inconnu, et marchant le plus vite possible pour échapper à ces deux amours qui me paraissaient également funestes. Cependant je dois dire qu'au bout de quelques heures, le fantôme du perfide Anzoleto s'effaça de mon âme pour n'y jamais rentrer, tandis que l'image pure de mon noble Albert me suivit, comme une égide et une promesse d'avenir, à travers les dangers et les fatigues de mon voyage.

 Et pourquoi allais-tu à Vienne plutôt qu'à Venise?

 Mon maître Porpora venait d'y arriver, amené par notre ambassadeur qui voulait lui faire réparer sa fortune épuisée, et retrouver son ancienne gloire pâlie et découragée devant les succès de novateurs plus heureux. Je fis heureusement la rencontre d'un excellent enfant, déjà musicien plein d'avenir, qui, en passant par le Boehmer-Wald, avait entendu parler de moi, et s'était imaginé de venir me trouver pour me demander ma protection auprès du Porpora. Nous revînmes ensemble à Vienne, à pied, souvent bien fatigués, toujours gais, toujours amis et frères. Je m'attachai d'autant plus à lui qu'il ne songea pas à me faire la cour, et que je n'eus pas moi-même la pensée qu'il put y songer. Je me déguisai en garçon, et je jouai si bien mon rôle, que je donnai lieu à toutes sortes de méprises plaisantes; mais il y en eut une qui faillit nous être funeste à tous deux. Je passerai les autres sous silence, pour ne pas trop prolonger ce récit, et je mentionnerai seulement celle-là parce que je sais qu'elle intéressera Votre Altesse, beaucoup plus que tout le reste de mon histoire.

VIII

 Je devine que tu vas me parler de lui, dit la princesse en écartant les bougies pour mieux voir la narratrice, et en posant ses deux coudes sur la table.

 En descendant le cours de la Moldaw, sur la frontière bavaroise, nous fûmes enlevés par des recruteurs au service du roi votre frère, et flattés de la riante espérance de devenir fifre et tambour, Haydn et moi, dans les glorieuses armées de Sa Majesté.

 Toi, tambour? s'écria la princesse en éclatant de rire. Ah! si de Kleist t'avait vue ainsi, je gage que tu lui aurais tourné la tête. Mon frère t'eût pris pour son page, et Dieu sait quels ravages tu eusses faits dans le cœur de nos belles dames. Mais que parles-tu d'Haydn? Je connais ce nom-là; j'ai reçu dernièrement de la musique de ce Haydn, je me le rappelle, et c'est de la bonne musique. Ce n'est pas l'enfant dont tu parles?

 Pardonnez-moi, Madame, c'est un garçon d'une vingtaine d'années, qui a l'air d'en avoir quinze. C'est mon compagnon de voyage, c'était mon ami sincère et fidèle. A la lisière d'un petit bois où nos ravisseurs s'arrêtèrent pour déjeuner, nous primes la fuite; on nous poursuivit, nous courûmes comme des lièvres, et nous eûmes le bonheur d'atteindre un carrosse de voyage qui renfermait le noble et beau Frédéric de Trenck, et un ci-devant conquérant, le comte Hoditz de Roswald.

 Le mari de ma tante la margrave de Culmbach? s'écria la princesse: encore un mariage d'amour, de Kleist! c'est, au reste, la seule chose honnête et sage que ma grosse tante ait faite en sa vie. Comment est-il, ce comte Hoditz?»

Consuelo allait entreprendre un portrait détaillé du châtelain de Roswald; mais la princesse l'interrompit pour lui faire mille questions sur Trenck, sur le costume qu'il portait ce jour-là, sur les moindres détails; et lorsque Consuelo lui raconta comme quoi Trenck avait volé à sa défense, comme quoi il avait failli être atteint d'une balle, comme quoi enfin il avait mis en fuite les brigands, et délivré un malheureux déserteur qu'ils emmenaient pieds et poings liés dans leur carriole, il fallut qu'elle recommençât, qu'elle expliquât les moindres circonstances, et qu'elle rapportât les paroles les plus indifférentes. La joie et l'attendrissement de la princesse furent au comble lorsqu'elle apprit que Trenck et le comte Hoditz ayant emmené les deux jeunes voyageurs dans leur voiture, le baron n'avait fait aucune attention à Consuelo, qu'il n'avait cessé de regarder un portrait caché dans son sein, de soupirer, et de parler au comte d'un amour mystérieux pour une personne haut placée qui faisait le bonheur et le désespoir de sa vie.

Quand il fut permis à Consuelo de passer outre, elle raconta que le comte Hoditz, ayant deviné son sexe à Passaw, avait voulu se prévaloir un peu trop de la protection qu'il lui avait accordée, et qu'elle s'était sauvée avec Haydn pour reprendre son voyage modeste et aventureux, sur un bateau qui descendait le Danube.

Enfin, elle raconta de quelle manière, en jouant du pipeau, tandis que Haydn, muni de son violon, faisait danser les paysans pour avoir de quoi dîner, elle était arrivée, un soir, à un joli prieuré, toujours déguisée, et se donnant pour le signor Bertoni, musicien ambulant et zingaro de son métier.

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