La comtesse de Rudolstadt - Жорж Санд 15 стр.


 Il en est certainement, Madame; et si je ne m'étais sentie portée à la retraite et à la solitude, j'aurais pu trouver des âmes bienveillantes autour de moi. Mademoiselle Cochois

 La marquise d'Argens, tu veux dire?

 J'ignore si elle s'appelle ainsi.

 Tu es discrète, tu as raison. Eh bien, c'est une personne distinguée?

 Extrêmement, et fort bonne au fond, quoiqu'elle soit un peu vaine des soins et des leçons de M. le marquis, et qu'elle regarde un peu du haut de sa grandeur, les artistes, ses confrères.

 Elle serait fort humiliée, si elle savait qui tu es. Le nom de Rudolstadt est un des plus illustres de la Saxe, et celui de d'Argens n'est qu'une mince gentilhommerie provençale ou languedocienne. Et madame de Cocceï, comment est-elle? la connais-tu?

 Comme, depuis son mariage, mademoiselle Barberini ne danse plus à l'Opéra, et vit à la campagne le plus souvent, j'ai eu peu d'occasions de la voir. C'est de toutes les femmes de théâtre celle pour qui j'éprouvais le plus de sympathie, et j'ai été invitée souvent par elle et par son mari à aller les voir dans leurs terres; mais le roi m'a fait entendre que cela lui déplairait beaucoup, et j'ai été forcée d'y renoncer, sans savoir pourquoi je subissais cette privation.

 Je vais te l'apprendre. Le roi a fait la cour à mademoiselle Barberini, qui lui a préféré le fils du grand chancelier, et le roi craint pour toi le mauvais exemple. Mais parmi les hommes, ne t'es-tu liée avec personne?

 J'ai beaucoup d'amitié pour M. François Benda, le premier violoniste de Sa Majesté. Il y a des rapports entre sa destinée et la mienne. Il a mené la vie de zingaro dans sa jeunesse, comme moi dans mon enfance; comme moi, il est fort peu enivré des grandeurs de ce monde, et il préfère la liberté à la richesse. Il m'a raconté souvent qu'il s'était enfui de la cour de Saxe pour partager la destinée errante, joyeuse et misérable des artistes de grand chemin. Le monde ne sait pas qu'il y a sur les routes et dans les rues des virtuoses d'un grand mérite. Ce fut un vieux juif aveugle qui fit, par monts et par vaux, l'éducation de Benda. Il s'appelait Loebel, et Benda n'en parle qu'avec admiration, bien qu'il soit mort sur une botte de paille, ou peut-être même dans un fossé. Avant de s'adonner au violon, M. Franz Benda avait une voix superbe, et faisait du chant sa profession. Le chagrin et l'ennui la lui firent perdre à Dresde. Dans l'air pur de la vagabonde liberté, il acquit un autre talent, son génie prit un nouvel essor; et c'est de ce conservatoire ambulant qu'est sorti le magnifique virtuose dont Sa Majesté ne dédaigne pas le concours dans sa musique de chambre. George Benda, son plus jeune frère, est aussi un original plein de génie, tour à tour épicurien et misanthrope. Son esprit fantasque n'est pas toujours aimable, mais il intéresse toujours. Je crois que celui-là ne parviendra pas à se ranger comme ses autres frères, qui tous portent avec résignation maintenant la chaîne dorée du dilettantisme royal. Mais lui, soit parce qu'il est le plus jeune, soit parce que son naturel est indomptable, parle toujours de prendre la fuite. Il s'ennuie de si bon cœur ici, que c'est un plaisir pour moi de m'ennuyer avec lui.

 Et n'espères-tu pas que cet ennui partagé amènera un sentiment plus tendre? Ce ne serait pas la première fois que l'amour serait né de l'ennui.

 Je ne le crains ni ne l'espère, répondit Consuelo; car je sens que cela n'arrivera jamais. Je vous l'ai dit, chère Amélie, il se passe en moi quoique chose d'étrange. Depuis qu'Albert n'est plus, je l'aime, je ne pense qu'à lui, je ne puis aimer que lui. Je crois bien, pour le coup, que c'est la première fois que l'amour est né de la mort, et c'est pourtant ce qui m'arrive. Je ne me console pas de n'avoir pas donné du bonheur à un être qui en était digne, et ce regret tenace est devenu une idée fixe, une sorte de passion, une folie peut-être!

 Cela m'en a un peu l'air, dit la princesse. C'est du moins une maladie Et pourtant c'est un mal que je conçois bien et que j'éprouve aussi; car j'aime un absent que je ne reverrai peut-être jamais: n'est-ce pas à peu près comme si j'aimais un mort?.. Mais, dis-moi, le prince Henri, mon frère, n'est-il pas un aimable cavalier?

 Oui, certainement.

 Très-amateur du beau, une âme d'artiste, un héros à la guerre, une figure qui frappe et plaît sans être belle, un esprit fier et indépendant, l'ennemi du despotisme, l'esclave insoumis et menaçant de mon frère le tyran, enfin le meilleur de la famille à coup sur. On dit qu'il est fort épris de toi; ne te l'a-t-il pas dit?

 J'ai écouté cela comme une plaisanterie.

 Et tu n'as pas envie de le prendre au sérieux?

 Non, Madame.

 Tu es fort difficile, ma chère; que lui reproches-tu?

 Un grand défaut, ou du moins un obstacle invincible à mon amour pour lui: il est prince.

 Merci du compliment, méchante! Ainsi il n'était pour rien dans ton évanouissement au spectacle ces jours passés? On a dit que le roi, jaloux de la façon dont il te regardait, l'avait envoyé aux arrêts au commencement du spectacle, et que le chagrin t'avait rendue malade.

 J'ignorais absolument que le prince eût été mis aux arrêts, et je suis bien sûre de n'en pas être la cause. Celle de mon accident est bien différente. Imaginez, Madame, qu'au milieu du morceau que je chantais, un peu machinalement, comme cela ne m'arrive que trop souvent ici, mes yeux se portent au hasard vers les loges du premier rang qui avoisinent la scène; et tout à coup, dans celle de M. Golowkin, je vois une figure pâle se dessiner dans le fond et se pencher insensiblement comme pour me regarder. Cette figure, c'était celle d'Albert, Madame. Je le jure devant Dieu, je l'ai vu, je l'ai reconnu; j'ignore si c'était une illusion, mais il est impossible d'en avoir une plus terrible et plus complète.

 Pauvre enfant! tu as des visions, cela est certain.

 Oh! ce n'est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m'égarai dans le palais et rencontrai, à l'entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je m'arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d'Albert, et je la revis menaçante comme je l'avais vue indifférente la veille au théâtre, comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

 Et M. Stoss la vit aussi?

 Il la vit fort bien, et me dit que c'était un certain Trismégiste que Votre Altesse s'amuse à consulter comme nécromancien.

 Ah! juste ciel! s'écria madame de Kleist en pâlissant; j'étais bien sûre que c'était un sorcier véritable! Je n'ai jamais pu regarder cet homme sans frayeur. Quoiqu'il ait de beaux traits et l'air noble, il a quelque chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre, qu'il prend, comme un Protée, tous les aspects qu'il veut pour faire peur aux gens. Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce. Je me souviens qu'une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à brûle-pourpoint d'avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist était ruiné. Il m'en faisait un grand crime. Je voulus m'en défendre, et comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher, lorsqu'il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon second mari périrait, par ma faute, encore plus misérablement que le premier, mais que j'en serais bien punie par mes remords et par la réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je crus voir celle de M. Kleist ressuscité, et que je m'enfuis dans l'appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.

 Oui, c'était une scène plaisante, dit la princesse qui, par instants, reprenait comme malgré elle, son ton sec et amer: j'en ai ri comme une folle.

 Il n'y avait pas de quoi! dit naïvement Consuelo. Mais enfin qu'est-ce donc que ce Trismégiste? et puisque Votre Altesse ne croit pas aux sorciers

 Je t'ai promis de te dire un jour ce que c'est que la sorcellerie. Ne sois pas si pressée. Quant à présent, sache que le devin Trismégiste est un homme dont je fais grand cas, et qui pourra nous être fort utile à toutes trois et à bien d'autres!..

 Je voudrais bien le revoir, dit Consuelo; et quoique je tremble d'y penser, je voudrais m'assurer de sang-froid s'il ressemble à M. de Rudolstadt autant que je me le suis imaginé.

 S'il ressemble à M. de Rudolstadt, dis-tu?.. Eh bien, tu me rappelles une circonstance que j'aurais oubliée, et qui va expliquer, peut-être fort platement, tout ce grand mystère Attends! laisse-moi y penser un peu oui, j'y suis. Écoute ma pauvre enfant, et apprends à te méfier de tout ce qui semble surnaturel. C'est Trismégiste que Cagliostro t'a montré; car Trismégiste a des relations avec Cagliostro, et s'est trouvé ici l'an dernier en même temps que lui. C'est Trismégiste que tu as vu au théâtre dans la loge du comte Golowkin; car Trismégiste demeure dans sa maison, et ils s'occupent ensemble de chimie ou d'alchimie. Enfin c'est Trismégiste que tu as vu dans le château le lendemain; car ce jour-là, et peu de temps après t'avoir congédiée, j'ai vu Trismégiste; et par parenthèse, il m'a donné d'amples détails sur l'évasion de Trenck.

 À l'effet de se vanter d'y avoir contribué, dit madame de Kleist, et de se faire rembourser par Votre Altesse des sommes qu'il n'a certainement pas dépensées pour cela. Votre Altesse en pensera ce qu'elle voudra; mais, j'oserai le lui dire, cet homme est un chevalier d'industrie.

 Ce qui ne l'empêche pas d'être un grand sorcier, n'est-ce pas, de Kleist? Comment concilies-tu tant de respect pour sa science et de mépris pour sa personne?

 Eh! Madame, cela va ensemble on ne peut mieux. On craint les sorciers, mais on les déteste. C'est absolument comme on fait à l'égard du diable.

 Et cependant on veut voir le diable, et on ne peut pas se passer des sorciers? Voilà ta logique, ma belle de Kleist!

 Mais, Madame, dit Consuelo qui écoutait avec avidité cette discussion bizarre, d'où savez-vous que cet homme ressemble au comte de Rudolstadt?

 J'oubliais de te le dire, et c'est un hasard bien simple qui me l'a fait savoir. Ce matin, quand Supperville me racontait ton histoire et celle du comte Albert, tout ce qu'il me disait sur ce personnage étrange me donna la curiosité de savoir s'il était beau, et si sa physionomie répondait à son imagination extraordinaire. Supperville rêva quelques instants, et finit par me répondre: «Tenez, Madame, il me sera facile de vous en donner une juste idée; car vous avez parmi vos joujoux un orignal qui ressemblerait effroyablement à ce pauvre Rudolstadt s'il était plus décharné, plus hâve, et coiffé autrement. C'est votre sorcier Trismégiste.» Voilà le fin mot de l'affaire, ma charmante veuve; et ce mot n'est pas plus sorcier que Cagliostro, Trismégiste, Saint-Germain et compagnie.

 Vous m'ôtez une montagne de dessus la poitrine, dit la Porporina, et un voile noir de dessus la tête. Il me semble que je renais à la vie, que je m'éveille d'un pénible sommeil! Grâces vous soient rendues pour cette explication! Je ne suis donc pas folle, je n'ai donc pas de visions, je n'aurai donc plus peur de moi-même!.. Eh bien pourtant, voyez ce que c'est que le cœur humain! ajouta-t-elle après un instant de rêverie; je crois que je regrette ma peur et ma faiblesse. Dans mon extravagance, je m'étais presque persuadé qu'Albert n'était pas mort, et qu'un jour, après m'avoir fait expier par d'effrayantes apparitions le mal que je lui ai causé, il reviendrait à moi sans nuage et sans ressentiment. Maintenant je suis bien sûre qu'Albert dort dans le tombeau de ses ancêtres, qu'il ne se relèvera pas, que la mort ne lâchera pas sa proie, et c'est une déplorable certitude!

 Tu as pu en douter? Eh bien, il y a du bonheur à être folle; quant à moi, je n'espérais pas que Trenck sortirait des cachots de la Silésie, et pourtant cela était possible, et cela est!

 Si je vous disais, belle Amélie, toutes les suppositions auxquelles mon pauvre esprit se livrait, vous verriez que, malgré leur invraisemblance, elles n'étaient pas toutes impossibles. Par exemple, une léthargie Albert y était sujet Mais je ne veux point rappeler ces conjectures insensées; elles me font trop de mal, maintenant que la figure que je prenais pour Albert est celle d'un chevalier d'industrie.

 Trismégiste n'est pas ce que l'on croit Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'est pas le comte de Rudolstadt; car il y a plusieurs années que je le connais, et qu'il fait, en apparence du moins, le métier de devin. D'ailleurs il n'est pas si semblable au comte de Rudolstadt que tu te le persuades. Supperville, qui est un trop habile médecin pour faire enterrer un homme en léthargie, et qui ne croit pas aux revenants, a constaté des différences que ton trouble ne t'a pas permis de remarquer.

 Oh! je voudrais bien revoir ce Trismégiste! dit Consuelo d'un air préoccupé.

 Tu ne le verras peut-être pas de si tôt, répondit froidement la princesse. Il est parti pour Varsovie le jour même où tu l'as vu dans ce palais. Il ne reste jamais plus de trois jours à Berlin. Mais il reviendra à coup sûr dans un an.

 Et si c'était Albert!..» reprit Consuelo, absorbée dans une rêverie profonde.

La princesse haussa les épaules.

 Décidément, dit-elle, le sort me condamne à n'avoir pour amis que des fous ou des folles. Celle-ci prend mon sorcier pour son mari feu le chanoine de Kleist, celle-là, pour son défunt époux le comte de Rudolstadt: il est heureux pour moi d'avoir une tête forte, car je le prendrais peut-être pour Trenck, et Dieu sait ce qui en arriverait. Trismégiste est un pauvre sorcier de ne point profiter de toutes ces méprises! Voyons, Porporina, ne me regardez pas d'un air effaré et consterné, ma toute belle. Reprenez vos esprits. Comment supposez-vous que si le comte Albert, au lieu d'être mort, s'était réveillé d'une léthargie, une aventure si intéressante n'eût point fait de bruit dans le monde? N'avez-vous conservé aucune relation, d'ailleurs, avec sa famille, et ne vous en aurait-elle pas informée?

 Je n'en ai conservé aucune, répondit Consuelo. La chanoinesse Wenceslawa m'a écrit deux fois en un an pour m'annoncer deux tristes nouvelles: la mort de son frère aîné Christian, père de mon mari, qui a terminé sa longue et douloureuse carrière sans recouvrer la mémoire de son malheur; et la mort du baron Frédéric, frère de Christian et de la chanoinesse, qui s'est tué à la chasse, en roulant de la fatale montagne de Schreckenstein, au fond d'un ravin. J'ai répondu à la chanoinesse comme je le devais. Je n'ai pas osé lui offrir d'aller lui porter mes tristes consolations. Son cœur m'a paru, d'après ses lettres, partagé entre sa bonté et son orgueil. Elle m'appelait sa chère enfant, sa généreuse amie, mais elle ne paraissait désirer nullement les secours ni les soins de mon affection.

 Ainsi tu supposes qu'Albert, ressuscité, vit tranquille et inconnu au château des Géants, sans t'envoyer de billet de faire part, et sans que personne s'en doute hors de l'enceinte dudit château?

 Non, Madame, je ne le suppose pas; car ce serait tout à fait impossible, et je suis folle de vouloir en douter,» répondit Consuelo, en cachant dans ses mains son visage inondé de larmes.

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