La comtesse de Rudolstadt - Жорж Санд 6 стр.


 Ce que vous me dites là m'étonne infiniment, s'écria madame de Kleist. Quoi! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l'esprit du monarque, est obligée de recourir à la protection d'autrui pour obtenir une chose qui parait si simple? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l'appelez, un surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.

 Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites l'honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui déconcerta madame de Kleist.

 C'est qu'apparemment je me suis trompée sur l'extrême bienveillance et l'admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande cantatrice de l'univers.

 Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina, de se moquer d'une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.

 Me moquer! Qui pourrait songer à se moquer d'un ange tel que vous? vous ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise et d'admiration. Tenez, je suis sûre que vous ferez la conquête de la princesse: c'est une personne de premier mouvement. Il ne lui faudra que vous voir de près, pour raffoler de votre personne, comme elle raffole déjà de votre talent.

 On m'avait dit, au contraire, madame, que Son Altesse royale avait toujours été fort sévère pour moi; que ma pauvre figure avait eu le malheur de lui déplaire, et qu'elle désapprouvait hautement ma méthode de chant.

 Qui a pu vous faire de pareils mensonges?

 C'est le roi qui en a menti, en ce cas! répondit la jeune fille avec un peu de malice.

 C'était un piège, une épreuve tentée sur votre modestie et votre douceur, reprit madame de Kleist; mais comme je tiens à vous prouver que, simple mortelle, je n'ai pas le droit de mentir comme un grand roi très-malin, je veux vous emmener à l'heure même dans ma voiture, et vous présenter avec vos partitions chez la princesse.

 Et vous pensez, madame, qu'elle me fera un bon accueil?

 Voulez-vous vous fier à moi?

 Et si cependant vous vous trompez, madame, sur qui retombera l'humiliation?

 Sur moi seule; je vous autoriserai à dire partout que je me vante de l'amitié de la princesse, et qu'elle n'a pour moi ni estime ni déférence.

 Je vous suis, madame, dit la Porporina, en sonnant pour prendre son manchon et son mantelet. Ma toilette est fort simple; mais vous me prenez à l'improviste.

 Vous êtes charmante ainsi, et vous allez trouver notre chère princesse dans un négligé encore plus simple. Venez!»

La Porporina mit le rouleau mystérieux dans sa poche, chargea de partitions la voiture de madame de Kleist, et la suivit résolument, en se disant: Pour un homme qui a exposé sa vie pour moi, je puis bien m'exposer à faire antichambre pour rien chez une petite princesse.

Introduite dans un cabinet de toilette, elle y resta cinq minutes pendant lesquelles l'abbesse et sa confidente échangèrent ce peu de mots dans la pièce voisine:

«Madame, je vous l'amène; elle est là.

 Déjà? admirable ambassadrice! Comment faut-il la recevoir? comment est-elle?

 Réservée, prudente ou niaise, profondément dissimulée ou admirablement bête.

 Oh! nous verrons bien! s'écria la princesse, dont les yeux brillèrent du feu d'un esprit exercé à la pénétration et à la méfiance. Qu'elle entre!»

Pendant cette courte station dans le cabinet, la Porporina avait observé avec surprise le plus étrange attirail qui ait jamais décoré le sanctuaire des atours d'une belle princesse: sphères, compas, astrolabes, cartes astrologiques, bocaux remplis de mixtures sans nom, têtes de mort, enfin tout le matériel de la sorcellerie. «Mon ami ne se trompe pas, pensa-t-elle, et le public est bien informé des secrets de la sœur du roi. Il ne me paraît même pas qu'elle en fasse mystère, puisqu'on me laisse apercevoir ces objets bizarres. Allons, du courage.

L'abbesse de Quedlimburg était alors âgée de vingt-huit à trente ans. Elle avait été jolie comme un ange; elle l'était encore le soir aux lumières et à distance; mais en la voyant de près, au grand jour, la Porporina s'étonna de la trouver flétrie et couperosée. Ses yeux bleus, qui avaient été les plus beaux du monde, désormais cernés de rouge comme ceux d'une personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une transparence profonde qui n'inspirait point la confiance. Elle avait été adorée de sa famille et de toute la cour; et, pendant longtemps, elle avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les romans à grands personnages de l'ancienne littérature patricienne. Mais, depuis quelques années, son caractère s'était altéré comme sa beauté. Elle avait des accès d'humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui, et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu'elle blâmait en lui, et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer, savante, étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui l'envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se passait-il donc dans l'âme de cette malheureuse princesse? Un chagrin terrible la dévorait, et il fallait qu'elle l'étouffât dans son sein, qu'elle le portât stoïquement et d'un air enjoué devant un monde curieux, malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien distincts: un qu'elle n'osait révéler presque à personne, l'autre qu'elle affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu'elle était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation; mais cette gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s'en expliquer l'effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible jusqu'à la puérilité, et dure jusqu'à la cruauté, elle étonnait les autres et s'étonnait elle-même. Des torrents de pleurs éteignaient les feux de sa colère, et puis tout à coup une ironie féroce, un dédain impie l'arrachaient à ces abattements salutaires qu'il ne lui était pas permis de nourrir et de montrer.

La première remarque que fit la Porporina, en l'abordant, fut celle de cette espèce de dualité dans son être. La princesse avait deux aspects, deux visages: l'un caressant, l'autre menaçant; deux voix: l'une douce et harmonieuse, qui semblait lui avoir été donnée par le ciel pour chanter comme un ange; l'autre rauque et âpre, qui semblait sortir d'une poitrine brûlante, animée d'un souffle diabolique. Notre héroïne, pénétrée de surprise devant un être si bizarre, partagée entre la peur et la sympathie, se demanda si elle allait être envahie et dominée par un bon ou par un mauvais génie.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable qu'elle ne se l'était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes, quoi qu'on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui en avait dit pour la rassurer, qu'elle était plutôt laide que belle. Mais ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si naturels et si aisés, tout cet ensemble d'une créature honnête, bonne et remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l'inquiète Amélie une sorte de respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable dans sa loyauté.

De son côté, la princesse trouva la Porporina beaucoup plus redoutable qu'elle ne se l'était imaginé. Elle avait espéré que, dépouillée de ses costumes de théâtre et de ce fard qui enlaidit extrêmement les femmes, quoi qu'on en puisse dire, elle justifierait ce que madame de Kleist lui en avait dit pour la rassurer, qu'elle était plutôt laide que belle. Mais ce teint brun-clair, si uni et si pur, ces yeux noirs si puissants et si doux, cette bouche si franche, cette taille souple, aux mouvements si naturels et si aisés, tout cet ensemble d'une créature honnête, bonne et remplie du calme ou tout au moins de la force intérieure que donnent la droiture et la vraie sagesse, imposèrent à l'inquiète Amélie une sorte de respect et même de honte, comme si elle eût pressenti une âme inattaquable dans sa loyauté.

Les efforts qu'elle fit pour cacher son malaise furent remarqués de la jeune fille, qui s'étonna, comme on peut le croire, de voir une si haute princesse intimidée devant elle. Elle commença donc, pour ranimer une conversation qui tombait d'elle-même à chaque instant, à ouvrir une de ses partitions, où elle avait glissé la lettre cabalistique; et elle s'arrangea de manière à ce que ce grand papier et ces gros caractères frappassent les regards de la princesse. Dès que l'effet fut produit, elle feignit de vouloir retirer cette feuille, comme si elle eût été surprise de la trouver là; mais l'abbesse s'en empara précipitamment, en s'écriant:

«Qu'est-ce cela, mademoiselle? Au nom du ciel, d'où cela vous vient-il?

 S'il faut l'avouer à Votre Altesse, répondit la Porporina d'un air significatif, c'est une opération astrologique que je me proposais de lui présenter, lorsqu'il lui plairait de m'interroger sur un sujet auquel je ne suis pas tout à fait étrangère.

La princesse fixa ses yeux ardents sur la cantatrice, les reporta sur les caractères magiques, courut à l'embrasure d'une fenêtre, et, ayant examiné le grimoire un instant, elle fit un grand cri, et tomba comme suffoquée dans les bras de madame de Kleist, qui s'était élancée vers elle en la voyant chanceler.

«Sortez, mademoiselle, dit précipitamment la favorite à la Porporina; passez dans le cabinet, et ne dites rien; n'appelez personne, personne, entendez-vous?

 Non, non, qu'elle ne sorte pas dit la princesse d'une voix étouffée, qu'elle vienne ici ici, près de moi. Ah! mon enfant, s'écria-t-elle dès que la jeune fille fut auprès d'elle, quel service vous m'avez rendu!»

Et saisissant la Porporina dans ses bras maigres et blancs, animés d'une force convulsive, la princesse la serra sur son cœur et couvrit ses joues de baisers saccadés et pointus dont la pauvre enfant se sentit le visage tout meurtri et l'âme toute consternée.

«Décidément, ce pays-ci rend fou, pensa-t-elle; j'ai cru plusieurs fois le devenir, et je vois bien que les plus grands personnages le sont encore plus que moi. Il y a de la démence dans l'air.»

La princesse lui détacha enfin ses bras du cou, pour les jeter autour de celui de madame de Kleist, en criant et en pleurant, et en répétant de sa voix la plus étrange:

«Sauvé! sauvé! il est sauvé! mes amies, mes bonnes amies! Trenck s'est enfui de la forteresse de Glatz; il se sauve, il court, il court encore!..»

Et la pauvre princesse tomba dans un accès de rire convulsif, entrecoupé de sanglots qui faisaient mal à voir et à entendre.

«Ah! madame, pour l'amour du ciel, contenez votre joie! dit madame de Kleist; prenez garde qu'on ne vous entende!»

En ramassant la prétendue cabale, qui n'était autre chose qu'une lettre en chiffres du baron de Trenck, elle aida la princesse à en poursuivre la lecture, que celle-ci interrompit mille fois par les éclats d'une joie fébrile et quasi forcenée.

V

«Séduire, grâce aux moyens que mon incomparable amie m'en a donnés, les bas officiers de la garnison, m'entendre avec un prisonnier aussi friand que moi de sa liberté, donner un grand coup de poing à un surveillant, un grand coup de pied à un autre, un grand coup d'épée à un troisième, faire un saut prodigieux au bas du rempart, en précipitant devant moi mon ami qui ne se décidait pas assez vite, et qui se démit le pied en tombant, le ramasser, le prendre sur mes épaules, courir ainsi pendant un quart d'heure, traverser la Neiss dans l'eau jusqu'à la ceinture, par un brouillard à ne pas voir le bout de son nez, courir encore sur l'autre rive, marcher toute la nuit, une épouvantable nuit!.. s'égarer, tourner dans la neige, autour d'une montagne sans savoir où l'on est, et entendre sonner quatre heures du matin à l'horloge de Glatz! c'est-à-dire avoir perdu son temps et sa peine pour arriver à se retrouver sous les murs de la ville au point du jour reprendre courage, entrer chez un paysan, lui enlever deux chevaux, le pistolet sur la gorge, et fuir à toute bride et à tout hasard; conquérir sa liberté avec mille ruses, mille terreurs, mille souffrances, mille fatigues; et se trouver enfin sans argent, sans habits, presque sans pain, par un froid rigoureux en pays étranger; mais se sentir libre après avoir été condamné à une captivé épouvantable, éternelle; penser à une adorable amie, se dire que cette nouvelle la comblera de joie, faire mille projets audacieux et ravissants pour se rapprocher d'elle, c'est être plus heureux que Frédéric de Prusse, c'est être le plus heureux des hommes, c'est être l'élu de la Providence.»

Telle était en somme la lettre du jeune Frédéric de Trenck à la princesse Amélie; et la facilité avec laquelle madame de Kleist lui en fit la lecture, prouva à la Porporina, surprise et attendrie, que cette correspondance par cahiers leur était très-familière. Il y avait un post-scriptum ainsi conçu: «La personne qui vous remettra cette lettre est aussi sûre que les autres l'étaient peu. Vous pouvez enfin vous confier à elle sans réserve et lui remettre toutes vos dépêches pour moi. Le comte de Saint-Germain lui fournira les moyens de me les faire parvenir; mais il est nécessaire que ledit comte, auquel je ne saurais me fier sous tous les rapports, n'entende jamais parler de vous, et me croie épris de la signora Porporina, quoiqu'il n'en soit rien, et que je n'aie jamais eu pour elle qu'une paisible et pure amitié. Qu'aucun nuage n'obscurcisse donc le beau front de la divinité que j'adore. C'est pour elle seule que je respire, et j'aimerais mieux mourir que de la tromper.»

Pendant que madame de Kleist déchiffrait ce post-scriptum à haute voix, et en pesant sur chaque mot, la princesse Amélie examinait attentivement les traits de la Porporina, pour essayer d'y surprendre une expression de douleur, d'humiliation ou de dépit. La sérénité angélique de cette digne créature la rassura entièrement, et elle recommença à l'accabler de caresses en s'écriant:

«Et moi qui te soupçonnais, pauvre enfant! Tu ne sais pas combien j'ai été jalouse de toi, combien je t'ai haïe et maudite! Je voulais te trouver laide et méchante actrice, justement parce que je craignais de te trouver trop belle et trop bonne. C'est que mon frère redoutant de me voir nouer des relations avec toi, tout en feignant de vouloir t'amener à mes concerts, avait eu soin de me faire entendre que tu avais été à Vienne la maîtresse, l'idole de Trenck. Il savait bien que c'était le moyen de m'éloigner à jamais de toi. Et je le croyais, tandis que tu te dévoues aux plus grands dangers, pour m'apporter cette bienheureuse nouvelle! Tu n'aimes donc pas le roi? Ah! tu fais bien, c'est le plus pervers et le plus cruel des hommes!

 Oh! madame, madame! dit madame de Kleist, effrayée de l'abandon et de la volubilité délirante avec lesquels la princesse parlait devant la Porporina, à quels dangers vous vous exposeriez vous-même en ce moment, si mademoiselle n'était pas un ange de courage et de dévouement!

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