BASSANIO. Vous n'ignorez pas, Antonio, dans quel délabrement j'ai mis mes affaires, en voulant faire une plus haute figure que ne pouvait me le permettre longtemps ma médiocre fortune; je ne m'afflige pas maintenant d'être privé des moyens de soutenir ce noble état; mais mon premier souci est de me tirer avec honneur des dettes considérables que j'ai contractées par un peu trop de prodigalité. C'est à vous, Antonio, que je dois le plus, tant en argent qu'en amitié; et c'est de votre amitié que j'attends avec confiance les moyens d'accomplir tous mes desseins, et les plans que je forme pour payer tout ce que je dois.
ANTONIO. Je vous prie, mon cher Bassanio, de me les faire connaître; et, s'ils se renferment comme vous le faites vous-même dans les limites de l'honneur, soyez sûr que ma bourse, ma personne et tout ce que j'ai de ressources en ce monde sont à votre service.
BASSANIO. Lorsque j'étais écolier, dès que j'avais perdu une de mes flèches, j'en décochais une autre dans la même direction, mettant plus d'attention à suivre son vol, afin de retrouver l'autre; et, en risquant de perdre les deux, je les retrouvais toutes deux. Je vous cite cet exemple de mon enfance, parce que je vais vous parler le langage de la candeur. Je vous dois beaucoup: et comme il arrive à un jeune homme livré à ses fantaisies, ce que je vous dois est perdu. Mais si vous voulez risquer une autre flèche du même côté où vous avez lancé la première, je ne doute pas que, par ma vigilance à observer sa chute, je ne retrouve les deux, ou du moins que je ne vous rapporte celle que vous aurez hasardée la dernière, en demeurant avec reconnaissance votre débiteur pour l'autre.
ANTONIO. Vous me connaissez; c'est donc perdre le temps que de tourner ainsi autour de mon amitié par des circonlocutions. Vous me faites certainement plus de tort en doutant de mes sentiments, que si vous aviez dissipé tout ce que je possède. Dites-moi donc ce qu'il faut que je fasse pour vous, et tout ce que vous me croyez possible; je suis prêt à le faire: parlez donc.
BASSANIO. Il est dans Belmont une riche héritière; elle est belle, plus belle que ce mot, et douée de rares vertus. J'ai quelquefois reçu de ses yeux de doux messages muets. Son nom est Portia. Elle n'est pas moins estimée que la fille de Caton, la Portia de Brutus. L'univers entier connaît son mérite; car les quatre vents lui amènent de toutes les côtes d'illustres adorateurs. Ses cheveux, dorés comme les rayons du soleil, tombent en boucles sur ses tempes comme une toison d'or: ce qui fait de sa demeure de Belmont un rivage de Colchos, où plus d'un Jason se rend pour la conquérir: ô mon Antonio, si j'avais seulement le moyen d'entrer en concurrence avec eux, j'ai dans mon âme de tels présages de succès, qu'il est hors de doute que je l'emporterais.
ANTONIO. Tu sais que toute ma fortune est sur la mer, que je n'ai point d'argent, ni la possibilité de rassembler une forte somme. Va donc essayer ce que peut mon crédit dans Venise. Je l'épuiserai jusqu'au bout, pour te donner les moyens de paraître à Belmont, et d'obtenir la belle Portia. Va, informe-toi où il y a de l'argent. J'en ferai autant de mon côté, et je ne doute point que je n'en trouve par mon crédit ou par le désir qu'on aura de m'obliger.
(Ils sortent.)SCÈNE II
A Belmont. Un appartement de la maison de Portia Entrent PORTIA et NÉRISSAPORTIA. En vérité, Nérissa, mon petit individu est bien las de ce grand univers.
NÉRISSA. Cela serait bon, ma chère madame, si vos misères étaient en aussi grand nombre que le sont vos prospérités: cependant, à ce que je vois, on est aussi malade d'indigestion que de disette. Ce n'est donc pas un médiocre bonheur que d'être placé dans la médiocrité: superflu blanchit de bonne heure, suffisance vit longtemps.
PORTIA. Voilà de belles sentences, et très-bien débitées.
NÉRISSA. Elles seraient encore meilleures mises en pratique.
PORTIA. S'il était aussi aisé de faire qu'il l'est de connaître ce qui est bon à faire, les chapelles seraient des églises, et les cabanes des pauvres gens des palais de princes. C'est un bon prédicateur que celui qui se conforme à ses sermons. J'apprendrais plutôt à vingt personnes ce qu'il est à propos de faire, que je ne serais une des vingt à suivre mes instructions. Le cerveau peut imaginer des lois pour le sang, mais un tempérament ardent saute par-dessus une froide loi; c'est un tel lièvre que la folle jeunesse pour s'élancer par-dessus les filets du bon sens! Mais cette manière de raisonner n'est pas trop de saison lorsqu'il s'agit de choisir un époux. Choisir! hélas! quel mot! Je ne puis ni choisir celui que je voudrais, ni refuser celui qui me déplairait. Et ainsi il faut que la volonté d'une fille vivante se plie aux volontés d'un père mort. N'est-il pas bien dur, Nérissa, de ne pouvoir ni choisir ni refuser personne?
NÉRISSA. Votre père fut toujours vertueux, et les saints personnages ont à leur mort de bonnes inspirations. Ainsi, dans cette loterie qu'il a imaginée, et au moyen de laquelle vous devez être le partage de celui qui, entre trois coffres d'or, d'argent et de plomb, choisira selon son intention, vous pouvez être sûr que le bon choix sera fait par un homme que vous pourrez aimer en bonne conscience. Mais quelle chaleur d'affection sentez-vous pour tous ces brillants adorateurs qui sont déjà arrivés?
PORTIA. Je t'en prie, dis-moi leurs noms: à mesure que tu les nommeras je ferai leur portrait, et tu devineras mes sentiments par ma description.
NÉRISSA. D'abord il y a le prince de Naples.
PORTIA. Eh! c'est un véritable animal2. Il ne sait parler que de son cheval, et se targue comme d'un mérite singulier de la science qu'il possède de le ferrer lui-même. J'ai bien peur que madame sa mère ne se soit oubliée avec un forgeron.
NÉRISSA. Vient ensuite le comte Palatin.
PORTIA. Il est toujours refrogné, comme s'il vous disait: Si vous ne voulez pas de moi, décidez-vous. Il écoute des contes plaisants sans un sourire. Je crains que dans sa vieillesse il ne devienne le philosophe larmoyant, puisque jeune encore il est d'une si maussade tristesse. J'aime mieux épouser une tête de mort la bouche garnie d'un os, qu'un de ces deux hommes-là. Dieu me préserve de tous les deux!
NÉRISSA. Que dites-vous du seigneur français, monsieur le Bon?
PORTIA. Dieu l'a fait; ainsi je consens qu'il passe pour un homme. Je sais bien que c'est un péché de se moquer de son prochain; mais lui! Comment! il a un meilleur cheval que le Napolitain! Il possède à un plus haut degré que le comte Palatin la mauvaise habitude de froncer le sourcil. Il est tous les hommes ensemble, sans en être un. Si un merle chante, il fait aussitôt la cabriole. Il va se battre contre son ombre. En l'épousant, j'épouserais en lui seul vingt maris; s'il vient à me mépriser je lui pardonnerai: car, m'aimât-il à la folie, je ne le payerai jamais de retour.
NÉRISSA. Que dites-vous de Fauconbridge, le jeune baron anglais?
PORTIA. Vous savez que je ne lui dis rien; car nous ne nous entendons ni l'un ni l'autre; il ne sait ni latin, ni français, ni italien: et vous pouvez bien jurer en justice que je ne sais pas pour deux sous d'anglais. C'est la peinture d'un joli homme. Mais, hélas! qui peut s'entretenir avec un tableau muet? Qu'il est mis singulièrement! Je crois qu'il a acheté son pourpoint en Italie, ses hauts-de-chausses circulaires en France, son bonnet en Allemagne, et ses manières par tout pays.
NÉRISSA. Que pensez-vous du seigneur écossais son voisin?
PORTIA. Qu'il est plein de charité pour son voisin, car il a emprunté un soufflet de l'Anglais, et a juré de le lui rendre quand il pourrait. Je crois que le Français s'est rendu sa caution, et s'est engagé pour un second.
NÉRISSA. Comment trouvez-vous le jeune Allemand, le neveu du comte de Saxe?
PORTIA. Fort déplaisant le matin quand il est à jeun, et bien plus déplaisant encore le soir quand il est ivre. Lorsqu'il est au mieux il est un peu plus mal qu'un homme, et quand il est le plus mal il est tant soit peu mieux qu'une bête. Et m'arrivât-il du pis qui puisse arriver, j'espère trouver le moyen de me défaire de lui.
NÉRISSA. S'il se présentait pour choisir, et qu'il prît le bon coffre, ce serait refuser d'accomplir les volontés de votre père, que de refuser sa main.
PORTIA. De crainte que ce malheur extrême n'arrive, mets, je te prie, sur le coffre opposé un grand verre de vin du Rhin; car si le diable était dedans, et cette tentation au dehors, je suis sûre qu'il le choisirait. Je ferai tout au monde, Nérissa, plutôt que d'épouser une éponge.
NÉRISSA. Vous ne devez plus craindre d'avoir aucun de ces messieurs; ils m'ont fait part de leurs résolutions, c'est de s'en retourner chez eux, et de ne plus vous importuner de leur recherche, à moins qu'ils ne puissent vous obtenir par quelque autre moyen que celui qu'a imposé votre père, et qui dépend du choix des coffres.
PORTIA. Dussé-je vivre aussi vieille que la Sibylle, je mourrai aussi chaste que Diane, à moins qu'on ne m'obtienne dans la forme prescrite par mon père. Je suis ravie que cette cargaison d'amoureux se montre si raisonnable; car il n'en est pas un parmi eux qui ne me fasse soupirer après son absence et prier Dieu de lui accorder un heureux départ.
NÉRISSA. Ne vous rappelez-vous pas, madame, que du vivant de votre père, il vint ici, à la suite du marquis de Montferrat, un Vénitien instruit et brave militaire?
PORTIA. Oui, oui, c'était Bassanio; c'est ainsi, je crois, qu'on le nommait.
NÉRISSA. Cela est vrai, madame; et de tous les hommes sur qui se soient jamais arrêtés mes yeux peu capables d'en juger, il m'a paru le plus digne d'une belle femme.
PORTIA. Je m'en souviens bien, et je me souviens aussi qu'il mérite tes éloges. (Entre un valet.) Qu'est-ce? Quelles nouvelles?
LE VALET. Les quatre étrangers vous cherchent, madame, pour prendre congé de vous, et il vient d'arriver un courrier qui en devance un cinquième, le prince de Maroc; il dit que le prince son maître sera ici ce soir.
PORTIA. Si je pouvais accueillir celui-ci d'aussi bon coeur que je vois partir les autres, je serais charmée de son arrivée. S'il se trouve avoir les qualités d'un saint et le teint d'un diable, je l'aimerais mieux pour confesseur que pour épouseur. Allons, Nérissa; et toi (au valet), marche devant. Tandis que nous mettons un amant dehors, un autre frappe à la porte.
(Ils sortent.)SCÈNE III
Venise. Une place publique Entrent BASSANIO, SHYLOCKSHYLOCK. Trois mille ducats? Bien.
BASSANIO. Oui, monsieur, pour trois mois.
SHYLOCK. Pour trois mois? Bien.
BASSANIO. Pour lesquels, comme je vous disais, Antonio s'engagera.
SHYLOCK. Antonio s'engagera? Bien.
BASSANIO. Pourrez-vous me rendre service? Me ferez-vous ce plaisir? Aurai-je votre réponse?
SHYLOCK. Trois mille ducats, pour trois mois, et Antonio engagé.
BASSANIO. Votre réponse à cela?
SHYLOCK. Antonio est bon.
BASSANIO. Auriez-vous ouï dire quelque chose de contraire?
SHYLOCK. Oh! non, non, non, non. En disant qu'il est bon, je veux seulement vous faire comprendre qu'il est suffisamment sûr. Cependant ses ressources reposent sur des suppositions. Il a un vaisseau frété pour Tripoli, un autre dans les Indes, et en outre j'ai appris sur le Rialto qu'il en avait un troisième au Mexique, un quatrième en Angleterre, et d'autres entreprises encore de côté et d'autre. Mais les vaisseaux ne sont que des planches, les matelots que des hommes. Il y a des rats de terre et des rats d'eau, et des voleurs d'eau comme des voleurs de terre, je veux dire qu'il y a des pirates; et puis aussi les dangers de la mer, les vents, les rochers. Néanmoins l'homme est suffisant. Trois mille ducats je crois pouvoir prendre son obligation.
BASSANIO. Soyez assuré que vous le pouvez.
SHYLOCK. Je m'assurerai que je le peux; et pour m'en assurer, j'y réfléchirai. Puis-je parler à Antonio?
BASSANIO. Si vous vouliez dîner avec nous?
SHYLOCK. Oui, pour sentir le porc! pour manger de l'habitation dans laquelle votre prophète, le Nazaréen, a par ses conjurations fait entrer le diable! Je veux bien faire marché d'acheter avec vous, faire marché de vendre avec vous, parler avec vous, me promener avec vous, et ainsi de suite; mais je ne veux pas manger avec vous, ni boire avec vous, ni prier avec vous. Quelles nouvelles sur le Rialto? Mais qui vient ici?
BASSANIO. C'est le seigneur Antonio.
(Entre Antonio.)SHYLOCK, à part. Comme il a l'air d'un hypocrite publicain! je le hais parce qu'il est chrétien, mais je le hais bien davantage parce qu'il a la basse simplicité de prêter de l'argent gratis et qu'il fait baisser à Venise le taux de l'usance3. Si je puis une fois prendre ma belle4, j'assouvirai pleinement la vieille aversion que je lui porte. Il hait notre sainte nation, et dans les lieux d'assemblées des marchands, il invective contre mes marchés, mes gains bien acquis, qu'il appelle intérêts. Maudite soit ma tribu si je lui pardonne!
BASSANIO. Shylock, entendez-vous?
SHYLOCK. Je me consultais sur les fonds que j'ai en main pour le moment, et autant que ma mémoire peut me le rappeler, je vois que je ne saurais vous faire tout de suite la somme complète de trois mille ducats. N'importe; Tubal, un riche Hébreu de ma tribu me fournira ce qu'il faut. Mais doucement; pour combien de mois les voulez-vous? (A Antonio.) Maintenez-vous en joie, mon bon seigneur. C'était de Votre Seigneurie que nous nous entretenions à l'instant même.
ANTONIO. Shylock, quoique je ne prête ni n'emprunte à intérêt, cependant pour fournir aux besoins pressants d'un ami, je dérogerai à ma coutume. (A Bassanio.) Est-il instruit de la somme que vous désirez?
SHYLOCK. Oui, oui, trois mille ducats.
ANTONIO. Et pour trois mois.
SHYLOCK. J'avais oublié. Pour trois mois; vous me l'aviez dit. A la bonne heure. Faites votre billet, et puis je verrai Mais écoutez, il me semble que vous venez de dire que vous ne prêtez ni n'empruntez à intérêt.
ANTONIO. Jamais.
SHYLOCK. Quand Jacob faisait paître les brebis de son oncle Laban Ce Jacob (au moyen de ce que fit en sa faveur sa prudente mère) fut le troisième possesseur des biens de notre saint Abraham Oui, ce fut le troisième.
ANTONIO. A quel propos revient-il ici? Prêtait-il à intérêt?
SHYLOCK. Non, il ne prêtait pas à intérêt, non, si vous voulez, pas précisément à intérêt. Remarquez bien ce que Jacob faisait. Laban et lui étant convenus que tous les nouveau-nés qui seraient rayés de deux couleurs appartiendraient à Jacob pour son salaire; sur la fin de l'automne, les brebis étant en chaleur allaient chercher les béliers, et quand ces couples portant toison en étaient arrivés au moment de consommer l'oeuvre de la génération, le rusé berger vous levait l'écorce de certains bâtons, et dans l'instant précis de l'acte de nature, les présentait aux brebis échauffées, qui, concevant alors, quand le temps de l'enfantement était venu, mettaient bas des agneaux bariolés, lesquels étaient pour Jacob. C'était là un moyen de gagner; et Jacob fut béni du ciel; et le gain est une bénédiction, pourvu qu'on ne le vole pas.