Jacques - Жорж Санд 2 стр.


Tout allait bien: Jacques avait l'air doux et tranquille; mais voilà qu'en sortant j'eus la mauvaise idée de dire tout bas à Marguerite que le présent venait de Jacques. Alors elle se mit à lui adresser ses remerciements et ces bénédictions du pauvre qui sont vraiment un peu prolixes, un peu niaises, mais qu'il faut, ce me semble, accepter, puisque c'est la seule manière dont le pauvre puisse s'acquitter. Eh bien, sais-tu ce que fit Jacques? Il fronça deux ou trois fois le sourcil d'un air d'impatience, et finit par interrompre la litanie de la vieille en lui disant d'un ton dur et impérieux: «C'est bon; en voilà assez!» La pauvre femme resta interdite et humiliée. Moi, je me sentis un peu d'humeur contre Jacques. Quand nous fûmes à quelques pas de la maisonnette, je lui en fis des reproches. Il sourit, et, au lieu de se justifier, il me dit en me prenant par la main: «Fernande, vous êtes une bonne enfant, et moi je suis un vieux homme; vous avez raison d'aimer les épanchements de la reconnaissance que vous inspirez, c'est un plaisir innocent qui vous engage à persévérer. Pour moi, je ne puis plus m'amuser de ces choses-là, et elles me causent au contraire un ennui intolérable.  Je suis disposée, lui dis-je, à croire que vous avez raison en tout ce que vous faites, et je croirai volontiers que c'est moi qui ai tort; mais expliquez-vous: faites que je vous connaisse bien, Jacques, et que je n'aie jamais l'idée de vous blâmer, quelque chose qui arrive.» Il sourit encore, mais d'un air triste, et, loin de m'accorder l'explication que je lui demandais, il se borna à me répéter: «Je vous ai dit, ma chère enfant, que vous aviez raison, et que je vous aimais ainsi.» Ce fut tout. Il me parla d'autre chose, et, malgré moi, je restai triste et inquiète tout ce jour-là.

Voilà comme il est souvent; il y a en lui des choses qui m'effraient, parce que je ne peux pas m'en rendre compte, et il a tort, je pense, de ne pas vouloir se donner la peine de me les faire comprendre. Mais que d'autres choses en lui qui sont dignes d'admiration et d'enthousiasme! J'ai tort de m'occuper tant des petits nuages, quand j'ai un si beau ciel à contempler! C'est égal, dis-moi ton avis sur ces misères; j'ai une grande confiance en ton bon sens, et je suis habituée à voir un peu par tes yeux. Ce n'est pas ce qui plaît le plus à maman. Enfin, j'aurai bientôt la liberté de t'écrire sans me cacher. Adieu, chère Clémence. Je n'attendrai pas ta réponse pour t'écrire une seconde lettre. Je t'embrasse mille fois.

Ton amie,

FERNANDE DE THEURSAN

II

Genève, le

Vraiment, Jacques, vous allez vous marier? Elle sera bien heureuse, votre femme! Mais vous, mon ami, le serez-vous? Il me paraît que vous agissez bien vite, et j'en suis effrayée. Je ne sais pourquoi cette idée de vous voir marié ne peut entrer dans ma pauvre tête; je n'y comprends rien; je suis triste à la mort; il me semble impossible qu'un changement quelconque améliore votre destinée, et je crois que votre coeur se briserait au choc de douleurs nouvelles. O mon cher Jacques! il faut bien de la prudence quand on est comme nous deux!

As-tu songé à tout, Jacques? as-tu fait un bon choix? Tu es observateur et pénétrant; mais on se trompe quelquefois; quelquefois la vérité ment! Ah! comme tu t'es souvent trompé sur toi-même! combien de fois je t'ai vu découragé! combien de fois je t'ai entendu dire: Ceci est le dernier essai! Pourquoi suis-je assiégée de noirs pressentiments? Que peut-il t'arriver? Tu es un homme, et tu as de la force.

Mais toi, songer au mariage! cela me parait si extraordinaire! Vous êtes si peu fait pour la société! vous détestez si cordialement ses droits, ses usages et ses préjugés! Les éternelles lois de l'ordre et de la civilisation, vous les révoquez encore en doute, et vous n'y cédez que parce que vous n'êtes pas absolument sûr que vous deviez les mépriser; et avec ces idées, avec votre caractère insaisissable et votre esprit indompté, vous allez faire acte de soumission à la société, et contracter avec elle un engagement indissoluble; vous allez jurer d'être fidèle éternellement à une femme, vous! vous allez lier votre horreur et votre conscience au rôle de protecteur et de père de famille! Oh! vous direz ce que vous voudrez, Jacques, mais cela ne vous convient pas; vous êtes au-dessus ou au-dessous de ce rôle; quel que vous soyez, vous n'êtes pas fait pour vivre avec les hommes tels qu'ils sont.

Vous renoncerez donc à tout ce que vous avez été jusqu'ici et à tout ce que vous auriez été encore! car votre vie est un grand abîme où sont tombés pêle-mêle tous les biens et tous les maux qu'il est permis a l'homme de ressentir. Vous avez vécu quinze ou vingt vies ordinaires dans une seule année; vous deviez encore user et absorber bien des existences avant de savoir seulement si vous aviez commencé la vôtre. Est-ce que vous regarderiez encore ceci comme un état de transition, comme un lien qui doit finir et faire place à un autre? Je ne suis pas plus que vous un adepte de la foi sociale, je suis née pour la détester, mais quels sont les êtres qui peuvent lutter contre elle, ou même vivre sans elle? La femme que vous épousez est-elle donc comme vous? est-elle une des cinq ou six créatures humaines qui naissent, dans tout un siècle, pour aimer la vérité, et pour mourir sans avoir pu la faire aimer des autres? est-elle de ceux que nous appelions les sauvages dans les jours de notre triste gaieté? Jacques, prends garde; au nom du ciel, souviens-toi combien de fois nous avons cru l'un et l'autre trouver notre semblable, et combien de fois nous nous sommes retrouvés seuls vis-à-vis l'un de l'autre! Adieu; prends au moins le temps de réfléchir. Pense à ton passé; pense à celui de SYLVIA.

III.

DE FERNANDE A CLÉMENCE

Tilly, le

Ma chère, j'ai fait aujourd'hui une découverte qui m'a laissé une impression singulière. En écoutant lire la rédaction de notre contrat de mariage, j'ai appris que Jacques avait trente-cinq ans. Certainement ce n'est pas là un âge avancé; et d'ailleurs on n'a jamais que l'âge qu'on paraît avoir, et à la première vue je lui avais imaginé dix années de moins. Cependant je ne sais pas pourquoi le son de ces syllabes, trente-cinq ans! m'a épouvantée; j'ai regardé Jacques d'un air étonné et peut-être même fâché, comme s'il m'eût fait jusque-là un mensonge. Il est certain pourtant qu'il ne m'a jamais parlé de son âge, et que je n'ai jamais songé à le lui demander. Je suis sûre qu'il me l'aurait dit sur-le-champ, car il parait très indifférent à ces choses-là, et il ne s'est pas seulement aperçu de l'effet que faisait sur moi et sur plusieurs des personnes présentes la découverte de ses trente-cinq ans.

Moi qui le trouvais déjà un peu vieux pour moi en lui en attribuant trente! J'ai beau faire, Clémence, je t'avoue que je suis contrariée de cette différence d'âge entre nous; il me semble à présent que Jacques est beaucoup moins mon camarade et mon ami que je ne l'imaginais; il se rapproche plutôt de l'âge d'un père; et, au fait, il pourrait être le mien, il a dix-huit ans de plus que moi! Cela me fait un peu de peur, et modifie peut-être l'affection que j'avais pour lui. Autant que je puis exprimer ce qui se passe en moi, je crois que ma confiance et mon estime augmentent, tandis que mon enthousiasme et mon orgueil diminuent; enfin, je suis beaucoup moins joyeuse ce soir que je ne l'étais ce matin, voilà ce que je ne saurais me dissimuler. Ta lettre me revient toujours à l'esprit, et je pense à cet homme vieux et froid que tu as cru voir en lui. Cependant, Clémence, si tu voyais comme Jacques est beau, comme il a une tournure élégante et jeune, comme il a les manières douces et franches, le regard affectueux, la voix harmonieuse et fraîche! tu en serais, je parie, amoureuse aussi. J'ai été frappée et séduite par toutes ces choses-là dès le premier moment, et chaque jour j'ai été plus touchée de ces manières, de ce regard et du son de cette voix; mais il est bien vrai que je n'ai pas encore eu la hardiesse et le sang-froid de l'examiner. Quand il arrive, je le regarde avec joie en lui disant bonjour, et, dans ce moment-là, il a dix-sept ans comme moi; mais ensuite je n'ose plus guère fixer les yeux sur lui, car les siens sont toujours sur moi. A tout ce qui pourrait faire naître sur ses traits une expression nouvelle, je m'aperçois que c'est moi qui suis observée, et il ne m'est pas possible d'observer à mon tour. A quoi bon l'observerais-je, d'ailleurs? que verrais-je en lui qui ne me plût pas? et qu'aurais-je l'habileté de deviner s'il se donnait la moindre peine pour se rendre impénétrable? Je suis si jeune! et lui il doit avoir tant d'expérience!.. Quand il m'a observée ainsi, et que je lève sur lui un regard timide, comme pour recevoir mon arrêt, je trouve sur sa figure tant d'affection, de contentement, une sorte d'approbation muette si délicate et si douce, que je me rassure et me sens heureuse. Je vois que tout ce que je fais, tout ce que je dis, tout ce que je pense, plaît à Jacques, et qu'au lieu d'un censeur sévère j'ai en lui un être sympathique, un ami indulgent, peut-être un amant aveugle!

Ah! tiens, j'ai tort de gâter mon bonheur et d'affaiblir mon amour par ces petites recherches. Que m'importent quelques années de plus ou de moins? Jacques est beau, excellent, vertueux, estimé et admiré de tous ceux qui le connaissent, et il m'aime, je suis sûre de cela; que puis-je demander de plus?

IV.

DE CLÉMENCE A FERNANDE

De l'Abbaye-aux-Bois. Paris, le

Je reçois tes deux lettres à la fois: deux plaisirs en même temps! Ce serait presque trop, ma chère Fernande, si ces plaisirs n'étaient un peu inquiétés et troublés par toutes les incertitudes que me cause ta situation. Tu me demandes des conseils sur l'affaire la plus importante et la plus délicate de la vie; tu me demandes des éclaircissements sur des choses que je ne sais pas, sur des personnes que je ne connais pas, sur des faits que je n ai pas vus; comment veux-tu que je réponde? Je ne puis que tirer, des indices que tu me donnes, quelque jugement incertain, expectatif, que tu feras très-bien d'examiner longtemps, et de soumettre à de nouvelles recherches avant de l'adopter.

Je ne connais pas M. Jacques; je ne puis donc savoir à quel point lu peux passer par-dessus les immenses inconvénients de cette différence d'âge; mais je puis et je dois te les signaler d'une manière générale. C'est à toi de les rejeter si tu es sûre qu'il n'y ait pas lieu à en faire l'application.

On prétend que les hommes commencent la vie sociale plus tard que les femmes, et qu'ils sont plus jeunes de raisonnement et d'expérience à trente ans que les femmes à vingt; je crois que cela est faux. Un homme est obligé de se faire un état ou de se chercher une position sociale au sortir du collège; une jeune personne, au sortir du couvent, trouve sa position toute faite, soit qu'on la marie, soit que ses parents la tiennent pour quelques années encore auprès d'eux. Travailler à l'aiguille, s'occuper des petits soins de l'intérieur, cultiver la superficie de quelques talents, devenir épouse et mère, s'habituer à allaiter et à laver des enfants, voilà ce qu'on appelle être une femme faite. Moi, je pense qu'en dépit de tout cela une femme de vingt-cinq ans, si elle n'a pas vu le monde depuis son mariage, est encore un enfant. Je pense que le monde qu'elle a vu étant demoiselle, dansant au bal sous l'oeil de ses parents, ne lui a rien appris du tout, si ce n'est la manière de s'habiller, de marcher, de s'asseoir et de faire la révérence. Il y a autre chose à apprendre dans la vie, et les femmes l'apprennent tard et à leurs dépens. Il ne suffit pas d'avoir de la grâce, de la décence, une sorte d'esprit; il ne suffit pas d'avoir allaité proprement ses enfants et tenu sa maison en ordre pendant quelques années pour être à l'abri de tous les dangers qui peuvent porter de mortelles atteintes au bonheur. Que de choses apprend un homme, au contraire, dans l'exercice de cette liberté illimitée qui lui est accordée à peine au sortir de l'adolescence! que d'expériences rudes, que de sévères leçons, que de déceptions mûrissantes il peut mettre à profit seulement dans le cours de la première année! que d'hommes et de femmes il a pu étudier à l'âge où la femme n'a encore connu que son père et sa mère!

Il est donc faux qu'un homme de vingt-cinq ans soit du même âge qu'une fille de quinze, et que, pour faire une union raisonnablement assortie, il faille établir dix ans de différence entre le mari et la femme. Il est bien vrai que le mari doit être le protecteur et le guide; puisqu'il doit être le maître, il est à désirer qu'il soit un maître prudent et éclairé. Mais, à âge presque égal, il a bien assez de cette espèce de supériorité sur sa femme; s'il en a beaucoup plus, il en abuse, il devient grondeur, pédant ou despote.

Supposons que M. Jacques soit incapable d'être jamais rien d'approchant; accordons-lui toutes les belles qualités. Je ne te parle pas d'amour, moi: je te fais la part bien grande en te disant que je ne le crois pas absolument nécessaire dans le mariage, et je doute que tu en aies réellement pour ton fiancé; à ton âge ou prend pour de l'amour la première affection qu'on éprouve. Je te parle d'amitié seulement, et je te dis que le bonheur d'une femme est perdu quand elle ne peut pas considérer son mari comme son meilleur ami. Es-tu bien sûre de pouvoir être maintenant la meilleure amie d'un homme de trente-cinq ans? Sais-tu ce que c'est que l'amitié? Sais-tu ce qu'il faut de sympathie pour la faire naître? quels apports de goûts, de caractères et d'opinions sont nécessaires pour la maintenir? Quelles sympathies peuvent donc exister entre deux êtres qui, par la différence de leur âge, reçoivent des mêmes objets des sensations tout opposées? quand ce qui attire l'un repousse l'autre, quand ce qui parait estimable au plus âgé est ennuyeux au plus jeune, quand ce qui semble agréable et touchant à la femme est dangereux ou ridicule aux yeux du mari? As-tu pensé à tout cela, pauvre Fernande? N'es-tu pas aveuglée par ce besoin d'aimer qui tourmente misérablement les jeunes filles? N'est-tu pas abusée aussi par une certaine vanité secrète dont tu ne te ronds pas compte? Tu es pauvre, et un nomme riche te recherche et t'épouse. Il a des châteaux, des terres; il a une belle figure, de beaux chevaux, des habits bien faits; il te semble charmant, parce que tout le monde le dit. Ta mère, qui est la femme la plus intéressée, la plus fausse et la plus adroite du monde, arrange les choses de manière à ce que vous ne puissiez pas vous éviter. Elle te fait peut-être croire qu'il est amoureux de toi, après lui avoir fait croire que tu étais amoureuse de lui, tandis que vous ne vous aimez peut-être ni l'un ni l'autre. Toi, tu es comme ces petites pensionnaires, qui ont par hasard un cousin, et qui en sont inévitablement amoureuses, parce que c'est le seul homme qu'elles connaissent. Tu es noble de coeur, je le sais, et tu ne t'occupes pas plus des richesses de M. Jacques que si elles n'existaient pas; mais tu es femme, et tu n'es pas insensible à la gloire d'avoir fait, par ta beauté et ta douceur, un de ces miracles que la société voit avec surprise, parce qu'ils sont rares en effet: un homme riche épousant une fille pauvre.

Mais je te mets en colère, je parie; je t'en prie, ma chère enfant, ne prends pas tout cela trop au sérieux. Ce sont des choses que je t'engage à te dire courageusement à toi-même et sur lesquelles il faut que tu t'interroges sévèrement; il est très-possible que tu n'aies rien de commun avec elles. Alors ce sera quelques feuilles de papier que j'aurai barbouillées d'encre pour te rendre service, et qui ne seront bonnes à rien. Je veux te dire une autre chose qui, chez moi, n'est pas le résultat d'un raisonnement, mais d'une répugnance instinctive; je t'engage donc à t'en préoccuper assez légèrement. Je n'aime pas que le visage montre un âge différent de celui qu'on a. Cela me fait venir toutes sortes d'idées superstitieuses, et, quelque folles et injustes qu'elles pussent être, il me serait impossible d'accorder ma confiance à une personne sur l'âge de laquelle je me serais trompée de dix ans au premier coup d'oeil. Dans le cas où elle m'aurait semblé plus jeune qu'elle ne l'est en effet, je penserais que l'égoïsme, la sécheresse du coeur, ou une froide nonchalance, l'ont empêchée de sentir l'atteinte des douleurs humaines, ou l'ont rendue habile à éviter les fatigues morales qui vieillissent tous les hommes. Dans le cas contraire, je penserais que les vices, la débauche, ou au moins une certaine sorte de fausse exaltation, l'ont précipitée dans des désordres et dans des fatigues qui l'ont vieillie plus que de raison; en un mot, je ne verrais pas sans stupeur et sans effroi une infraction évidente aux lois de la nature: il y a toujours là quelque chose de mystérieux qu'il faudrait examiner. Mais que peu ton examinera ton âge, et quand l'empressement de changer d'état et de position avant un mois nous ferme les yeux sur tous les dangers?

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