Tu as rougi jusqu'à la racine des cheveux et tu m'as dit: "Cesse de railler, je veux être un homme." Nous nous sommes embrassés, et je t'ai laissé retourner à ton jardin des Oliviers, où l'isolement, la douleur et l'effroi t'attendent. Tu vas beaucoup lutter et beaucoup souffrir: vaincras-tu? Je l'ignore. Tu es seul contre un million d'ennemis, car la destinée de Lucie, l'influence qu'elle subit se rattachent probablement par des fils innombrables à cette conspiration de l'esprit rétrograde qui enlace la société, pour longtemps encore, de la base jusqu'au faîte. Je frémis à l'idée du combat que tu vas livrer, et je vois couler goutte à goutte le plus pur sang de ton cœur, les forces vives du premier amour. Pourtant je ne suis plus inquiet, tu lutteras sans défaillance pour arracher celle que tu aimes au royaume des ténèbres, tu combattras à poitrine découverte contre l'ennemi caché dans tous les buissons, tu exerceras ta force dans une entreprise sérieuse et passionnée, et, si tu succombes, si tu me reviens seul et blessé, tu auras porté en toi l'amour dans un cœur viril, tu n'auras pas versé les larmes de l'eunuque; la souffrance t'aura grandi, tu seras un homme!
Courage, écris-moi tout; appelle-moi quand tu voudras. Ton père te bénit.
H. LemontierÉMILE LEMONTIER A SON PÈRE, A PARIS
D'Aix en Savoie, 6 juin 1861.
J'arrive, je ne sais rien encore, je n'ai revu aucun de nos amis, je m'enferme avec toi. Je veux te parler encore là, tout seul, dans ma petite chambre, avant de reprendre le cours de ma vie d'orage. J'ai besoin, avant tout, de te remercier pour le bien que tu m'as fait. Père, c'est la première fois que tu me révèles le fond de ta pensée. À te voir si doux, si modeste et si bon, même pour les méchants, je croyais ton âme inaccessible à l'indignation. Ta sérénité me faisait peur, je l'avoue; je la regardais comme le résultat de cette noble et douloureuse lassitude, fruit du travail et de l'expérience. Je croyais que tes années de labeur et de vertu avaient creusé entre nous un abîme qui ne serait pas sitôt comblé! Tu m'as traité comme un homme qu'on excite, et non comme un enfant qu'on apaise; je t'en remercie, et je te jure que tu as bien fait. Ta tendresse a un peu hésité; tu me croyais encore trop jeune Pauvre père, tu as tremblé en te laissant arracher le secret de ta force; eh bien, ne crains plus, j'étais mûr pour cette initiation, elle me renouvelle, elle me baptise dans les eaux de la vie, elle me pousse en avant. Tu voulais d'abord m'emmener loin d'elle, me distraire, me faire voyager. Et puis tu as compris que tout cela aigrirait mon mal au lieu de le guérir, et tu m'as tendu la coupe en me disant: «Bois ce fiel et triomphe.»
Sois tranquille, je saurai souffrir; car, à présent, je vois un but sublime à ma souffrance. Conquérir celle que j'aime, la disputer à une mortelle influence, la sauver, l'emmener avec moi dans la sphère de l'amour vrai, la rendre digne de cette passion sacrée que j'ai pour elle, et me rendre digne moi-même de la lui inspirer; résoudre le problème d'éclairer sa croyance en respectant sa liberté, d'épurer sa foi sans lui enlever les vraies bases de sa religion: oui, oui, je le tenterai, et, si j'échoue, du moins rien ne m'aura fait reculer ou défaillir.
Et ne crois pas que cette passion soit le seul stimulant de mon courage! Me rendre digne de toi, être le fils de ta foi et de la volonté, c'est là mon ambition, maintenant que je t'ai compris. Oui, mon père, tu es calme et doux parce que tu es absolu dans le vrai et inébranlable dans la certitude. Tes idées sont simples, concises et nettes; tu les as dégagées d'une suite d'études et de travaux qui se présentent à mes yeux comme une puissante chaîne de montagnes, et à présent tu t'es assis au faîte de la plus haute cime, tu as regardé la terre étendue sous tes pieds, et puis, élevant tes mains vers la Divinité, tu lui as dit: «Non, le mal n'est pas ton œuvre! il n'est que l'ignorance du bien, et, si tu abandonnes cette ignorance aux châtiments qu'elle s'inflige à elle-même, c'est parce qu'ils doivent la détruire. Ainsi tu as mis en chaque être, en chaque chose de la création, l'agent fatal de sa transformation providentielle. L'erreur doit se dévorer elle-même comme ces volcans déchaînés, qui, aux premiers âges du globe, ont servi à constituer l'écorce terrestre, berceau fécond de la vie. En toi est la source du bien, la loi du vrai, et l'homme y boira de plus en plus à mesure qu'il te connaîtra.» Consolé par la foi, tu t'es relevé, mon père, et, le front baigné de lumière, tu as souri à ces hommes qui te criaient: «Nous avons la vérité; Dieu ne se révèle qu'à nous et pour nous! Maudit soit celui qui nous résiste! Notre parole l'extermine en ce monde, elle le dévoue aux enfers dans l'autre!»
Tu as souri de pitié, et ton âme a surmonté la colère; mais, la flamme de la vérité dans le cœur, tu as poursuivi dans tous ses retranchements l'ignorance, qui, dans l'humanité, suscite tous les délires du mal. C'est bien; voilà où il faut en venir, et j'y arriverai. Je serai doux et patient avec les hommes, inflexible devant le mensonge; ceci sera ma religion. Je ne tuerai point, je ne maudirai, je ne renierai aucun de mes semblables; mais j'aurai en exécration les doctrines qui, au nom de Dieu, calomnient Dieu et combattent la liberté humaine, le développement du vrai! Je ne fléchirai le genou dans aucun temple d'où la liberté de penser sera exclue. Je ne bénirai la main d'aucun homme ennemi de cette liberté, je n'accepterai aucun culte destructeur de la parcelle de vérité divine qui s'appelle en moi amour et justice, je ne ferai plus grâce au présent par engouement poétique pour le passé, je ne m'abandonnerai plus à ces mollesses de l'âme qui, regrettant les joies de l'imagination, les rêveries de l'enfance, abdique les austères devoirs de l'âge d'homme; je subirai toutes les persécutions, j'accepterai l'effet de toutes les vengeances: il faut que toute initiation ait ses martyrs. Les tartufes d'aujourd'hui réclament ces gloires de l'origine chrétienne; qu'ils nous les donnent, eux qui, se disant toujours persécutés, se sont faits persécuteurs à leur tour! Montrons leur qu'aujourd'hui les chrétiens, c'est nous, et qu'ils sont eux, les pharisiens. Et, si leur puissante conspiration contre la liberté humaine atteint son but, s'ils parviennent, à défaut des bûchers de l'inquisition, à rétablir la torture des cœurs et des consciences, soyons prêts: je suis prêt, moi! je les brave et les défie!
Je viens d'interrompre ma lettre pour recevoir et lire la tienne. Ah! mon père, mon maître, mon ami, nos pensées ne se croisent pas, elles se cherchent et s'embrassent. Tu vois! j'avais compris, et je suis toujours sous le charme de ta parole, sous le coup de ta vivifiante bénédiction. Oui, oui, je relirai cent fois tes lettres. Ne crains pas de me donner la fièvre: je brûle de vivre, l'inaction me tuerait!
A bientôt une plus long lettre, et toi, écris-moi de Paris. Adieu, je t'aime.
Henri entre chez moi et m'apprend que Lucie est de retour à Turdy. Son père, le général La Quintinie, y est arrivé inopinément hier au soir. J'irai demain.
M*** A MADEMOISELLE LA QUINTINIE, AU CHATEAU DE TURDY
Chambéry, 7 juin 1861.
Je m'inquiète un peu, non de cette joie que vous avez éprouvée en apprenant l'arrivée de monsieur votre père, mais de l'empressement que vous avez mis à quitter mademoiselle de Turdy le soir même. J'ai trouvé la bonne tante tout en émoi de vous savoir seule sur les chemins à dix heures du soir. Ses braves serviteurs sont bien vieux, ses vieux chevaux bien lents, et ce lac à traverser Comment avez-vous fait, si, comme il est à craindre, votre barque ne vous attendait pas? Vous avez dû causer au général une bien agréable surprise; mais, comme il ne vous appelait auprès de lui que pour le lendemain matin, cette grande hâte était-elle si nécessaire?
Chambéry, 7 juin 1861.
Je m'inquiète un peu, non de cette joie que vous avez éprouvée en apprenant l'arrivée de monsieur votre père, mais de l'empressement que vous avez mis à quitter mademoiselle de Turdy le soir même. J'ai trouvé la bonne tante tout en émoi de vous savoir seule sur les chemins à dix heures du soir. Ses braves serviteurs sont bien vieux, ses vieux chevaux bien lents, et ce lac à traverser Comment avez-vous fait, si, comme il est à craindre, votre barque ne vous attendait pas? Vous avez dû causer au général une bien agréable surprise; mais, comme il ne vous appelait auprès de lui que pour le lendemain matin, cette grande hâte était-elle si nécessaire?
Ne riez pas, mademoiselle, de voir votre ami s'inquiéter des petites choses. Quand il s'agit d'une personne telle que vous, les moindres résolutions prennent de l'importance. Vous avez peut-être cru me faire pressentir vos dispositions à demi-mot, et on peut bien ne dire à son ami que la moitié d'un secret délicat. Puisque vous autorisez la franchise de ma sollicitude, aussi fervente et aussi désintéressée aujourd'hui qu'elle l'a été dans le passé, laissez-moi vous dire ce que je pense de la situation de vos esprits. Ce jeune homme dont vous m'avez parlé vous occupe plus que vous n'osez en convenir, et l'inquiétude que sa courte maladie vous a causée, n'était peut-être pas proportionnée au danger que sa vie a couru, non plus qu'à la date si récente de vos relations.
Je n'ai pu vous témoigner que de l'étonnement, mais j'ai éprouvé de la stupeur en apprenant que vous ne repoussiez pas l'idée de vous unir à lui. Vous ne m'aviez pas dit son nom, et vous sembliez croire que vous auriez sur sa conscience une influence à l'égard de laquelle il ne m'est plus permis de me faire illusion. Souffrez que je vous dise de quelle façon les renseignements me sont venus, car je ne veux pas que vous me supposiez capable de chercher la vérité en dehors de vos paroles. Je n'ai pu vous dire encore la nature des projets qui m'amènent ici. Ils vous seront soumis plus tard; mais ce que je puis vous dire, c'est que je les ai formés avec une joie extrême en songeant qu'ils me permettraient de vous revoir et de vous dire de vive voix tout ce que les lacunes d'une correspondance laissent de vague ou d'inachevé dans les relations du cœur et de l'esprit.
Je n'étais pas sans une certaine émotion au moment de vous retrouver. Je savais combien les idées échangées entre nous par lettres depuis trois ans sont contraires à celles des deux principaux chefs de votre famille, et c'est toujours une situation pénible pour une âme délicate que celle dont votre confiance allait peut-être m'imposer les devoirs et les luttes. Et puis, vous l'avouerai-je? je craignais aussi ce que j'ai trouvé. J'avais comme un pressentiment de la crise qui s'opère en vous. Vous m'aviez laissé prendre la très-douce habitude de recevoir vos lettres quatre fois l'an, et, si j'ai bonne mémoire, depuis le début de la présente année, je n'en ai reçu qu'une, et celle-ci de moitié plus courte et moins abandonnée que les autres. Je me demandais donc comment vous recevriez le meilleur de vos amis, et si sa brusque apparition ne serait pas intempestive, fâcheuse peut-être.