Peu à peu je me suis retrouvé en rencontrant deux ou trois fois les yeux de Lucie fixés sur moi et comme étonnés. J'ai repris l'aisance que donne l'habitude du monde, mais non le calme intérieur. La voix de Lucie, extraordinairement forte et douce en même temps me frappait de secousses électriques chaque fois qu'elle s'élevait au-dessus du diapason de la causerie intime. Cette voix a, je t'assure, une puissance fascinatrice; et je crois même qu'elle est, en ce qui me concerne du moins, la plus grande séduction extérieure de Lucie. Elle est parfois vibrante comme l'airain et remplit le milieu où elle résonne comme une sorte de commandement majestueux. Son rire est si franc, si large, si chantant, qu'il n'y a pas d'orage qu'il ne doive couvrir ou disperser. Une interpellation directe de cette voix à son diapason élevé est comme un appel aux armes dans le tournoi de la conversation. Et puis, dès qu'elle a engagé un échange quelconque de paroles, elle s'emplit d'une suavité qui semble verser des torrents de tendresse et d'abandon, quelque insignifiant que soit le fond de l'entretien.
Ceci ne veut pas dire que Lucie parle avec frivolité sur quoi que ce soit. Au contraire elle est sérieuse sous un grand air de gaieté juvénile; mais je veux te faire comprendre qu'avant de l'apprécier dans son intelligence on est déjà subjugué par son accent.
Son regard est comme sa voix, il est franc et doux, non pas hardi, mais brave, trop souvent distrait peut-être, mais toujours pénétrant quand on l'obtient en plein visage, et bienveillant pour peu qu'on le mérite. Ses yeux sont d'une limpidité que je n'ai jamais trouvée dans les yeux noirs. Ils ne sont pas noirs du reste, du moins je les vois d'un ton orangé quand je parviens à me rendre compte de quelque particularité en la regardant; car, malgré mon habitude de contempler avec un soin égal l'ensemble et les détails de toute chose et de tout être, ce qui me domine dans l'aspect de Lucie, c'est l'ensemble. Cela tient à ce qu'il m'est impossible de la regarder de sang-froid. Je ne sais quel vertige flotte autour d'elle; c'est comme le frissonnement d'un nimbe.
Mais comme je dois t'impatienter avec mon récit qui n'avance pas! Ce jour-là, il ne se passa rien du tout entre elle et moi, rien d'apparent du moins. Nous étions parfaitement étrangers l'un à l'autre, et je me taisais, dans la crainte de perdre une seule de ses paroles ou de me distraire de l'émotion délicieuse où je me sentais plongé. Qu'a-t-elle dit? A-t-elle dit quelque chose? De quoi a-t-on parlé autour de nous ce jour-là? Je n'en sais absolument rien. J'étais dans un état surprenant; il me semblait faire un rêve de somnambule, marcher au bord d'un précipice avec aisance et savourer l'enivrement de l'abîme avec la confiance d'un fou.
J'ai été seulement frappé de la manière dont elle m'a dit adieu. M. de Turdy engageait Henri à revenir souvent le voir, et, comme il s'était aperçu de mon admiration pour le beau site où s'élève sa demeure, il m'invitait à revenir aussi. Sa petite-fille et lui nous ont reconduits jusqu'au bord du lac, où deux barques nous attendaient. Dans la première, qui est celle de M. de Turdy, il n'y a, en sus des bateliers, de place que pour deux personnes. C'est un de ces petits canots effilés qui nagent avec une vitesse étonnante. Madame Marsanne et sa fille s'assirent dans cette barque et passèrent devant. Il y en avait une plus grande pour Henri et pour moi; celle-ci s'appelait les Amis, la première s'appelle Lucie. Je compris que M. de Turdy n'admettait jamais d'autre passager que lui-même avec sa petite-fille, et je lui en sus un gré infini. Ces embarcations sont si étroites, qu'il n'y a vraiment aucune pudeur à y entasser des femmes et des hommes. En nous quittant, M. de Turdy nous cria: «Au revoir!» et Lucie répéta d'une voix franche ce mot, qui ne s'adressait qu'à moi par le fait du hasard. J'étais entré le dernier dans la barque, j'avais encore un pied sur le rivage, et Henri était déjà au bout de la proue, prétendant ramer à la place du batelier pour ne pas prendre froid.
Il eut bientôt assez de cette gymnastique. Le lac est plus large qu'il ne paraît. Henri vint donc s'asseoir près de moi. La lune était resplendissante, et le ciel, criblé d'étoiles, ressemblait à un ciel de Naples. Je ne voulais parler que de ce beau spectacle; mais Henri me parla de Lucie.
«Eh! me dit-il, il va bien, il va même très-bien, ton mariage! C'est très-romanesque, et pourtant cela va tout seul.»
J'étais épouvanté de cette ouverture, je la trouvais insensée, et, si tout autre qu'Henri Valmare me l'eût faite, je crois que je me serais fâché. Me parler avec cette légèreté, cette liberté d'esprit du but terrible et sacré de l'amour, et cela au début du premier sentiment, à l'invasion du premier trouble, c'était me traiter comme on ferait d'un oiseau que l'on précipiterait sans ailes dans l'inconnu de l'espace. Je ne répondis point. Je sais qu'Henri est bon quand même. C'est le plus intime, sinon le plus sympathique de mes amis d'enfance. Il a ton estime et ton affection; mais tu avais bien raison de me dire: «Vous ne vous comprendrez pas toujours.» Le fait est que déjà nous ne nous comprenions plus du tout, et que sa précipitation me semblait un outrage à la divine pureté de mon premier rêve.
Il ne s'inquiéta guère de mon silence!
«J'ai beaucoup parlé de toi à M. de Turdy, reprit-il. Comme il me questionnait sur ton compte, frappé qu'il était de ton heureuse physionomie, je lui ai raconté toute ta vie, la manière dont ton père, resté veuf de bonne heure, t'a élevé lui-même à lui tout seul, à sa manière, en homme très-fort, très-admirable et très-original qu'il est; comme quoi cet excellent père avait réussi à faire de toi un garçon charmant, chevaleresque, poétique, un véritable Amadis des Gaules. J'ai dit tout cela sans rire, parce que j'aime ton père et toi, parce que, tout en vous trouvant singuliers, je vous estime à l'égal de ce qu'il y a de meilleur dans le monde; et mon vieux Turdy qui n'est pas mal don Quichotte non plus, a pris feu tout de suite. Il ne m'a pas demandé si tu étais riche ou pauvre, mais si tu étais occupé. J'ai répondu: «Il s'occupe,» ce qui n'est peut-être pas la même chose; mais il n'a point paru faire de distinction, et je te jure que tu as fait sa conquête et, par conséquent, celle de sa charmante petite fille, qui ne voit que par ses yeux.»
Je ne répondais toujours point. Je ne voulais ni approuver la précipitation d'Henri, ni le dégoûter de me rendre service, car je sentais bien qu'il pouvait seul suppléer à ma timidité D'où vient que cette brusque façon de me pousser dans ma destinée me faisait souffrir?
Il remarqua mon silence et parut s'en inquiéter.
«Après ça, me dit-il, peut-être t'es-tu moqué de moi en me disant que tu étais épris de mademoiselle La Quintinie; et peut-être au fond penses-tu toujours à mademoiselle Marsanne?
Dis-moi, lui répondis-je, que tu es amoureux d'Élise, et laissons l'autre tranquille. Pauvre jeune fille, si riante et si heureuse, qu'a-t-elle fait d'excentrique ou de hasardé aujourd'hui, pour que deux écoliers en vacances se permettent d'épier le premier battement de son cœur et de disposer de sa vie dans leurs rêves?»
Henri se prit à rire, et puis tout d'un coup il me développa d'un ton fort sérieux, et pour la première fois, ses théories sur l'amour et le mariage.
«Mon cher ami, dit-il, libre à toi de te prendre pour un écolier; mais, moi, je sens que je suis un homme, et un homme de mon temps, qui plus est. A vingt-cinq ans, j'en ai, à beaucoup d'égards, cinquante. Tu ne m'en fais pas ton compliment, je le sais, je t'en dispense. Je n'ai pas la prétention de te servir de modèle, et je ne me permets pas de vouloir rien déranger au système d'éducation que ton père t'a appliqué. Je suis ce qu'on m'a fait, ce que le monde d'aujourd'hui fait de tous les jeunes gens qui ne se présentent pas à lui armés de toutes pièces par la déesse Minerve, et cuirassés de théories plus ou moins transcendantes. Je ne suis pas venu au monde comme toi, avec une fortune bien établie. Mon père a mangé gaiement la sienne sans trop songer à mon avenir, c'était son droit. Il m'a procuré un emploi assez lucratif dans un ministère. Je suis un homme occupé, moi, et je n'en suis pas plus fier car mon occupation ne sert absolument à rien et ne me prend pas une parcelle de mon intelligence, de mon cœur ou de ma volonté. Je suis un privilégié qui ne feint même pas de travailler, vu qu'il est fier et méprise l'hypocrisie, un être complètement inutile à la société, et qui ne se soucie pas plus d'elle qu'elle ne se soucie de lui. Mon père s'est servi d'une influence acquise par ses opinions; moi, je n'ai pas encore d'opinions politiques, et, comme je suis un honnête garçon, je ne feins pas plus d'en avoir que je ne feins de prendre mon emploi au sérieux. Je sais très-bien qu'en perdant mon père, je resterai sans appui, et que, si j'ai affaire alors à des supérieurs zélés, à des pédants administratifs, je perdrai ma place. Voilà pourquoi je songe à me marier pendant que j'ai cette place, qui fait de moi ce qu'on appelle un parti sortable. Qui dit mariage dit donc affaire dans la position où je suis; cette position, je ne me la suis pas faite, je l'ai subie. Je n'aurais pas mieux demandé que d'être un homme de mérite, mais on ne m'a pas donné l'occasion de le devenir. J'y suppléerai par ma volonté quand je me sentirai mûr. Je réfléchirai, j'écrirai ou j'agirai; je serai quelque chose. Il n'est pas permis de ne rien être au temps où nous vivons. Ce que je produirai, je ne le sais pas encore, mais je sais la philosophie que j'aurai, et je veux bien te la dire d'avance.
«Je ne sais absolument rien de la vie future, voilà pourquoi je ne la nie pas; mais je ne force pas non plus mon imagination pour y croire; Toute ma religion consiste à accepter là vie présente telle qu'elle est, et à ne pas chercher querelle à Dieu sur son peu de durée. J'accepte aussi la courte mesure d'intelligence qu'il m'a donnée, ainsi qu'à la plupart de mes semblables, et ma vertu consiste à n'en pas faire le mauvais usage de préférer le laid au beau, le mal au bien. Donc, je ne ferai jamais d'action perverse et je n'aurai pas de vices, ce qui ne sera pas une conduite trop vulgaire; je n'ai pas de goût pour ce qui est vulgaire.
«Te voilà fixé sur mes principes de religion et de moralité, ils tiennent, comme tu le vois, en deux mots: tolérance et bon goût. C'est assez, si ces deux mots-là sont sérieux.
«Passons au chapitre du sentiment. Je suis passionné, avec l'imagination froide, c'est-à-dire que je suis jeune, que je n'ai abusé de rien, que j'ai encore des sens, et que je suis très-capable d'aimer une femme à la condition qu'elle sera ma femme et que je pourrai l'estimer. Je n'estime pas les femmes en général. Toutes celles que j'ai connues intimement jouaient un rôle quelconque, et se sont classées dans mon souvenir comme des actrices plus ou moins habiles; mais celle que je choisirai sera forcée d'être naturelle, vu qu'elle ne fera aucun effet et n'aura aucune prise sur moi, si elle ne l'est pas. Qu'elle soit du reste tout ce qu'il lui plaira d'être, sérieuse ou frivole, artiste ou bourgeoise d'esprit, pieuse ou philosophe, ambitieuse ou modeste, mondaine ou cénobitique, pourvu qu'elle soit de bonne foi dans le caractère qu'elle me montrera et honnête dans la satisfaction de ses instincts, je lui laisserai sa libre initiative. Elle sera fidèle, c'est tout ce qu'il me faut, et jamais ridicule, j'en réponds, j'y veillerai; je saurai la choisir, te dis-je, et je l'aiderai à marcher droit, je l'y contraindrai au besoin. Je n'ai donc aucune frayeur du mariage, j'en remplirai consciencieusement tous les devoirs, et je me ferai respecter, je me le suis juré à moi-même.
«J'ai dit. Tu connais à présent celui qui te parle. Je passe au fait présent, au sujet qui t'occupe. Élise Marsanne me plaît; elle est, jusqu'à ce jour, la seule femme dont je puisse dire: Je peux l'aimer; mais je ne l'aime point encore, je n'ai pas lâché la bride à la vivacité de mon goût pour elle. Dis-moi franchement, et une fois pour toutes, que tu renonces à elle et que ton père t'autorise à n'y plus songer, et demain je te dirai peut-être que je suis amoureux d'elle, si ce mot-là te paraît nécessaire au sérieux de mes projets.»
J'ai voulu, cher père, te rapporter aussi textuellement que possible tout ce discours de notre ami, parce que madame Marsanne, voyant que je ne recherche pas sa fille, te consultera probablement avant d'écouter un autre prétendant. Peut-être que tout cela ne t'apprend rien, qu'elle t'a déjà écrit la tournure que prenaient les choses en ce qui concerne Élise, et que depuis longtemps tu as pénétré le caractère et les idées d'Henri. Peut-être que tu les as pesées dans ta sagesse, et que tu as déjà porté ton jugement. Permets-moi cependant de te dire le mien, Élise Marsanne et Henri Valmare me semblent faits l'un pour l'autre, et j'ai quelque sujet de croire qu'ils s'entendent déjà fort bien.
Quant à mon avis qu'importe? Puis-je dire que j'ai un avis, une théorie quelconque à opposer au programme que mon ami s'est fait sur l'amour et le mariage? Non, en vérité, je n'avais pas encore beaucoup pensé au mariage, moi, et, depuis que j'aime, tout se résume pour moi dans le besoin de l'amour éternel, de l'amour exclusif. Le mot de mariage ne m'offre pas un sens à part, et je ne peux rien discuter à ce sujet avec Henri, qui fait de l'amour une sorte de satisfaction physique légitime, énergique et amicale, mais où il semble que les croyances, les opinions, les idées en un mot doivent faire éternellement deux lits.
Je lui ai juré que ni toi ni moi n'apporterions d'obstacle à ses projets, et je le priai de ne pas se préoccuper des miens à ce point de vue.
Deux jours après, nous allâmes rendre notre visite à M. de Turdy. Il était seul. Sa petite-fille va de temps en temps voir sa tante à Chambéry. Les jeunes personnes du monde vont rarement ainsi seules dans leur voiture. Moi, je n'y trouvais rien à redire, je devais croire et je crois à la fidélité et au dévouement des vieux serviteurs auxquels M. de Turdy confie son unique enfant; mais Henri, qui est plus occupé que moi des usages, a demandé assez naïvement au vieillard si les jeunes Savoyardes jouissaient de la liberté qu'on accorde aux demoiselles anglaises.
«Non, pas du tout, a-t-il répondu; mais ma Lucie, n'est plus une petite pensionnaire. Elle n'a pas de mère, sa tante est infirme, et, moi, je suis bien vieux; je me déplace difficilement. Son père n'est ici que lorsqu'il peut dérober quelques jours à ses fonctions militaires. Lucie a le cœur partagé entre nous trois; elle ne peut guère suivre le général, qui n'est jamais installé que provisoirement, et qui, étant toujours censé en activité de service, se flatte toujours d'entrer en campagne à la première occasion. C'est un bon père que mon gendre, et il voit que Lucie est plus convenablement et plus heureusement fixée dans la vieille famille sédentaire que dans une ville de garnison. Il a donc bien voulu me faire jusqu'ici le sacrifice de me laisser mon bâton de vieillesse, et je lui en sais un gré extrême. C'est un homme excellent, bien qu'un peu imposant de manières.»
En prononçant ce mot d'imposant, M. de Turdy eut une sorte de mystérieux sourire qui me frappa, mais qui ne m'a pas été expliqué. Il continua de motiver à nos yeux, avec une condescendance qui me frappa aussi, l'espèce de liberté dont jouit sa petite-fille, et c'est alors seulement que j'appris l'âge de Lucie. Je ne le soupçonnais pas: je lui avais donné de seize à dix-sept ans.
«Elle est majeure depuis un an, nous dit-il, et je trouve qu'il serait ridicule de l'astreindre à toutes les minuties de l'étiquette nécessaires aux petites ingénues. Elle est arrivée à la jeunesse complète, entourée de tant d'estime et de respect, que nous croyons juste, sa tante et moi, de lui laisser recueillir un peu le bénéfice de sa raison et de sa piété.»
Puis, s'adressant à Henri, il ajouta:
«Vous trouverez peut-être ce dernier mot un peu rauque dans ma bouche de mécréant; mais je veux vous dire devant votre jeune ami précisément que je me suis fort amendé depuis un an ou deux. Il est temps, n'est-il pas vrai? N'allez pourtant pas me croire converti! Les capucinades sont fort de mode en ce temps-ci. Moi, j'ai passé l'âge où elles pourraient être utiles, et je m'en tiendrai à la chose qui m'a suffi jusqu'à ce jour. Je nie le Dieu personnel, voyant, écoutant, veillant et réglementant la création à la manière d'un administrateur émérite. Si Dieu existe, il n'a, selon moi, de comptes à rendre à personne de sa gestion, et il l'abandonne aux lois établies par la force des choses. Je sais que vous n'êtes pas beaucoup plus spiritualiste que moi, mon cher Valmare; mais votre jeune ami dont j'ignore absolument les opinions»
Je lui demandai si c'était une question qu'il me faisait l'honneur de m'adresser.
«Non, reprit-il, je n'ai pas ce droit-là, et, d'ailleurs, je reconnais aujourd'hui que je ne l'ai envers personne. Il fut un temps où j'étais un peu fanatique d'incrédulité, et où les momeries me poussaient à bout. J'ai mis de l'eau dans mon vin, où plutôt ma petite-fille a baptisé mon breuvage, et je me suis laissé faire. Elle m'a reproché mon intolérance; elle m'a juré qu'elle respectait mes idées, qu'elle ne chercherait jamais à me les ôter, et elle m'a tenu parole. Enfin ma petite dévote a remporté la victoire. Je ne dis plus rien, je laisse à chacun sa fantaisie, je ne me moque plus des pratiques; je ne réclame plus la liberté de conscience, puisqu'on me l'accorde à moi-même. Qu'en pensez-vous?»