Nous étions trop près de la cascade pour échanger facilement des paroles suivies. L'érine alpestre me servit de prétexte pour nous en éloigner un peu et pour parler de toi. Lucie se montra dès lors toute disposée à m'entendre, et elle me fit sur ton compte mille questions charmantes. Elle connaît tes travaux, et elle en raisonne comme une femme de mérite qui n'a pas ou qui feint de ne pas avoir dans la mémoire la technologie des choses, mais qui en a parfaitement compris le but et suivi le développement. J'étais ravi de voir qu'elle n'était étrangère à rien de ce qui t'intéresse. Je le fus encore plus quand je découvris qu'elle connaissait toute ta vie de dévouement, de travail et de dignité. Elle voulut savoir ton âge, ta figure, tes goûts, tes habitudes, ta manière de travailler, de parler, de t'habiller, et, quand j'eus répondu à tout, elle me demanda si je te ressemblais.
Je ne te ressemble qu'à demi, et j'avouai humblement qu'avec mes vingt-quatre ans j'étais beaucoup moins bien que toi avec tes soixante. Elle ne me sut pas mauvais gré de l'hommage que j'étais heureux de te rendre en toutes choses; mais ce n'est pas de la ressemblance extérieure qu'elle se préoccupait. Elle voulait savoir si je partageais toutes tes idées, et si, en les respectant beaucoup, je n'y apportais pas en moi-même quelque modification. La question était directe, sérieuse, et ne me déplut pas. D'autres eussent peut-être préféré une femme ne sachant parler que de choses frivoles, mais je ne me sentais pas mal à l'aise avec cet esprit net et sérieux qui me demandait compte avec douceur et délicatesse du fond de ma pensée. Je n'éprouvai pas le puéril besoin de la dominer et de lui prouver qu'un homme ordinaire en sait presque toujours plus long que la femme la mieux instruite. Je voyais bien qu'elle en était persuadée, et qu'en m'interrogeant, elle ne me demandait que cette solution de la conscience du vrai que tout être humain a le droit de vouloir soumettre à son point de vue.
Voici, je crois, le sens fidèle de ma réponse:
«Mon père a travaillé quarante ans, cherchant à travers les profondeurs du passé non pas tant les curiosités de l'érudition que les vérités de l'histoire philosophique. Il n'a été ni professeur ni fonctionnaire sous aucun gouvernement. Il n'a voulu appartenir à aucun corps de la science officielle. Sa fortune et son peu d'ambition directe lui ont permis de conserver une indépendance absolue, extrêmement rare dans le temps où nous vivons. Vous voyez que le résultat de tant de savoir et de liberté l'a conduit à repousser les systèmes de toutes pièces et à n'admettre qu'un très-petit nombre de vérités fondamentales. Vous êtes étonnée, disiez-vous tout à l'heure, de trouver dans ses résumés tant de respect pour des croyances qui ne sont pas les siennes, tant de mesure et de douceur envers les plus intolérants adversaires de sa philosophie: c'est que mon père est d'une générosité de tempérament dont rien n'approche, et que la forme amère ou irritée lui est antipathique; mais ne croyez pas que cette douceur d'âme change rien aux principes qu'il a une fois admis. Si vous avez lu attentivement, comme je le crois, ses conclusions générales, vous devez être certaine qu'il n'y a pas en lui de transaction possible avec ceux qui nient le développement de la lumière
C'est-à-dire avec les catholiques? dit mademoiselle La Quintinie en me regardant fixement.
Non-seulement avec les catholiques, repris-je, mais avec les sectateurs de toute religion qui cloue la pensée humaine sur un dogme immobile et sans avenir.
Et vous partagez entièrement cette révolte de votre père contre des croyances qui sont les miennes, on vous l'a dit?
Je la partage entièrement, répondis-je, non-seulement par respect pour son opinion, qui est celle de tous les vrais grands esprits, mais encore par la conviction que mes études, mes instincts et mes réflexions m'ont forcé d'avoir.»
C'était là, n'est-ce pas? une déclaration de guerre bien plus qu'une déclaration d'amour. Mademoiselle La Quintinie garda le silence assez longtemps pour me faire croire que tout était rompu, ou plutôt que rien ne serait jamais commencé entre nous. Elle avait mis sur ses genoux une touffe de ces petites fleurs qui avaient servi à commencer l'entretien, et elle avait l'air de jouer avec sans m'entendre. Tout à coup, elle leva la tête et me regarda encore en disant:
«Il y a une chose certaine, monsieur Lemontier, c'est que vous avez une franchise rare, et que c'est une grande qualité. J'aurais bien des choses à vous dire, mais c'est vraiment trop tôt. Je ne peux pas avoir tant de confiance. Donnez-moi le temps de vous connaître un peu plus, et alors je me permettrai peut-être de discuter quelquefois avec vous; car j'ai beau être une femme, encore enfant à bien des égards, vous savez que chacun tient à sa croyance, et que les faibles ont le droit de se défendre contre les forts.
Pourquoi pas tout de suite? lui demandai-je. Êtes-vous aussi sincère que moi quand vous prétendez ne pas me connaître? Je me suis pourtant donné tout entier, et vous n'avez rien à découvrir que je ne vous aie livré.
Vous avez raison, reprit-elle, et je crois que ce serait vous faire injure que de vous étudier comme un homme ordinaire. Qui comprend votre père et qui vous a vu un instant doit vous connaître, sous peine de tomber dans une méfiance niaise; mais pourtant je ne peux pas dire un mot de plus sans vous faire une question absurde. Répondrez-vous à une question absurde?»
Et, comme j'hésitais à répondre, cherchant à deviner d'avance, elle ajouta en riant:
«La vérité exige quelquefois l'absurdité. Vous savez le fameux credo quia absurdum!»
Mais, tout en riant ainsi, elle rougissait beaucoup, et je la priai de s'expliquer en rougissant moi-même autant qu'elle.
«Eh bien, reprit-elle avec un héroïsme de franchise extraordinaire, on prétend que vous avez conçu pour moi, à première vue, une passion de roman. C'est Élise qui dit cela, et, pour vous tirer de votre embarras, sachez qu'elle prétend que j'ai répondu à cette passion comme par une commotion électrique. Vous reconnaissez là le style moqueur de notre amie; mais il y a quelque chose de vrai sous cette hyperbole. J'ai cru voir que vous étiez porté à une sympathie particulière pour moi, et, de mon côté, j'ai ressenti pour vous la même chose. Voilà les grands mots lâchés; ils ne sont pas si effrayants qu'ils en ont l'air, et nous pouvons à présent nous entendre, en braves gens que nous sommes, pour rire des attaques de nos amis, et pour leur répondre ensuite, sans rire, que nous nous estimons véritablement l'un l'autre. Du moins, quant à moi, je le déclare. En pouvez-vous dire autant de vous-même, et ma question est-elle absurde, indiscrète ou inconvenante?»
Cher père, je ne sais pas comment on dit à une femme qu'on est amoureux d'elle; mais je n'ai trouvé rien de si naturel et de si aisé que de lui dire qu'on l'aime sérieusement. Je l'ai dit à Lucie sans trouble immodeste, sans génuflexion indécente, en la regardant bien en face, comme elle me regardait, et sans aucun reste de timidité. Je lui ai dit que je ne savais pas si c'était de l'amitié, de l'amour ou de la passion, vu que je n'avais aucune expérience de mes propres sentiments, mais que je me sentais lui appartenir entièrement. J'ai ajouté qu'elle ne devait pas se préoccuper de cette vivacité d'impression, que je ne savais pas encore l'importance et la durée que cela pouvait avoir dans ma vie, que cet embrasement subit de tout mon être pouvait bien tenir à ma jeunesse et à mon enthousiasme naturel, que je n'étais pas assez sot pour m'en faire un mérite et pour vouloir qu'elle m'en sût gré. Il n'y avait en moi qu'une chose à prendre en grave considération, mon respect pour elle, c'est-à-dire une foi aveugle dans sa loyauté et un dévouement qui pouvait être mis à l'épreuve la plus rude le jour où il serait accepté.
Cher père, je ne sais pas comment on dit à une femme qu'on est amoureux d'elle; mais je n'ai trouvé rien de si naturel et de si aisé que de lui dire qu'on l'aime sérieusement. Je l'ai dit à Lucie sans trouble immodeste, sans génuflexion indécente, en la regardant bien en face, comme elle me regardait, et sans aucun reste de timidité. Je lui ai dit que je ne savais pas si c'était de l'amitié, de l'amour ou de la passion, vu que je n'avais aucune expérience de mes propres sentiments, mais que je me sentais lui appartenir entièrement. J'ai ajouté qu'elle ne devait pas se préoccuper de cette vivacité d'impression, que je ne savais pas encore l'importance et la durée que cela pouvait avoir dans ma vie, que cet embrasement subit de tout mon être pouvait bien tenir à ma jeunesse et à mon enthousiasme naturel, que je n'étais pas assez sot pour m'en faire un mérite et pour vouloir qu'elle m'en sût gré. Il n'y avait en moi qu'une chose à prendre en grave considération, mon respect pour elle, c'est-à-dire une foi aveugle dans sa loyauté et un dévouement qui pouvait être mis à l'épreuve la plus rude le jour où il serait accepté.
Je ne sais pas si elle fut très-émue en m'écoutant. Dès qu'elle eut compris, elle mit sa figure dans ses mains, et elle se tenait assise, les coudes appuyés sur ses genoux. C'est tout ce qui m'a frappé dans son attitude, car tu penses bien que je n'étais pas de sang-froid et que je songeais à me faire bien comprendre dans l'énergie de ma sincérité beaucoup plus qu'à surprendre en elle un trouble physique quelconque. Ce trouble des sens, dont pour rien au monde je n'eusse voulu profiter, même pour effleurer seulement son vêtement, ne m'eût rien appris, sinon qu'elle était femme, et nullement blasée sur de pareils épanchements. Or, je savais bien qu'elle est femme; tout en elle exprime une vie intense gouvernée par une vie intellectuelle plus intense encore, et, quant à l'expérience qu'elle peut avoir, je ne croyais pas devoir la craindre. Personne, j'en réponds devant Dieu, ne lui a jamais exprimé une affection aussi forte et aussi vraie que la mienne.
Je vis seulement, quand elle releva son visage, qu'elle avait caché quelques larmes et qu'un beau sourire reprenait le dessus.
«Vous êtes, me dit-elle, la droiture en personne, puisque du premier mot vous risquez le tout pour le tout! De la part d'un autre, ce que vous m'avez dit là m'eût probablement choquée; mais, tout en ayant eu un peu mal aux nerfs, je ne sais trop pourquoi, j'ai été plus touchée que blessée de votre hardiesse. N'en concluez pas que je vous aime comme vous avez l'air de m'aimer. Sur l'honneur, je ne sais pas ce que c'est que l'amour; ni si je le saurai jamais; mais je connais l'amitié, et il me semble que vous me l'inspirez spontanément-, comme un droit que vous réclameriez au nom de Dieu, qui lit dans les âmes. Restons-en là jusqu'à nouvel ordre. Malgré le grand mystère qu'on se recommande autour de nous, et que chacun trahit de son mieux, nous savons fort bien l'un et l'autre qu'on veut que nous nous aimions. Ceci est une question immense, puisqu'elle conduit forcément au mariage, et que le mariage nous effraye tous les deux, n'est-il pas vrai?
Cela est très-vrai quant à moi, répondis-je; mais cette nouvelle brutalité que vous exigez de ma franchise veut être expliquée. Le mariage est le contrat le plus saint et le plus respectable que je connaisse, c'est le but et l'idéal d'une vie sérieuse et pure. Je ne me crois pas indigne d'y aspirer, et il n'y a dans mon existence aucun usage de ma liberté qui m'en détourne et qui me crée des regrets pour la suite; seulement, je n'ai pas encore assez réfléchi aux devoirs d'un père de famille, et je ne suis pas assez mûr pour les envisager. Avec une espérance comme celle qu'on veut me suggérer, la maturité se ferait peut-être très-vite; et mon père m'y aiderait! considérablement; mais, à l'heure qu'il est, et tel que me voilà, surpris par un sentiment dont je ne soupçonnais pas la puissance, je mentirais si je me donnais pour un esprit tout à fait formé, et je sens qu'avec vous il faudrait cet esprit-là. Vous avez le droit de l'exiger.»
Lucie me répondit qu'elle était parfaitement satisfaite de toutes mes réponses et de toutes mes idées sur notre situation, qu'elle ne voyait devant nous aucun obstacle invincible à l'union désirée par son grand-père, mais qu'elle ne voyait pas non plus la possibilité d'y arrêter si vite nos pensées et de prendre spontanément une résolution intérieure.
«Il faut nous voir, dit-elle, et causer ensemble de temps en temps; Nous y courons peut-être le risque de rencontrer l'amour sur le chemin de l'amitié, puisque ni l'un ni l'autre ne savons bien la différence; mais: je crois pouvoir dire sans orgueil que nous avons tous les deux une certaine force de réflexion à mettre à l'épreuve, et qu'il n'y a pas de mal possible dans nos relations. Nous avons beaucoup de courage cela est certain, et je n'ai pas de parti pris contre le mariage, dont je me fais la même idée que vous. Il serait peut-être puéril de nous rencontrer, tels que nous sommes sans vouloir nous connaître, et sans laisser à Dieu le soin de nous associer ou de nous désunir. Je m'en remets à lui. Je n'ose pas dire: Faites comme moi, puisque vous n'êtes pas sûr que Dieu s'occupe de nos destinées»
Je lui répondis que je n'avais jamais nié cette intervention et que j'aimais à y croire, que j'y croirais peut-être absolument un jour, quand j'oserais m'affirmer à moi-même certaines vérités qu'on ne doit pas admettre par complaisance ou par enivrement.
«C'est bien, ajouta-t-elle, et avant tout vous consulterez votre père?
Sans aucun doute.»
Elle réfléchit un instant comme incertaine, puis elle approuva et prit mon bras pour aller rejoindre son grand-père, qui était en tête-à-tête, lui, avec madame Marsanne. Certainement ils parlaient de nous, car ils sourirent en nous voyant. Lucie alla droit à eux, et leur dit avec beaucoup d'assurance, trop d'assurance peut-être:
«Eh bien, nous ne nous détestons pas, nous nous estimons beaucoup, et nous voulons bien nous rencontrer de temps en temps; mais n'en demandez pas davantage. Nous ne nous déciderons à l'étourdie ni l'un ni l'autre. Soyez donc discrets et patients, c'est votre affaire.»
Le grand-père fut enchanté et me pressa vivement les mains. Je causai assez longtemps avec lui. C'est un vieux raisonneur à idées étroites, mais dont le cœur généreux répare la sécheresse intellectuelle. Il a une instruction superficielle qui lui permet de prononcer sur tout sans avoir rien approfondi. Il a la prétention de croire au néant, et sa logique est si mauvaise, que Lucie a dû se faire religieuse par réaction. Ce n'en est pas moins un homme aimable et un homme excellent que M. de Turdy. Il a une grande bienveillance et la naïveté d'un vieillard dont a vie a été pure. Il se pique de comprendre les délicatesses du sentiment, et il en a certes l'instinct, sinon par expérience, du moins par habitude de savoir-vivre. Je l'ai pris surtout en affection à cause de la tendresse vraiment touchante qu'il a pour sa petite-fille. Elle est son idéal et son dieu, et, s'il n'a rien gouverné en elle, il n'a du moins rien flétri et rien amoindri.
Tout en s'attribuant une finesse et une prudence qu'il n'a pas, il a une notion vraie des choses sociales, et il fut de l'avis de Lucie et du mien sur les convenances morales du mariage. Il comprit qu'on ne devait pas faire de ceci une affaire, surprendre deux volontés hésitantes et unir deux êtres qui ne se connaissent pas. Il m'a raconté qu'il avait été marié à une femme qu'il avait vue pour la première fois la veille du contrat, et il m'a laissé deviner qu'il avait eu avec elle une vie pâle, régulière et sans effusion. Sa fille, qu'il avait voulu laisser plus libre, s'était engouée sans beaucoup de réflexion des épaulettes de colonel et des moustaches noires de M. La Quintinie. Il ne paraît pas que cette union puisse être qualifiée autrement que de paisible, ce qui signifie peut-être ennuyée. Enfin l'amour véritable ne me semble pas avoir beaucoup visité ce vieux manoir et cette famille de Turdy. La grand'tante est restée fille, en proie à une dévotion ponctuelle et mondaine. Sa maison est à Chambéry le rendez-vous de la vieille aristocratie de la province.