Lélia, vous avez, raison, et quand je jette les yeux sur la société, je suis triste comme vous. Mais je vous ai amenée ici pour vous faire oublier cette société au moins pendant quelques jours. Regardez où nous sommes, cela nest-il pas sublime, et pouvez-vous penser à autre chose quà Dieu? Asseyez-vous sur cette mousse vierge de pas humains, et voyez à vos pieds le désert dérouler ses grandes profondeurs. Avez-vous jamais rien contemplé de plus sauvage et pourtant de plus animé? Voyez, que de vigueur dans cette végétation libre et vagabonde, que de mouvement dans ces forêts que le vent courbe et fait ondoyer, dans ces grandes troupes daigles qui planent sans cesse autour des cimes brumeuses, et qui passent en cercles mouvants comme de grands anneaux noirs sur la nappe blanche et moirée du glacier! Entendez-vous le bruit qui monte et descend de toutes parts? Les torrents qui pleurent et sanglotent comme des âmes malheureuses, les cerfs qui brament dune voix plaintive et passionnée, la brise qui chante et rit dans les bruyères, les vautours qui crient comme des femmes effrayées; et ces autres bruits étranges, mystérieux, indécrits, qui grondent sourdement dans les montagnes, ces glaces colossales qui craquent dans le cœur des blocs, ces neiges qui séboulent et entraînent le sable, ces grandes racines darbres qui luttent incessamment avec les entrailles de la terre et qui travaillent à soulever le roc et à fendre le schiste; ces voix inconnues, ces vagues soupirs que le sol, toujours en proie aux souffrances de lenfantement, exhale ici par ses flancs entrouverts: ne trouvez-vous pas tout cela plus splendide, plus harmonieux que léglise et le théâtre?
Il est vrai que tout cela est beau, et cest ici quil faut venir voir ce que la terre possède encore de jeunesse et de vigueur. Pauvre terre! elle aussi sen va!
Que dites-vous donc, Lélia? Pensez-vous que la terre et le ciel soient coupables de notre décrépitude morale? Insolente rêveuse, les accusez-vous aussi?
Oui, je les accuse, répondit-elle; ou plutôt jaccuse la grande loi du temps, qui veut que tout sépuise et prenne fin. Ne voyez-vous pas que le flot des siècles nous emporte tous ensemble, hommes et mondes, pour nous engloutir dans léternité, comme des feuilles sèches qui fuient vers le précipice, entraînées par leau du torrent? Hélas! nous ne laisserons pas même cette frêle dépouille. Nous ne surnagerons même pas comme ces herbes flétries qui flottent là, tristes et pendantes, semblables à la chevelure dune femme noyée. La dissolution aura passé sur les cadavres des empires; les débris muets de lhumanité ne seront pas plus que les grains de sable de la mer. Dieu ploiera lunivers comme un vêtement usé quon jette au vent, comme un manteau quon dépouille parce quon nen veut plus. Alors, Dieu tout seul sera. Alors peut-être sa gloire et sa puissance éclateront sans voiles. Mais qui les contemplera? De nouvelles races naîtront-elles sur notre poussière pour voir ou pour deviner celui qui crée et qui détruit?
Le monde sen ira, je le sais, dit Sténio; mais il faudra pour le détruire tant de siècles, que le chiffre en est incalculable dans le cerveau des hommes. Non, non, nous nen sommes pas encore à son agonie. Cette pensée est éclose dans lâme irritée de quelques sceptiques comme vous; mais moi, je sens bien que le monde est jeune; mon cœur et ma raison me disent quil nest pas même arrivé à la moitié de sa vie, à la force de son âge; le monde est en progrès encore, il lui reste tant de choses à apprendre!
Sans doute, répondit-elle avec ironie, il na pas encore trouvé le secret de ressusciter les morts et de rendre les vivants immortels; mais il fera ces grandes découvertes, et alors le monde ne finira pas, lhomme sera plus fort que Dieu et subsistera sans le secours daucun élément autre que son intelligence.
Lélia, vous raillez toujours; mais écoutez-moi: ne pensez-vous pas que les hommes sont meilleurs aujourdhui quhier, et par conséquent
Je ne le pense pas, mais quimporte? Nous ne sommes pas daccord sur lâge du monde, voilà tout.
Nous le saurions au juste, dit Sténio, nous nen serions pas plus avancés. Nous ne connaissons pas les secrets de son organisation, nous ignorons combien de temps un monde constitué comme celui-ci peut et doit vivre. Mais je sens à mon cœur que nous marchons vers la lumière et la vie. Lespoir brille dans notre ciel; voyez comme le ciel est beau! comme il est vermeil et généreux! comme il sourit aux montagnes qui sempourprent de ses caresses et rougissent damour comme des vierges timides! Ce nest point avec la logique du raisonnement quon peut prouver lexistence de Dieu. On croit en lui parce quun céleste instinct le révèle. De même, on ne peut mesurer léternité avec le compas des sciences exactes; mais on sent dans son âme ce que le monde moral possède de sève et de fraîcheur, de même quon sent dans son être physique ce que lair renferme de principes vivifiants et toniques. Eh quoi! vous respirez cette brise aromatique des montagnes sans quelle vous pénètre? vous buvez cette eau limpide et glacée, qui a le goût de la menthe et du thym sauvage, sans en sentir la saveur? Vous ne vous sentez pas rajeunie et retrempée dans cet air vif et subtil, parmi ces fleurs si belles et qui semblent si fières de ne rien devoir aux soins de lhomme? Tournez-vous, et voyez ces buissons épais de rhododendrum; comme ces touffes de fleurs lilas sont fraîches et pures! comme elles se tournent vers le ciel pour en regarder lazur, pour en recueillir la rosée! Ces fleurs sont belles comme vous, Lélia, incultes et sauvages comme vous: ne concevez-vous pas la passion quon a pour les fleurs?»
Lélia sourit et rêva longtemps, les yeux fixés sur la vallée déserte.
«Sans doute il nous faudrait pouvoir vivre ici, dit-elle enfin, pour conserver le peu qui nous reste dans le cœur; mais nous ny vivrions pas trois jours sans flétrir cette végétation et sans souiller cet air. Lhomme va toujours éventrant sa nourrice, épuisant le sol qui la produit. Il veut toujours arranger la nature et refaire lœuvre de Dieu. Vous ne seriez pas trois jours ici, vous dis-je, sans vouloir porter les rochers de la montagne au fond de la vallée, et sans vouloir cultiver le roseau des profondeurs humides sur la cime aride des monts. Vous appelleriez cela faire un jardin. Si vous y fussiez venu il y a cinquante ans, vous y eussiez mis une statue et un berceau taillé.
Toujours moqueuse, Lélia! Vous pouvez rire et railler ici en présence de cette scène sublime! Sans vous je me serais prosterné devant lauteur de tout cela; mais vous, mon démon, vous navez pas voulu. Il faut que je vous entende nier tout, même la beauté de la nature.
Eh! je ne la nie pas! sécria-t-elle. Quelle chose mavez-vous jamais entendue nier? Quelle croyance ma trouvée insensible à ce quelle avait de poétique ou de grand? Mais la puissance de mabuser, qui me la donnera? Hélas! pourquoi Dieu sest-il plu à mettre une telle disproportion entre les illusions de lhomme et la réalité? Pourquoi faut-il souffrir toujours dun désir de bien-être qui se révèle sous la forme du beau, et qui plane dans tous nos rêves sans se poser jamais à terre? Ce nest pas notre âme seulement qui souffre de labsence de Dieu, cest notre être tout entier, cest la vue, cest la chair qui souffrent de lindifférence ou de la rigueur du ciel. Dites-moi, dans quel climat de la terre lhomme ignore-t-il les sensations excessives du froid et du chaud? Quelle est la vallée qui ne soit humide en hiver? Où sont les montagnes dont lherbe ne soit pas flétrie et déracinée par le vent? En Orient lespèce énervée végète et languit, toujours couchée, toujours inerte. Les femmes sétiolent à lombre des harems; car le soleil les calcinerait. Et puis un vent sec et corrosif arrive de la mer, et porte à cette race indolente une sorte de vertige qui enfante des crimes ou des héroïsmes inconnus à nos peuples den deçà le soleil. Alors ces hommes senivrent dactivité; ils exhalent en rumeurs féroces, en plaisirs sanguinaires, en débauches effrénées, la force qui dormait en eux, jusquà ce que, épuisés de souffrance et de fatigue, ils retombent sur leurs divans, stupides entre tous les hommes!
«Et ceux-là pourtant sont les mieux trempés, les plus énergiques parmi les peuples, les plus heureux dans le repos, les plus violents dans laction. Regardez ceux des zones torrides: pour ceux-là le soleil est généreux en effet; les plantes sont gigantesques, la terre est prodigue de fruits, de parfums et de spectacles. Il y a vanité de luxe dans la couleur et dans la forme. Les oiseaux et les insectes étincellent de pierreries, les fleurs exhalent des odeurs enivrantes. Les arbres eux-mêmes recèlent dexquises senteurs dans leurs tissus ligneux. Les nuits sont claires comme nos jours dautomne, les étoiles se montrent quatre fois grandes comme ici. Tout est beau, tout est riche. Lhomme, encore grossier et naïf, ignore une partie des maux que nous avons inventés. Croyez-vous quil soit heureux? Non. Des troupes danimaux hideux et féroces lui font la guerre. Le tigre rugit autour de sa demeure; le serpent, ce monstre froid et gluant dont lhomme a plus dhorreur que daucun autre ennemi, se glisse jusquau berceau de son enfant. Puis vient lorage, cette grande convulsion dune nature robuste qui bondit comme un taureau en fureur, qui se déchire elle-même comme un lion blessé. Il faut que lhomme fuie ou périsse: le vent, la foudre, les torrents débordés bouleversent et emportent sa cabane, son champ et ses troupeaux: chaque soir il ignore sil aura une patrie le lendemain; elle était trop belle, cette patrie: Dieu ne veut pas la lui laisser. Chaque année il lui en faudra chercher une nouvelle. Le spectacle dun homme heureux nest pas agréable au Seigneur. O mon Dieu! tu souffres peut-être aussi, tu es peut-être ennuyé dans ta gloire, puisque tu nous fais tant de mal!
«Eh bien! ces enfants du soleil que dans nos rêves de poëtes nous envions comme les privilégiés de la terre, sans doute ils se demandent parfois sil existe une contrée chérie du ciel, que ne sillonnent pas les laves ardentes, que ne balaient pas les vents destructeurs; une contrée qui séveille au matin, unie, calme et tiède comme la veille. Ils se demandent si Dieu, dans sa colère, a mis partout des panthères affamées de sang et des reptiles hideux. Peut-être ces hommes simples rêvent-ils leur paradis terrestre sous nos latitudes tempérées, peut-être dans leurs songes voient-ils la brume et le froid descendre sur leurs fronts bronzés et assombrir leur atmosphère de feu. Nous, quand nous rêvons, nous voyons le soleil rouge et chaud, la plaine étincelante, la mer embrasée et le sable brûlant sous nos pieds. Nous appelons le soleil méridional sur nos épaules glacées, et les peuples du Midi recevraient à genoux les gouttes de notre pluie sur leurs poitrines ardentes. Ainsi partout lhomme souffre et murmure; créature délicate et nerveuse, il sest fait en vain le roi de la création, il en est la plus infortunée victime. Il est le seul animal chez qui la puissance intellectuelle soit dans un rapport aussi disproportionné avec la puissance physique. Chez les êtres quil appelle animaux grossiers, la force matérielle domine, linstinct nest que le ressort conservateur de lexistence animale. Chez lhomme, linstinct, développé outre mesure, brûle et torture une frêle et chétive organisation. Il a limpuissance du mollusque avec les appétits du tigre; la misère et la nécessité lemprisonnent dans une écaille de tortue; lambition, linquiétude déploient leurs ailes daigle dans son cerveau. Il voudrait avoir les facultés réunies de toutes les races, mais il na que la faculté de vouloir en vain. Il sentoure de dépouilles: les entrailles de la terre lui abandonnent lor et le marbre; les fleurs se laissent broyer, exprimer en parfums pour son usage; les oiseaux de lair laissent tomber pour le parer les plus belles plumes de leurs ailes, le plongeon et leider livrent leur cuirasse de duvet pour réchauffer ses membres indolents et froids; la laine, la fourrure, lécaille, la soie, les entrailles de celui-là, les dents de celui-ci, la peau de cet autre, le sang et la vie de tous appartiennent à lhomme. La vie de lhomme ne salimente que par la destruction, et pourtant quelle douloureuse et courte durée!