Valvèdre - Жорж Санд 2 стр.


Mais, le lendemain, j'appris que M. de Valvèdre, qui se préparait depuis plusieurs jours à une grande exploration des glaciers et des moraines du mont Rose, fixée la veille encore au surlendemain, voyant toutes choses arrangées et le temps très-favorable, avait voulu profiter d'une des rares époques de l'année où les cimes sont claires et calmes. Il était donc parti à minuit, et Obernay l'avait escorté jusqu'à sa première halte. Mon ami devait être de retour vers midi, et, de sa part, on me priait de l'attendre et de ne point me risquer seul dans les précipices, vu que tous les guides du pays avaient été emmenés par M. de Valvèdre. Sachant que j'étais fatigué, on n'avait pas voulu me réveiller pour me dire ce qui se passait, et j'avais dormi si profondément, que le bruit du départ de l'expédition, véritable caravane avec mulets et bagages, ne m'avait causé aucune alerte.

Je me conformai aux désirs d'Obernay et résolus de l'attendre au chalet, ou, pour mieux dire, à l'hôtel d'Ambroise; tel était le nom de notre hôte, excellent homme, très-intelligent et majestueusement obèse. En causant avec lui, j'appris que sa maison avait été embellie par la munificence et les soins de M. de Valvèdre, lequel avait pris ce pays en amour. Comme il y venait assez souvent, sa propre résidence n'étant pas très-éloignée, il s'était arrangé pour y avoir à sa disposition un pied-à-terre confortable. Il avait si bien fait les choses, qu'Ambroise se regardait autant comme son serviteur que comme son obligé; mais le savant, qui me parut être un original fort agréable, avait exigé que le montagnard fît de sa maison une auberge d'été pour les amants de la nature qui pénétreraient dans cette région peu connue, et même qu'il servit avec dévouement tous ceux qui entreprendraient l'exploration de la montagne, à la seule condition, pour eux, de consigner leurs observations sur un certain registre qui me fut montré, et que j'avouai n'être pas destiné à enrichir. Ambroise n'en fut pas moins empressé à me complaire. J'étais l'ami d'Obernay, je ne pouvais pas ne pas être un peu savant, et Ambroise était persuadé qu'il le deviendrait lui-même, s'il ne l'était pas déjà, pour avoir hébergé souvent des personnes de mérite.

Après avoir employé les premières heures de la journée à écrire à mes parents, je descendis dans la salle commune pour déjeuner, et je m'y trouvai en tête-à-tête avec un inconnu d'environ trente-cinq ans, d'une assez belle figure, et qu'à première vue je reconnus pour un israélite. Cet homme me parut tenir le milieu entre l'extrême distinction et la repoussante vulgarité qui caractérisent chez les juifs deux races ou deux types si tranchés. Celui-ci appartenait à un type intermédiaire ou mélangé. Il parlait assez purement le français, avec un accent allemand désagréable, et montrait tour à tour de la pesanteur et de la vivacité dans l'esprit. Au premier abord, il me fut antipathique. Peu à peu il me parut assez amusant. Son originalité consistait dans une indolence physique et dans une activité d'idées extraordinaires. Mou et gras, il se faisait servir comme un prince; curieux et commère, il s'enquérait de tout et ne laissait pas tomber la conversation un seul instant.

Comme il me fit, dès le premier moment, l'honneur d'être très-communicatif, je sus bien vite qu'il se nommait Moserwald, qu'il était assez riche pour se reposer un peu des affaires, et qu'il voyageait en ce moment pour son plaisir. Il venait de Venise, où il s'était plus occupé de jolies femmes et de beaux-arts que du soin de sa fortune; il se rendait à Chamonix. Il voulait voir le mont Blanc, et il passait par le mont Rose, dont il avait souhaité se faire une idée. Je lui demandai s'il était tenté d'en faire l'escalade.

 Non pas! répondit-il. C'est trop dangereux, et pour voir quoi, je vous le demande? Des glaçons les uns sur les autres! Personne n'a encore atteint la cime de cette montagne, et il n'est pas dit que la caravane partie cette nuit en reviendra au complet. Au reste, je n'ai pas fait beaucoup de voeux pour elle. Arrivé à dix heures hier au soir et à peine endormi, j'ai été réveillé par tous les gros souliers ferrés du pays, qui n'ont fait, deux heures durant, que monter et descendre les escaliers de bois de cette maison à jour. Tous les animaux de la création ont beuglé, patoisé, henni, juré ou braillé sous la fenêtre, et, quand je croyais en être quitte, on est revenu pour chercher je ne sais quel instrument oublié, un baromètre et un télégraphe! Si j'avais eu une potence à mon service, je l'aurais envoyée à ce M. de Valvèdre, que Dieu bénisse! Le connaissez-vous?

 Pas encore. Et vous?

 Je ne le connais que de réputation; on parle beaucoup de lui à Genève, où je réside, et on parle de sa femme encore davantage. La connaissez-vous, sa femme? Non? Ah! mon cher, qu'elle est jolie! Des yeux longs comme ça (il me montrait la lame de son couteau) et plus brillants que ça! ajouta-t-il en montrant un magnifique saphir entouré de brillants qu'il portait à son petit doigt.

 Alors ce sont des yeux étincelants, car vous avez là une belle bague.

 La souhaitez-vous? Je vous la cède pour ce qu'elle m'a coûté.

 Merci, je n'en saurais que faire.

 Ce serait pourtant un joli cadeau pour votre maîtresse, hein?

 Ma maîtresse? Je n'en ai pas!

 Ah bah! vraiment? Vous avez tort.

 Je me corrigerai.

 Je n'en doute pas; mais cette bague-là peut hâter l'heureux moment.

Voyons, la voulez-vous? C'est une bagatelle de douze mille francs.

 Mais, encore une fois, je n'ai pas de fortune.

 Ah! vous avez encore plus tort; mais cela peut se corriger aussi.

Voulez-vous faire des affaires? Je peux vous lancer, moi.

 Vous êtes bijoutier?

 Non, je suis riche.

 C'est un joli état; mais j'en ai un autre.

 Il n'y a point de joli état, si vous êtes pauvre.

 Pardonnez-moi, je suis libre!

 Alors vous avez de l'aisance, car, avec la misère, il n'y a qu'esclavage. J'ai passé par là, moi qui vous parle, et j'ai manqué d'éducation; mais je me suis un peu refait à mesure que j'ai surmonté le mauvais sort. Donc, vous ne connaissez pas les Valvèdre? C'est un singulier couple, à ce qu'on dit. Une femme ravissante, une vraie femme du monde sacrifiée à un original qui vit dans les glaciers! Vous jugez

Ici, le juif fit quelques plaisanteries d'assez mauvais goût, mais dont je ne me scandalisai point, les personnes dont il parlait ne m'étant pas directement connues. Il ajouta que, du reste, avec un tel mari, madame de Valvèdre était dans son droit, si elle avait eu les aventures que lui prêtait la chronique génevoise. J'appris par lui que cette dame paraissait de temps en temps à Genève, mais de moins en moins, parce que son mari lui avait acheté, vers le lac Majeur, une villa d'où il exigeait qu'elle ne sortît point sans sa permission.

 Vous comprenez bien, ajouta-t-il, qu'elle se ménage quelques échappées quand il n'est pas là et il n'y est jamais: mais il lui a donné pour surveillante une vieille soeur à lui, qui, sous prétexte de soigner les enfants,  il y en a quatre ou cinq,  fait en conscience son métier de geôlière.

 Je vois que vous plaignez beaucoup l'intéressante captive. Peut-être la connaissez-vous plus que vous ne voulez le dire à table d'hôte?

 Non, parole d'honneur! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai jamais parlé, et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'a manqué; mais patience! l'occasion viendra un jour ou l'autre, à moins que ce jeune homme qui voyage avec le mari Je l'ai aperçu hier au soir, M. Obernay, je crois, le fils d'un professeur

 Non, parole d'honneur! Je ne la connais que de vue, je ne lui ai jamais parlé, et pourtant ce n'est pas l'envie qui m'a manqué; mais patience! l'occasion viendra un jour ou l'autre, à moins que ce jeune homme qui voyage avec le mari Je l'ai aperçu hier au soir, M. Obernay, je crois, le fils d'un professeur

 C'est mon ami.

 Je ne demande pas mieux; mais je dis qu'il est beau garçon et qu'on n'est jamais trahi que par les siens. Un apprenti, ça console toujours la femme du patron, c'est dans l'ordre!

 Vous êtes un esprit fort, très-sceptique.

 Pas fort du tout, mais méfiant en diable; sans quoi, la vie ne serait pas tenable. On prendrait la vertu au sérieux, et ce serait triste, quand on n'est pas vertueux soi-même! Est-ce que vous avez la prétention?..

 Je n'en ai aucune.

 Eh bien, restez ainsi, croyez-moi. Allez-y franchement, contentez vos passions et n'en abusez pas. Vous voyez, je vous donne de sages conseils, moi!

 Vous êtes bien bon.

 Oui, oui, vous vous moquez; mais ça m'est égal. Vos sourires n'ôteront pas un sou de ma poche ni un cheveu de ma tête, tandis que votre déférence ne remettrait pas dans ma vie une seule des heures que j'ai perdues ou mal employées.

 Vous êtes philosophe!

 Excessivement, mais un peu trop tard. J'ai vécu beaucoup depuis que je puis me passer mes fantaisies, et j'en suis puni par la diminution du sens fantaisiste. Oui, vrai, je me blase déjà. J'ai des jours où je ne sais plus que faire pour m'amuser. Voulez-vous venir dehors fumer un cigare? Nous regarderons ce fameux mont Rose; on dit que c'est si joli! Je l'ai regardé hier tout le long du voyage; je l'ai trouvé pareil à toutes les montagnes un peu élevées de la chaîne des Alpes; mais peut-être que vous me le ferez trouver différent. Voyons, qu'est-ce qu'il y a de différent et qu'est-ce qu'il y a de beau selon vous? Je ne demande qu'à admirer, moi; je n'ai été élevé ni en poëte, ni en artiste; mais j'aime le beau, et j'ai des yeux comme un autre.

Il y avait tant de naïveté dans le babil de ce Moserwald, que, tout en fumant dehors avec lui, je me laissai aller à la sotte vanité de lui expliquer la beauté du mont Rose. Il m'écouta avec son bel oeil juif, clair et avide, fixé sur moi. Il eut l'air de comprendre et de goûter mon enthousiasme; après quoi, il reprit tout à coup son air de bonhomie railleuse et me dit:

 Mon cher monsieur, vous aurez beau faire, vous ne réussirez pas à me prouver qu'il y ait le moindre plaisir à regarder cette grosse masse blanche. Il n'y a rien de bête comme le blanc, et c'est presque aussi triste que le noir. On dit que le soleil sème des diamants sur ces glaces: pour moi, je vous confesse que je n'en vois pas un seul, et je suis sûr d'en avoir plus à mon petit doigt que ce gros bloc de vingt-cinq ou trente lieues carrées n'en montre sur toute sa surface; mais je suis content de m'en être assuré: vous m'avez prouvé une fois de plus que l'imagination des gens cultivés peut faire des miracles, car vous avez dit les plus jolies choses du monde sur cette chose qui n'est pas jolie du tout. Je voudrais pouvoir en retenir quelque bribe pour la réciter dans l'occasion; mais je suis trop stupide, trop lourd, trop positif, et je ne trouverai jamais un mot qui ne fasse rire de moi. Voilà pourquoi je me garde de l'enthousiasme; c'est un joyau qu'il faut savoir porter, et qui sied mal aux gens de mon espèce. Moi, j'aime le réel; c'est ma fonction; j'aime les diamants fins et ne puis souffrir les imitations, par conséquent les métaphores.

 C'est-à-dire que je ne suis qu'un chercheur de clinquant, et que vous vous êtes bijoutier, ne le niez pas! Toutes vos paroles vous y ramènent.

 Je ne suis pas un bijoutier; je n'ai ni l'adresse, ni la patience, ni la pauvreté nécessaires.

 Mais autrefois, avant la richesse?

 Autrefois, jamais je n'ai eu d'état manuel. Non, c'est trop bête; je n'ai pas eu d'autre outil que mon raisonnement pour me tirer d'affaire. Les fortunes ne sont pas dans les mains de ceux qui s'amusent à produire, à confectionner ou à créer, mais bien dans celles qui ne touchent à rien. Il y a trois races d'hommes, mon cher: ceux qui vendent, ceux qui achètent et ceux qui servent de lien entre les uns et les autres. Croyez-moi, les vendeurs et les acheteurs sont les derniers dans l'échelle des êtres.

 C'est-à-dire que celui qui les rançonne est le roi de son siècle?

 Eh! pardieu, oui! à lui seul, il faut qu'il soit plus malin que deux! Vous êtes donc décidé à faire de l'esprit et à vendre des mots? Eh bien, vous serez toujours misérable. Achetez pour revendre ou vendez pour racheter, il n'y a que cela au monde; mais vous ne me comprenez pas et vous me méprisez. Vous dites: «Voilà un brocanteur, un usurier, un crocodile!» Pas du tout, mon cher; je suis un excellent homme, d'une probité reconnue; j'ai la confiance de beaucoup de grands personnages. Des gens de mérite, des philanthropes, des savants même me consultent et reçoivent mes services. J'ai du coeur; je fais plus de bien en un jour que vous n'en pourrez faire en vingt ans; j'ai la main large, et molle, et douce! Eh bien, ouvrez la vôtre si vous avez besoin d'un ami, et vous verrez ce que c'est qu'un bon juif qui est bête, mais qui n'est pas sot.

Je ne songeai pas à me fâcher de ce ton à la fois insolent et amical de protection bizarre. L'homme était réellement tout ce qu'il disait être, bête au point de blesser sans en avoir conscience, assez bon pour faire avec plaisir des sacrifices, fin au point d'être généreux pour se faire pardonner sa vanité. Je pris le parti de rire de son étrangeté, et, comme il vit que je n'avais aucun besoin de lui, mais que je le remerciais sans dédain et sans orgueil, il conçut pour moi un peu plus d'estime et de respect qu'il n'avait fait à première vue. Nous nous quittâmes très-bons amis. Il eût bien voulu m'avoir pour compagnon de sa promenade, il craignait de s'ennuyer seul; mais l'heure approchait où Obernay avait promis de rentrer, et je doutais que ce nouveau visage lui fût agréable. Ayant donc pris congé du juif et m'étant fait indiquer le sentier que devait suivre Obernay pour revenir, je partis à sa rencontre.

Nous nous retrouvâmes au bas des glaciers, dans un bois de pins des plus pittoresque. Obernay rentrait avec plusieurs guides et mulets qui avaient transporté une partie des bagages de son ami. Cette bande continua sa route vers la vallée, et Obernay se jeta sur le gazon auprès de moi. Il était extrêmement fatigué: il avait marché dix heures sur douze sur un terrain non frayé, et cela par amitié pour moi. Partagé entre deux affections, il avait voulu juger des difficultés et des dangers de l'entreprise de M. de Valvèdre, et revenir à temps pour ne pas me laisser seul une journée entière.

Il tira de son bissac quelques aliments et un peu de vin, et, retrouvant peu à peu ses forces, il m'expliqua les procédés d'exploration de son ami. Il s'agissait, non comme M. Moserwald me l'avait dit, d'atteindre la plus haute cime du mont Rose, ce qui n'était peut-être pas possible, mais de faire, par un examen approfondi, la dissection géologique de la masse, L'importance de cette recherche se reliait à une série d'autres explorations faites et à faire encore sur toute la chaîne des Alpes Pennines, et devait servir à confirmer ou à détruire un système scientifique particulier que je serais aujourd'hui fort embarrassé d'exposer au lecteur: tant il y a que cette promenade dans les glaces pouvait durer plusieurs jours. M. de Valvèdre y portait une grande prudence à cause de ses guides et de ses domestiques, envers lesquels il se montrait fort humain. Il était muni de plusieurs tentes légères et ingénieusement construites, qui pouvaient contenir ses instruments et abriter tout son monde. A l'aide d'un appareil à eau bouillante de la plus petite dimension, merveille d'industrie portative dont il était l'inventeur, il pouvait se procurer de la chaleur presque instantanément, en quelque lieu que ce fût, et combattre tous les accidents produits par le froid. Enfin il avait des provisions de toute espèce pour un temps donné, une petite pharmacie, des vêtements de rechange pour tout son monde, etc. C'était une véritable colonie de quinze personnes qu'il venait d'installer au-dessus des glaciers, sur un vaste plateau de neige durcie, hors de la portée des avalanches. Il devait passer là deux jours, puis chercher un passage pour aller s'installer plus loin avec une partie de son matériel et de son monde, le reste pouvant l'y rejoindre en deux ou trois voyages, pendant qu'il tenterait d'aller plus loin encore. Condamné peut-être à ne faire que deux ou trois lieues de découvertes chaque jour à cause de la difficulté des transports, il avait gardé quelques mulets, sacrifiés d'avance aux dangers ou aux souffrances de l'entreprise. M. de Valvèdre était très-riche, et, pouvant faire plus que tant d'autres savants, toujours empêchés par leur honorable pauvreté ou la parcimonie des gouvernements, il regardait comme un devoir de ne reculer devant aucune dépense en vue du progrès de la science. J'exprimai à Henri le regret de ne pas avoir été averti pendant la nuit. J'aurais demandé à M. de Valvèdre la permission de l'accompagner.

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