J'eus à peine le temps de la regarder et de la saluer. L'heure approchait, et l'on se précipitait sur le balcon. Elle s'y plaça la dernière, sur un siège que je lui présentai, et, m'adressant la parole avec douceur:
Il me semble, dit-elle, que les premiers gîtes de ceux qui entreprennent de semblables courses n'ont rien d'inquiétant.
En effet, répondit Obernay, ce gîte est un trou dans le rocher, avec quelques pierres alentour. On n'y est pas trop bien, mais on y est en sûreté. Attention cependant! Voici les cinq minutes écoulées
Où faut-il regarder? demanda vivement mademoiselle de Valvèdre.
Où je vous ai dit. Et pourtant non! voici la fusée blanche. C'est de beaucoup plus haut qu'elle part. Il aura dédaigné l'étape marquée par les guides. Il est sur les grands plateaux, si je ne me trompe.
Mais les grands plateaux ne sont-ils pas des plaines de neige?
Permettez Seconde fusée blanche!.. La neige est dure, et il a installé sa tente sans difficulté Troisième fusée blanche! Ses instruments ont bien supporté le voyage, rien n'est cassé ni endommagé. Bravo!
Dès lors il passera une meilleure nuit que nous, dit madame de Valvèdre; car ses instruments sont ce qu'il a de plus cher au monde.
Pourquoi, madame, ne dormiriez-vous pas tranquille? me hasardai-je à dire à mon tour. M. de Valvèdre est si bien prémuni contre le froid; il a une telle expérience de ces sortes d'aventures
Madame de Valvèdre sourit imperceptiblement, soit pour me remercier de mes consolations, soit pour les dédaigner, soit encore parce qu'elle me trouvait bien naïf de croire qu'un mari comme le sien pût être la cause de ses insomnies. Elle quitta le balcon où Obernay, n'attendant plus d'autre signal, restait à parler de Valvèdre avec Paule, et, comme je suivais Alida auprès de la table à thé, je fus encore une fois très indécis sur le charme de sa physionomie. Il sembla qu'elle devinait mon incertitude, car elle s'étendit nonchalamment sur une sorte de chaise longue assez basse, et je pus la voir enfin, éclairée en entier par la lampe placée sur la table.
Je la contemplais depuis un instant sans parler, et légèrement troublé, lorsqu'elle leva lentement ses yeux sur les miens, comme pour me dire: «Eh bien, vous décidez-vous enfin à voir que je suis la plus parfaite créature que vous ayez jamais rencontrée?» Ce regard de femme fut si expressif, que je le sentis passer en moi, de la tête aux pieds, comme un frisson brûlant, et que je m'écriai éperdu:
Oui, madame, oui!
Elle vit à quel point j'étais jeune et ne s'en offensa point; car elle me demanda avec un étonnement peu marqué à quoi je répondais.
Pardon, madame, j'ai cru que vous me parliez!
Mais pas du tout. Je ne vous disais rien!
Et un second regard, plus long et plus pénétrant que le premier, acheva de me bouleverser, car il m'interrogeait jusqu'au fond de l'âme.
A ceux qui n'ont pas rencontré le regard de cette femme, je ne pourrai jamais faire comprendre quelle était sa puissance mystérieuse. L'oeil, extraordinairement long, clair et bordé de cils sombres qui le détachaient du plan de la joue par une ombre changeante, n'était ni bleu, ni noir, ni verdâtre, ni orangé. Il était tout cela tour à tour, selon la lumière qu'il recevait ou selon l'émotion intérieure qui le faisait pâlir ou briller. Son expression habituelle était d'une langueur inouïe, et nul n'était plus impénétrable quand il rentrait son feu pour le dérober à l'examen; mais en laissait-il échapper une faible étincelle, toutes les angoisses du désir ou toutes les défaillances de la volupté passaient dans l'âme dont il voulait s'emparer, si bien gardée ou si méfiante que fût cette âme-là.
La mienne n'était nullement avertie, et ne songea pas un instant à se défendre, Elle vit bien celle qui venait de me réduire! Nous n'avions échangé que les trois paroles que je viens de rapporter, et Obernay s'approchait de nous avec sa fiancée, que tout était déjà consommé dans ma pensée et dans ma conscience; j'avais rompu avec mes devoirs, avec ma famille, avec ma destinée, avec moi-même; j'appartenais aveuglément, exclusivement, à cette femme, à cette inconnue, à cette magicienne.
Je ne sais rien de ce qui fut dit autour de cette petite table, où Paule de Valvèdre remuait des tasses en échangeant de calmes répliques avec Obernay. J'ignore absolument si je bus du thé. Je sais que je présentai une tasse à madame de Valvèdre et que je restai près d'elle, les yeux attachés sur son bras mince et blanc, n'osant plus regarder son visage, persuadé que je perdrais l'esprit et tomberais à ses pieds, si elle me regardait encore. Quand elle me rendit la tasse vide, je la reçus machinalement et ne songeai point à m'éloigner. J'étais comme noyé dans les parfums de sa robe et de ses cheveux. J'examinais plutôt stupidement que sournoisement les dentelles de ses manchettes, le fin tissu de son bas de soie, la broderie de sa veste de cachemire, les perles de son bracelet, comme si je n'eusse jamais vu de femme élégante, et comme si j'eusse voulu m'instruire des lois du goût. Une timidité qui était presque de la frayeur m'empêchait de penser à autre chose qu'à ce vêtement dont émanait un fluide embrasé qui m'empêchait de respirer et de parler. Obernay et Paule parlaient pour quatre. Que de choses ils avaient donc à se dire! Je crois qu'ils se communiquaient des idées excellentes dans un langage meilleur encore; mais je n'entendis rien. J'ai constaté plus tard que mademoiselle de Valvèdre avait une belle intelligence, beaucoup d'instruction, un jugement sain, élevé, et même un grand charme dans l'esprit; mais, en ce moment où, recueilli en moi-même, je ne songeais qu'à contenir les battements de mon coeur, combien je m'étonnais de la liberté morale de ces heureux fiancés qui s'exprimaient si facilement et si abondamment leurs pensées! Ils avaient déjà l'amour communicatif, l'amour conjugal: pour moi, je sentais que le désir est farouche et la passion muette.
Alida avait-elle de l'esprit naturel? Je ne l'ai jamais su, bien que je l'aie entendue dire des choses frappantes et parler quelquefois avec l'éloquence de l'émotion; mais, d'habitude, elle se taisait, et, ce soir-là, soit qu'elle voulût ne rien révéler de son âme, soit qu'elle fût brisée de fatigue ou fortement préoccupée, elle ne prononça qu'avec effort quelques mots insignifiants. Je me trouvais et je restais assis beaucoup trop près d'elle; j'aurais pu et j'aurais dû être à distance plus respectueuse. Je le sentais et je me sentais aussi cloué à ma place. Elle en souriait sans doute intérieurement mais elle ne paraissait pas y prendre garde, et les deux fiancés étaient trop occupés l'un de l'autre pour s'en apercevoir. Je serais resté là toute la nuit sans faire un mouvement, sans avoir une idée nette, tant je me trouvais mal et bien à la fois. Je vis Obernay serrer fraternellement la main de Paule en lui disant qu'elle devait avoir besoin de dormir. Je me retrouvai dans ma chambre sans savoir comment j'avais pu prendre congé et quitter mon siège; je me jetai sur mon lit à moitié déshabillé, comme un homme ivre.
Je ne repris possession de moi-même qu'au premier froid de l'aube. Je n'avais pas fermé l'oeil. J'avais été en proie à je ne sais quel délire de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l'amour, que, jusqu'à cette heure de ma vie, je n'avais connu qu'en rêve, et que l'orgueil un peu sceptique d'une éducation recherchée m'avait fait à la fois redouter et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je sentais qu'un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait pris place en moi; mais l'ardeur de cette volonté que j'étais encore si peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et, quand elle se calma, elle fut suivie d'un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à ce point, je n'étais pas perdu; ceci m'importait peu. Je ne me consultai que sur la marche à suivre pour n'être pas ridicule, importun et bientôt éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très-serré; je me traçai un plan de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais craindre ou espérer d'elle. Rien n'était plus étranger à mon caractère que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je ne m'y étais jamais essayé, j'y fus passé maître du premier coup. Au bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout ce qu'il m'avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu'il savait lui-même.
Je ne repris possession de moi-même qu'au premier froid de l'aube. Je n'avais pas fermé l'oeil. J'avais été en proie à je ne sais quel délire de joie et de désespoir. Je me voyais envahi par l'amour, que, jusqu'à cette heure de ma vie, je n'avais connu qu'en rêve, et que l'orgueil un peu sceptique d'une éducation recherchée m'avait fait à la fois redouter et dédaigner. Cette révélation soudaine avait un charme indicible, et je sentais qu'un homme nouveau, plus énergique et plus entreprenant, avait pris place en moi; mais l'ardeur de cette volonté que j'étais encore si peu sûr de pouvoir assouvir me torturait, et, quand elle se calma, elle fut suivie d'un grand effroi. Je ne me demandai certes pas si, envahi à ce point, je n'étais pas perdu; ceci m'importait peu. Je ne me consultai que sur la marche à suivre pour n'être pas ridicule, importun et bientôt éconduit. Dans ma folie, je raisonnai très-serré; je me traçai un plan de conduite. Je compris que je ne devais rien laisser soupçonner à Obernay, vu que son amitié pour Valvèdre me le rendrait infailliblement contraire. Je résolus de gagner sa confiance en paraissant partager ses préventions contre Alida, et de savoir par lui tout ce que je pouvais craindre ou espérer d'elle. Rien n'était plus étranger à mon caractère que cette perfidie, et, chose étonnante, elle ne me coûta nullement. Je ne m'y étais jamais essayé, j'y fus passé maître du premier coup. Au bout de deux heures de promenade matinale avec mon ami, je tenais tout ce qu'il m'avait marchandé jusque-là, je savais tout ce qu'il savait lui-même.
II
Sans fortune et sans aïeux, Alida avait été choisie par Valvèdre. L'avait-il aimée? l'aimait-il encore? Personne ne le savait; mais personne n'était fondé à croire que l'amour n'eût pas dirigé son choix, puisque Alida n'avait d'autre richesse que sa beauté. Pendant les premières années, ce couple avait été inséparable. Il est vrai que peu à peu, depuis cinq ou six ans, Valvèdre avait repris sa vie d'exploration et de voyages, mais sans paraître délaisser sa compagne et sans cesser de l'entourer de soins, de luxe, d'égards et de condescendances. Il était faux, selon Obernay, qu'il la retînt prisonnière dans sa villa, ni que mademoiselle Juste de Valvèdre, l'aînée de ses belles-soeurs, fût une duègne chargée de l'opprimer. Mademoiselle Juste était, au contraire, une personne du plus grand mérite, chargée de l'éducation première des enfants et de la gouverne de la maison, soins auxquels Alida elle-même se déclarait impropre. Paule avait été élevée par sa soeur aînée. Toutes trois vivaient donc à leur guise: Paule soumise par goût et par devoir à sa soeur Juste, Alida complètement indépendante de l'une et de l'autre.
Quant aux aventures qu'on lui prêtait, Obernay n'y croyait réellement pas; du moins aucune liaison exclusive n'avait pris une place ostensible dans sa vie depuis qu'il la connaissait.
Je la crois coquette, disait-il, mais par genre ou par désoeuvrement. Je ne la juge ni assez active ni assez énergique pour avoir des passions ou seulement des fantaisies un peu vives. Elle aime les hommages, elle s'ennuie quand elle en manque, et peut-être en manque-t-elle un peu à la campagne. Elle en manque aussi chez nous à Genève, où elle nous fait l'honneur d'accepter de temps en temps l'hospitalité. Notre entourage est un peu sérieux pour elle; mais ne voilà-t-il pas un grand malheur qu'une femme de trente ans soit forcée, par les convenances, de vivre d'une manière raisonnable? Je sais que, pour lui complaire, son mari l'a menée beaucoup dans le monde autrefois; mais il y a temps pour tout. Un savant se doit à la science, une mère de famille à ses enfants. A te dire le vrai, j'ai médiocre opinion d'une cervelle de femme qui s'ennuie au sein de ses devoirs.
Il paraît cependant qu'elle y est soumise, puisque, libre de se lancer dans le tourbillon, elle vit dans la retraite.
Il faudrait qu'elle s'y lançât toute seule, et ce n'est pas bien aisé, à moins d'une certaine vitalité audacieuse qu'elle n'a pas. A mon avis, elle ferait mieux d'en avoir le courage, puisqu'elle en a l'aspiration, et mieux vaudrait pour Valvèdre avoir une femme tout à fait légère et dissipée, qui le laisserait parfaitement libre et tranquille, qu'une élégie en jupons qui ne sait prendre aucun parti, et dont l'attitude brisée semble être une protestation contre le bon sens, un reproche à la vie rationnelle.
Tout cela est bien aisé à dire, pensai-je; peut-être cette femme soupire-t-elle après autre chose que les plaisirs frivoles; peut-être a-t-elle grand besoin d'aimer, surtout si son mari lui a fait connaître l'amour avant de la délaisser pour la physique et la chimie. Telle femme commence réellement la vie à trente ans, et la société de deux marmots et de deux belles-soeurs infiniment vertueuses ne me paraît pas un idéal auquel je voulusse me consacrer. Pourquoi exigeons-nous de la beauté, qui est exclusivement faite pour l'amour, ce que nous autres, le sexe laid, nous ne serions pas capables d'accepter; M. de Valvèdre, à quarante ans, est tout entier à la passion des sciences. Il a trouvé fort juste de pouvoir planter là les soeurs, les marmots et la femme par-dessus le marché Il est vrai qu'il lui laisse la liberté Eh bien, qu'elle en profite, c'est son droit, et c'est la tâche d'une âme ardente et jeune comme la mienne de lui faire vaincre les scrupules qui la retiennent!
Je me gardai bien de faire part de ces réflexions à Obernay. Je feignis, au contraire, d'acquiescer à tous ses jugements, et je le quittai sans lui avoir opposé la plus légère contradiction. Je devais revoir Alida, comme la veille, à l'heure du signal de Valvèdre. Fatiguée de la journée de mulet qu'elle avait faite pour venir de Varallo à Saint-Pierre, elle gardait le lit. Paule travaillait à ranger des plantes qu'elle avait fait cueillir en route par les guides, et qu'elle devait, dans la soirée, examiner avec son fiancé, qui lui apprenait la botanique. Instruit de ces détails, et voyant Obernay partir tranquillement pour la promenade en attendant l'heure d'être admis à faire sa cour, je me dispensai de l'accompagner. J'errai à l'aventure autour de la maison et dans la maison même, observant les allées et venues du domestique et de la femme de chambre d'Alida, essayant de surprendre les paroles qu'ils échangeaient, espionnant en un mot, car il me venait comme des révélations d'expérience, et je me disais avec raison que, pour juger le problème de la conduite d'une femme, il fallait avant tout examiner l'attitude des gens qui la servaient. Ceux-ci me parurent empressés de la satisfaire; car, sonnés à plusieurs reprises, ils parcoururent la galerie, montèrent et redescendirent vingt fois l'escalier sans témoigner d'humeur.
J'avais laissé la porte de ma chambre ouverte; il n'y avait pas d'autres voyageurs que nous, et la belle auberge rustique d'Ambroise était si tranquille, que je ne perdais rien de ce qui s'y passait. Tout à coup j'entendis un grand frôlement de jupons au bout du corridor. Je m'élançai, croyant qu'on se décidait à sortir; mais je ne vis passer qu'une belle robe de soie dans les mains de la femme de chambre. Elle venait sans doute de la déballer, car un nouveau mulet chargé de caisses et de cartons était arrivé depuis quelques instants devant l'auberge. Cette circonstance me fit espérer un séjour de plusieurs journées à Saint-Pierre; mais comme celle dont j'attendais la fin me paraissait longue! Serait-elle donc perdue absolument pour mon amour? Que pouvais-je inventer pour la remplir, ou pour faire révoquer l'arrêt des convenances qui me tenait éloigné?
Je me livrai à mille projets plus fous les uns que les autres. Tantôt je voulais me déguiser en marchand d'agates herborisées pour me faire admettre dans ce sanctuaire dont je voyais la porte s'ouvrir à chaque instant; tantôt je voulais courir après quelque montreur d'ours et faire grogner ses bêtes de manière à attirer les voyageuses à leur fenêtre. Il me prit aussi envie de décharger un pistolet pour causer quelque inquiétude dans la maison; on croirait peut-être à un accident, on enverrait peut-être savoir de mes nouvelles, et même si j'étais un peu blessé