William Shakespeare
Henri IV (1re partie)
NOTICE
SUR LA PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV
Les commentateurs donnent à ces deux pièces le titre de comédies; et en effet, bien que le sujet appartienne à la tragédie, l'intention en est comique. Dans les tragédies de Shakspeare, le comique naît quelquefois spontanément de la situation des personnages introduits pour le service de l'action tragique: ici non-seulement une partie de l'action roule absolument sur des personnages de comédie; mais encore la plupart de ceux que leur rang, les intérêts dont ils s'occupent et les dangers auxquels ils s'exposent pourraient élever à la dignité de personnages tragiques, sont présentés sous l'aspect qui appartient à la comédie, par le côté faible ou bizarre de leur nature. L'impétuosité presque puérile du bouillant Hotspur, la brutale originalité de son bon sens, cette humeur d'un soldat contre tout ce qui veut retenir un instant ses pensées hors du cercle des intérêts auxquels il a dévoué sa vie, donnent lieu à des scènes extrêmement piquantes. Le Gallois Glendower, glorieux, fanfaron, charlatan en même temps que brave, qui tient tête à Hotspur tant que celui-ci le menace ou le contrarie, mais qui cède et se retire aussitôt qu'une plaisanterie vient alarmer son amour-propre par la crainte du ridicule, est une conception vraiment comique. Il n'y a pas jusqu'aux trois ou quatre paroles que prononce Douglas qui n'aient aussi leur nuance de fanfaronnade. Aucun de ces trois courages ne s'exprime de même; mais tout cède à celui de Hotspur, auquel la teinte comique qu'a reçue son caractère n'ôte rien de l'intérêt qu'il inspire. On s'attache à lui comme à l'Alceste du Misanthrope, à un grand caractère victime d'une qualité que l'impétuosité de son humeur et la préoccupation de ses propres idées ont tourné en défaut. On voit le brave Hotspur acceptant l'entreprise qu'on lui propose avant de la connaître, certain du succès dès qu'il est frappé de l'idée de l'action; on le voit perdant successivement tous les appuis sur lesquels il avait compté, abandonné ou trahi par ceux qui l'ont entraîné dans le danger, et comme poussé par une sorte de fatalité vers l'abîme qu'il n'aperçoit qu'au moment où il n'est plus temps de reculer, et où il tombe en ne regrettant que sa gloire. C'est là sans doute une catastrophe tragique, et le fond de la première pièce, qui a pour sujet le premier pas de Henri V vers la gloire, en exigeait une de ce genre; mais la peinture des égarements de la jeunesse du prince n'en forme pas moins la partie la plus importante de l'ouvrage, dont le caractère principal est Falstaff.
Falstaff est l'un des personnages les plus célèbres de la comédie anglaise, et peut-être aucun théâtre n'en offre-t-il un plus gai. Ce serait un spectacle assez triste que celui des emportements d'une jeunesse aussi désordonnée que celle de Henri V, dans des moeurs aussi rudes que celles de son temps, si, au milieu de cette grossière débauche, des habitudes et des prétentions d'un genre plus relevé ne venaient former un contraste et jouer un rôle d'autant plus amusant qu'il est déplacé. Il eût été fort moral, sans doute, de faire porter, sur le prince qui s'avilit, le ridicule de cette inconvenance; mais quand Shakspeare n'eût pas été le poëte de la cour d'Angleterre, ni la vraisemblance ni l'art ne lui permettaient de dégrader un personnage tel que Henri V; il a soin, au contraire, de lui conserver partout la hauteur de son caractère et la supériorité de sa position; et Falstaff, destiné à nous amuser, n'est admis dans la pièce que pour le divertissement du prince.
Fait pour être un homme de bonne compagnie, Falstaff n'a pas encore renoncé à toutes ses prétentions en ce genre: il n'a point adopté la grossièreté des situations où le rabaissent ses vices; il leur a tout livré, excepté son amour-propre; il ne s'est point fait un mérite de sa crapule, il n'a point mis sa vanité dans les exploits d'un bandit: les manières et les qualités d'un gentilhomme, c'est encore à cela qu'il tiendrait s'il pouvait tenir à quelque chose; c'est à cela qu'il prétendrait s'il lui était permis d'avoir, ou possible de soutenir une prétention. Du moins veut-il se donner le plaisir de les affecter toutes, dût ce plaisir lui valoir un affront; sans y croire, sans espérer qu'on le croie, il faut à tout prix qu'il réjouisse ses oreilles de l'éloge de sa bravoure, presque de ses vertus. C'est là une de ses faiblesses, comme le goût du vin d'Espagne est une tentation à laquelle il ne lui est pas plus possible de résister, et la naïveté avec laquelle il cède, les embarras où elle le met, l'espèce d'imprudence hypocrite qui l'aide à s'en tirer, en l'ont un personnage extraordinairement plaisant. Les jeux de mots, bien que fréquents dans cette pièce, y sont beaucoup moins nombreux que dans quelques autres drames d'un genre plus sérieux, et ils y sont infiniment mieux placés. Le mélange de subtilité, que Shakspeare devait à l'esprit de son temps, n'empêche pas que dans cette pièce, ainsi que dans celles où reparaît Falstaff, la gaieté ne soit peut-être plus franche et plus naturelle que dans aucun autre ouvrage du théâtre anglais.
La première partie de Henri IV parut, selon Malone, en 1597. Chalmers et Drake croient qu'elle fut écrite en 1596; mais leur opinion, à cet égard, ne s'appuie sur aucun témoignage sérieux. Ce qu'il y a de bien positif, c'est que cette pièce fut écrite avant 1598, car Meres la cite dans cette même année parmi les oeuvres de Shakspeare.
HENRI IV
TRAGÉDIEPREMIÈRE PARTIEPERSONNAGESLE ROI HENRI IV.
HENRI, prince de Galles,} fils du
JEAN, prince de Lancastre,} roi.
LE COMTE DE WESTMORELAND,} partisans
SIR WALTER BLOUNT,} du roi.
THOMAS PERCY, comte de Worcester.
HENRI PERCY, comte de Northumberland.
HENRI PERCY, surnommé HOTSPUR, son fils.
EDMOND MORTIMER, comte de la Marche.
SCROOP, archevêque d'York.
ARCHIBALD, comte de Douglas.
OWEN GLENDOWER.
SIR RICHARD VERNON.
SIR JEAN FALSTAFF.
POINS.
GADSHILL.
PETO
BARDOLPHE.
LADY PERCY, femme de Hotspur, soeur de Mortimer.
LADY MORTIMER, fille de Glendower, et femme de Mortimer.
QUICKLY, hôtesse d'une taverne à East-Cheap.
Lords, officiers, shérif, cabaretier, garçon de chambre, garçons de cabaret, deux voituriers, voyageurs, suite.
La scène est en AngleterreACTE PREMIER
SCÈNE I
Un appartement dans le palais Entrent LE ROI HENRI, WESTMORELAND, SIR WALTER BLOUNT et d'autresLE ROI. Ébranlés et épuisés par les soucis comme nous le sommes, tâchons de trouver un moment où la paix effrayée puisse reprendre haleine, et nous annoncer d'une voix entrecoupée les nouvelles luttes que nous devons aller soutenir sur de lointains rivages Les abords 1 de cette terre altérée ne verront plus ses lèvres teintes du sang de ses propres enfants. La terre ne sillonnera plus son sein de tranchées, n'écrasera plus ses fleurs sous les pieds ferrés de coursiers ennemis. Ces yeux irrités qui naguère comme les météores d'un ciel orageux, tous d'une même nature, tous formés de la même substance, se venaient rencontrer dans le choc des partis livrés à la guerre intestine et dans la mêlée furieuse des massacres civils formeront maintenant des rangs unis et bien ordonnés, ils se dirigeront tous vers un même but, et ne combattront plus leurs connaissances, leurs parents, leurs alliés. Le tranchant de la guerre ne viendra plus comme un couteau mal rengainé couper son propre maître. Maintenant donc, mes amis, soldat du Christ, enrôlé sous sa croix sainte, pour laquelle nous nous sommes tous engagés à combattre, nous allons conduire jusqu'à son sépulcre une armée d'Anglais dont les bras furent formés dans le sein de leur mère pour aller poursuivre les païens sur les plaines saintes que foulèrent ses pieds divins, cloués, il y a quatorze cents ans, pour notre avantage, sur le bois amer de la croix. Mais ce projet existe depuis un an, et je n'ai pas besoin de vous le dire: cela sera, donc ce n'est pas encore aujourd'hui que nous nous rassemblons pour le départ. Maintenant, Westmoreland, mon cher cousin, rendez-moi compte de ce qui fut arrêté hier au soir dans notre conseil, pour hâter une expédition si chère.
WESTMORELAND. Mon souverain, on discutait avec ardeur les moyens de l'exécuter promptement, et hier au soir seulement on avait arrêté plusieurs des dépenses qu'elle exige, lorsqu'à travers ces débats survint tout à coup un courrier de Galles, chargé de fâcheuses nouvelles. La pire de toutes c'est que le noble Mortimer, qui conduisait les gens du comte d'Hereford contre les troupes irrégulières et sauvages de Glendower, est tombé entre les mains féroces de ce Gallois. Mille de ses soldats ont été massacrés; et les Galloises ont exercé sur leurs cadavres de telles horreurs, leur ont fait subir des mutilations si brutales, si infâmes, qu'on ne peut les redire ou les indiquer.
LE ROI. Les nouvelles de ce combat auraient, à ce qu'il paraît, empêché de donner suite à l'affaire de la terre sainte.
WESTMORELAND. Oui, mon gracieux seigneur, cette nouvelle jointe avec d'autres; car il est venu du Nord, des nouvelles plus pénibles et plus fâcheuses encore: et les voici. Le jour de l'exaltation de la Sainte-Croix, le vaillant Hotspur, ce jeune Henri Percy, et le brave Archambald, cet Écossais tout plein de valeur et de renommée, se sont livrés à Holmedon un sérieux et sanglant combat. Les nouvelles ne nous en sont parvenues que par le bruit de leur mousqueterie, et accompagnées seulement de conjectures; car celui qui nous les a apportées est monté à cheval au moment où la lutte devenait le plus opiniâtre, totalement incertain sur l'issue qu'elle pourrait avoir.
LE ROI. Un ami plein d'affection et d'habile fidélité, sir Walter Blount, arrive ici descendant de cheval et couvert des différentes espèces de poussières qu'il a traversées depuis Holmedon jusqu'à cette résidence; et il nous a apporté des nouvelles agréables et douces. Le comte de Douglas est défait. Sir Walter a vu dans les plaines d'Holmedon dix mille de ces hardis Écossais et vingt-deux chevaliers baignés dans leur sang. Au nombre des prisonniers d'Hotspur sont Mordake, comte de Fife, et fils aîné du vaincu Douglas 2, les comtes d'Athol, de Murray, d'Angus et de Menteith. Ne sont-ce pas là d'honorables dépouilles, une riche conquête? Eh, cousin, qu'en dites-vous?
WESTMORELAND. Oui, certes, c'est une victoire dont pourrait se vanter un prince.
LE ROI. Eh! vraiment c'est en ceci que tu m'affliges, et que tu me fais faire le péché d'envie contre Northumberland quand je le vois père d'un fils si désirable; d'un fils, le sujet éternel des discours de la louange, la tige la plus élancée du bocage, le favori, l'orgueil de la fortune caressante, tandis que moi spectateur de sa gloire, je vois la débauche et le déshonneur souiller le front de mon jeune Henri. O plût au ciel qu'on pût prouver que quelque fée se glissant dans la nuit, a tiré pour les échanger nos enfants de leurs langes, et qu'elle a nommé le mien Percy, et le sien Plantagenet! Alors j'aurais son Henri et il aurait le mien. Mais bannissons-le de ma pensée. Que dites-vous, cousin, de l'orgueil de ce jeune Percy? Les prisonniers qu'il a faits dans cette rencontre, il prétend se les approprier, et il me fait dire que je n'en aurai pas d'autres que Mordake, comte de Fife.
WESTMORELAND. Ce sont là les leçons de son oncle; j'y reconnais Worcester, toujours malveillant pour vous dans toutes les occasions. C'est lui qui l'engage à se rengorger ainsi et à lever sa jeune crête contre la dignité de votre couronne.
LE ROI. Mais je l'ai envoyé chercher pour m'en rendre raison, et c'est ce qui nous oblige à laisser quelque temps de côté nos saints projets sur Jérusalem. Cousin, mercredi prochain nous tiendrons notre conseil à Windsor: instruisez-en les lords, mais vous, revenez promptement vers nous; car il reste plus de choses à dire et à faire, que la colère ne me permet en ce moment de vous l'expliquer.
WESTMORELAND. Je vais, mon prince, exécuter vos ordres.
SCÈNE II
Un autre appartement dans le palais Entrent HENRI, prince de Galles, ET FALSTAFFFALSTAFF. Dis donc, Hal 3, quelle heure est-il, mon garçon?
HENRI. Tu as l'esprit si fort épaissi à force de t'enivrer de vieux vin d'Espagne 4, de te déboutonner après souper, et de dormir sur les bancs des tavernes l'après-dîner, que tu ne sais plus demander ce que tu as véritablement envie de savoir. Que diable as-tu affaire à l'heure qu'il est? A moins que les heures ne fussent des verres de vin d'Espagne, les minutes autant de chapons, à moins que nous n'eussions pour horloges la voix des appareilleuses, pour cadrans les enseignes de tabagies, et que le bien-faisant soleil lui-même ne fût une belle et lascive courtisane en taffetas couleur de feu, je ne vois pas de motif à cette inutilité de venir demander l'heure qu'il est.
FALSTAFF. Ma foi, Hal, vous entrez dans mon sens; car nous autres coupeurs de bourses, nous nous laissons conduire par la lune et les sept étoiles, et non par Phoebus, ce chevalier errant, blond 5. Et je t'en prie, mon cher lustig, dis-moi un peu, quand une fois tu seras roi Dieu conserve ta grâce (majesté, j'aurais dû dire, car de grâces tu n'en auras jamais)!..
HENRI. Comment! pas du tout?
FALSTAFF. Non, par ma foi, pas seulement autant qu'on en peut avoir à dire après un oeuf ou du beurre 6.
HENRI. Eh bien! enfin donc? Au fait, au fait.
FALSTAFF. Vraiment je veux donc te dire, mon cher lustig, quand tu seras roi, tu ne dois pas souffrir que nous autres gardes du corps de la nuit, soyons traités de voleurs qui attaquent la beauté du jour. Qu'on nous appelle, à la bonne heure, forestiers de Diane, gentilshommes des ténèbres, les mignons de la lune, et qu'on dise de nous que nous nous gouvernons bien, puisque nous sommes comme la mer, gouvernés par notre noble maîtresse la lune, sous la protection de laquelle nous exerçons le vol.
HENRI. Tu as raison, et ce que tu dis est vrai sous tous les rapports: car notre fortune à nous autres gens de la lune, a son flux et reflux comme la mer; de même que la mer, nous sommes gouvernés par la lune; et pour preuve, une bourse résolument enlevée le lundi soir sera dissolument vidée le mardi matin, gagnée en jurant, la bourse ou la vie, dépensée en criant, apporte bouteille. En cet instant, marée basse comme le pied de l'échelle, nous serons d'un moment à l'autre à flot aussi haut que le bras de la potence.
FALSTAFF. Pardieu, tu dis bien vrai, mon garçon. Et n'est-ce pas que mon hôtesse de la taverne est une agréable créature?
HENRI. Douce comme le miel d'Hybla, mon vieux garnement 7. Et n'est-il pas vrai aussi qu'un pourpoint de buffle est une agréable robe de chambre pour prison 8?
FALSTAFF. Quoi, quoi? Mauvais plaisant, fou que tu es! qu'as-tu donc à me pincer, à m'épiloguer de cette manière? que diable ai-je affaire à ton pourpoint de buffle?
HENRI. Et que diable ai-je affaire, moi, avec ton hôtesse de la taverne?
FALSTAFF. Eh! mais tu l'as bien fait venir compter avec toi plus et plus d'une fois.
HENRI. Et t'ai-je jamais fait venir toi, pour payer ta part?
FALSTAFF. Non: oh! je te rendrai justice: tu as toujours tout payé là.
HENRI. Là et ailleurs aussi, tant que mes fonds pouvaient s'étendre; et quand ils m'ont manqué, j'ai usé de mon crédit.
FALSTAFF. Oh! pour cela oui, et si bien usé, que, s'il n'était pas si clair que tu es l'héritier présomptif Mais dis-moi donc, je t'en prie, mon cher enfant, verra-t-on encore en Angleterre des gibets sur pied, quand tu seras roi? Et cette grotesque figure, la mère la Loi, avec son frein rouillé, pourra-t-elle toujours jouer de mauvais tours aux gens de coeur? Je t'en prie, quand tu seras roi, ne pends point les voleurs.