Nous parlerons de cela, et je te ferai reprendre goût à ta destinée, mon enfant; mais écoute: J'entends crier la grille c'est le cardinal qui sort de la villa; ne nous montrons pas: nous les verrons bientôt descendre sur la droite Tu dis que le Ninfo a ouvert la porte lui-même avec une clef qu'il avait? C'est fort étrange et fort inquiétant de voir que cette bonne princesse n'est pas chez elle, que ces gens-là ont de fausses clefs pour violer sa demeure à l'improviste, et qu'ils la soupçonnent, apparemment, puisqu'ils l'épient de la sorte!
Mais de quoi peuvent-ils donc la soupçonner?
Eh! quand ce ne serait que de protéger les gens qu'ils persécutent! Tu déclares que tu es devenu prudent, et d'ailleurs, tu comprendras l'importance de ce que je vais te dire: Tu sais déjà que les Palmarosa étaient tout dévoués à la cour de Naples; que le prince Dionigi, l'aîné de la famille, père de la princesse Agathe et frère du cardinal, était le plus mauvais Sicilien qu'on ait jamais connu, l'ennemi de sa patrie et le persécuteur de ses compatriotes; et cela, non par lâcheté, comme tous ceux qui se donnent au vainqueur, ni par cupidité comme ceux qui se vendent; il était riche et hardi, mais par ambition, par la passion qu'il avait de dominer, enfin par une sorte de méchanceté qui était dans son sang et qui lui faisait trouver un plaisir extrême à effrayer, à tourmenter et à humilier son prochain. Il fut tout-puissant du temps de la reine Caroline, et, jusqu'à ce qu'il ait plu à Dieu de nous débarrasser de lui, il a fait aux nobles patriotes et aux pauvres gens qui aimaient leur pays tout le mal possible. Son frère l'a continué, ce mal; mais le voilà qui s'en va aussi, et, si la lampe épuisée jette encore une petite clarté, c'est la preuve qu'elle va s'éteindre. Alors, tout ce qui forme, dans le peuple de Catane et surtout dans le faubourg que nous habitons, la clientèle des Palmarosa pourra respirer en paix. Il n'y a plus de mâles dans la famille, et tous ces grands biens, desquels le cardinal avait encore une grande partie en jouissance, vont retomber dans les mains d'une seule héritière, la princesse Agathe. Celle-là est aussi bonne que ses parents ont été pervers, et celle-là pense bien! Celle-là est Sicilienne dans l'âme et déteste les Napolitains! Celle-là aura de l'influence quand elle sera tout à fait maîtresse de ses biens et de ses actions. Si Dieu voulait permettre qu'elle se mariât et qu'elle mit dans sa maison un bon seigneur bien pensant comme elle, cela changerait un peu l'esprit de l'administration et adoucirait notre sort!
Cette princesse est donc une jeune personne?
Oui, jeune encore, et qui pourrait bien se marier; mais elle ne l'a pas voulu jusqu'à celle heure, dans la crainte, à ce que je puis croire, de n'être pas libre de choisir à son gré.
Mais nous voici près du parc, ajouta Pier-Angelo; nous pourrions rencontrer du monde, ne parlons plus que de choses indifférentes. Je te recommande bien, mon enfant, de ne te servir ici que du dialecte sicilien, comme nous en avions gardé si longtemps, à Rome, la louable habitude. Depuis que nous nous sommes quittés, tu n'as point oublié ta langue, j'espère?
Non, certes, répondit Michel.»
Et il se mit à parler sicilien avec volubilité pour montrer à son père que rien en lui ne sentait l'étranger.
«C'est fort bien, reprit Pier; tu n'as pas le moindre accent.»
Ils avaient fait un détour et étaient arrivés à une grille assez distante de celle où Michel avait fait la rencontre de monsignor Ieronimo; cette entrée était ouverte, et de nombreuses traces sur le sable attestaient que beaucoup d'hommes, de chevaux et de voitures y passaient habituellement.
«Tu vas voir un grand remue-ménage ici et bien contraire aux habitudes de la maison, dit le vieux peintre à son fils. Je t'expliquerai cela. Mais ne disons mot encore, c'est le plus sûr. Ne regarde pas trop autour de toi, n'aie pas l'air étonné d'un nouveau-venu. Et d'abord cache-moi ce sac de voyage ici, dans les rochers, auprès de la cascade; je reconnaîtrai bien l'endroit. Passe ta chaussure dans l'herbe pour n'avoir pas l'air d'un voyageur. Mais je crois que tu boites: es-tu blessé?
Rien, rien; un peu de fatigue.
Je vais te conduire en un lieu où tu te reposeras sans que personne te dérange.»
Pier-Angelo fit plusieurs détours dans le parc, dirigeant son fils par des sentiers ombragés, et ils parvinrent ainsi jusqu'au palais sans avoir rencontré personne, quoiqu'ils entendissent beaucoup de bruit à mesure qu'ils en approchaient. Ils y pénétrèrent par une galerie basse et passèrent rapidement devant une salle immense, remplie d'ouvriers et de matériaux de toute espèce, rassemblés pour une construction incompréhensible. Ces gens étaient si affairés et faisaient si grand tapage, qu'ils ne remarquèrent pas Michel et son père. Michel n'eut pas le temps de se rendre compte de ce qu'il voyait. Son père lui avait recommandé de le suivre pas à pas, et celui-ci marchait si vite que le jeune voyageur, épuisé de fatigue, avait peine à franchir, comme lui, les escaliers étroits et rapides où il l'entraînait.
Le voyage qu'ils firent dans ce labyrinthe de passages dérobés parut fort long à Michel. Enfin, Pier-Angelo tira une clef de sa poche et ouvrit une petite porte située sur un couloir obscur. Ils se trouvèrent alors dans une longue galerie, ornée de statues et de tableaux. Mais les jalousies étant fermées partout, il y régnait une telle obscurité que Michel n'y put rien distinguer.
Tu peux faire la sieste ici, lui dit son père après avoir refermé avec soin la petite porte, dont il retira la clef; je t'y laisse; je reviendrai le plus tôt possible, et je te dirai alors comment nous devons nous conduire.»
Il traversa la galerie dans toute sa longueur, et, soulevant une portière armoriée, il tira un cordon de sonnette. Au bout de quelques instants, une voix lui répondit de l'intérieur, un dialogue s'établit si bas que Michel ne put rien entendre. Enfin une porte mystérieuse s'ouvrit à demi, et Pier-Angelo disparut, laissant son fils dans l'obscurité, la fraîcheur et le silence de ce grand vaisseau désert.
Par moments, cependant, les voix sonores des ouvriers qui travaillaient en bas, le bruit de la scie et du marteau, des chansons, des rires et des jurements, montaient jusqu'à lui. Mais peu à peu ce bruit diminua en même temps que le jour baissait, et, au bout de deux heures, le silence le plus complet régna dans cette demeure inconnue, où Michel-Angelo se trouvait enfermé, mourant de faim et de lassitude.
Ces deux heures d'attente lui eussent paru bien longues si le sommeil ne fût venu à son secours. Quoique ses yeux se fussent habitués à l'obscurité de la galerie, il ne fit aucun effort pour regarder les objets d'art qu'elle contenait. Il s'était laissé tomber sur un tapis, et il s'abandonnait à un assoupissement parfois interrompu par le vacarme d'en bas, et l'espèce d'inquiétude qu'on éprouve toujours à s'endormir dans un lieu inconnu. Enfin, quand la fin du jour eut fait cesser les travaux, il s'endormit profondément.
Mais un cri étrange, qui lui parut sortir d'une des rosaces à jour qui donnaient de l'air à la galerie, le réveilla en sursaut. Il leva instinctivement la tête et crut voir une faible lueur courir sur le plafond. Les figures peintes sur cette voûte parurent s'agiter un instant. Un nouveau cri plus faible que le premier, mais d'une nature si particulière que Michel en fut atteint et bouleversé jusqu'au fond des entrailles, vibra encore au-dessus de lui. Puis la lueur s'éteignit. Le silence et les ténèbres redevinrent tels, qu'il put se demander s'il n'a pas fait un rêve.
Un quart d'heure s'écoula encore, pendant lequel Michel, agité de ce qui venait de lui arriver, ne songea plus à se rendormir. Il craignait pour son père quelque danger inqualifiable. Il s'effrayait de se voir enfermé et hors d'état de le secourir. Il interrogeait toutes les issues, et toutes étaient solidement closes. Enfin, il n'osait faire aucun bruit, car, après tout, c'était la voix d'une femme qu'il avait entendue, et il ne voyait pas quel rapport ce cri ou cette plainte pouvait avoir avec sa situation ou celle de Pier-Angelo.
Un quart d'heure s'écoula encore, pendant lequel Michel, agité de ce qui venait de lui arriver, ne songea plus à se rendormir. Il craignait pour son père quelque danger inqualifiable. Il s'effrayait de se voir enfermé et hors d'état de le secourir. Il interrogeait toutes les issues, et toutes étaient solidement closes. Enfin, il n'osait faire aucun bruit, car, après tout, c'était la voix d'une femme qu'il avait entendue, et il ne voyait pas quel rapport ce cri ou cette plainte pouvait avoir avec sa situation ou celle de Pier-Angelo.
Enfin, la porte mystérieuse s'ouvrit, et Pier-Angelo reparut portant une bougie, dont la clarté vacillante donna un aspect fantastique aux statues qu'elle éclaira successivement. Quand il fut auprès de Michel: «Nous sommes sauvés, lui dit-il à voix basse; le cardinal est en enfance, et l'abbé Ninfo ne sait rien qui nous concerne. La princesse, que j'ai été forcé d'attendre bien longtemps, parce qu'elle avait du monde autour d'elle, est d'avis que nous ne fassions aucun mystère à propos de toi. Elle pense que ce serait pire que de te montrer sans affectation. Nous allons donc rejoindre ta sœur qui, sans doute, s'inquiète de ne pas me voir rentrer. Mais nous avons un bout de chemin à faire, et je présume que tu meurs de faim et de soif. L'intendant de la maison, qui est très bon pour moi, m'a dit d'entrer dans un petit office, où nous trouverons de quoi nous restaurer.»
Michel suivit son père jusqu à une pièce qui était fermée, sur une de ses faces, par un vitrage sur lequel un rideau retombait à l'extérieur. Cette pièce, qui n'avait rien de remarquable, était éclairée de plusieurs bougies, circonstance qui étonna légèrement Michel. Pier-Angelo, qui s'en aperçut, lui dit que c'était un endroit où la première femme de chambre de la princesse venait présider, le soir, à la collation que l'on préparait pour sa maîtresse. Puis il se mit, sans façon, à ouvrir les armoires et à en tirer des confitures, des viandes froides, du vin, des fruits, et mille friandises qu'il plaça pêle-mêle sur la table, en riant à chaque découverte qu'il faisait dans ces inépuisables buffets, le tout à la grande stupéfaction de Michel, qui ne reconnaissait point là la discrétion et la fierté habituelles de son père.
V.
LE CASINO
«Eh bien, dit Pier-Angelo, tu ne m'aides point? Tu te laisses servir par ton père et tu restes les bras croisés? Au moins, tu vas te donner la peine de boire et de manger toi-même?
Pardon, cher père, vous me paraissez faire les honneurs de la maison avec une aisance que j'admire, mais que je n'oserais pas imiter. Il me semble que vous êtes ici comme chez vous.
J'y suis mieux que chez moi, répondit Pierre en mordant une aile de volaille et en présentant l'autre aile à son fils. Ne compte pas que je te ferai faire souvent de pareils soupers. Mais profite de celui-ci sans mauvaise honte; je t'ai dit que le majordome m'y avait autorisé.
Le majordome n'est qu'un premier domestique qui gaspille comme les autres, et qui invite ses amis à prendre ses aises aux frais de sa patronne. Pardon, mon père, mais ce souper me répugne; tout mon appétit s'en va, à l'idée que nous volons le souper de la princesse; car ces assiettes du Japon chargées de mets succulents n'étaient pas destinées pour notre bouche, ni même pour celle de monsieur le majordome.
Eh bien, s'il faut te le dire, c'est vrai; mais c'est la princesse elle-même qui m'a commandé de manger son souper, parce qu'elle n'a pas faim ce soir et qu'elle a supposé que tu aurais quelque répugnance à souper avec ses gens.
Voilà une princesse d'une étrange bonté, dit Michel, et d'une exquise délicatesse à mon égard! J'avoue que je n'aimerais pas à manger avec ses laquais. Pourtant, mon père, si vous le faites, si c'est l'habitude de la maison et une nécessité de ma position nouvelle, je ne serai pas plus délicat que vous, je m'y accoutumerai. Mais comment cette princesse a-t-elle songé à m'épargner, pour ce soir, ce petit désagrément?
C'est que je lui ai parlé de toi. Comme elle s'intéresse à moi particulièrement, elle m'a fait beaucoup de questions sur ton compte, et, en apprenant que tu étais un artiste, elle m'a déclaré qu'elle te traiterait en artiste, qu'elle te trouverait dans sa maison une besogne d'artiste, enfin qu'on y aurait pour toi tous les égards que tu pourrais souhaiter.
C'est là une dame bien libérale et bien généreuse, reprit Michel en soupirant, mais je n'abuserai pas de sa bonté. Je rougirais d'être traité comme un artiste, à côté de mon père l'artisan. Non, non, je suis artisan moi-même, rien de plus et rien de moins. Je veux être traité comme mes pareils, et, si je mange ici ce soir, je veux manger demain où mangera mon père.
C'est bien, Michel; ce sont là de nobles sentiments. A ta santé! Ce vin de Syracuse me donne du cœur et me fait paraître le cardinal aussi peu redoutable qu'une momie! Mais que regardes-tu ainsi?
Il me semble voir ce rideau s'agiter à chaque instant derrière le vitrage. Il y a là certainement quelque domestique curieux qui nous voit de mauvais œil manger un si bon souper à sa place. Ah! ce sera désagréable d'avoir des relations de tous les instants avec ces gens-là! Il faut les ménager, sans doute, car ils peuvent nous desservir auprès de leurs maîtres et priver d'une bonne pratique un honnête ouvrier qui leur déplaît.
C'est vrai, en général, mais ici ce n'est point à craindre; j'ai la confiance de la princesse; je traite avec elle directement et sans recevoir d'ordres du majordome. Et puis, elle n'est servie que par d'honnêtes gens. Allons, mange tranquille et ne regarde pas toujours ce rideau agité par le vent.
Je vous assure, mon père, que ce n'est pas le vent, à moins que Zéphyre n'ait une jolie petite main blanche avec un diamant au doigt.
En ce cas, c'est la première femme de chambre de la princesse. Elle m'aura entendu dire à sa maîtresse que tu étais un joli garçon, et elle est curieuse de te voir. Place-toi bien de ce côté, afin qu'elle puisse satisfaire sa fantaisie.
Mon père, je suis plus pressé d'aller voir Mila que d'être vu par madame la première femme de chambre de céans. Me voilà rassasié, partons.
Je ne partirai pas sans avoir encore une fois demandé du cœur et des jambes à ce bon vin. Trinque avec moi de nouveau, Michel! je suis si heureux de me trouver avec toi, que je me griserais si j'en avais le temps!
Moi aussi, mon père, je suis heureux; mais je le serai encore plus quand nous serons chez nous auprès de ma sœur. Je ne me sens pas aussi à l'aise que vous dans ce palais mystérieux: il me semble que j'y suis épié, ou que j'y effraie quelqu'un. Il y a ici un silence et un isolement qui ne me semblent pas naturels. On n'y marche pas, on ne s'y montre pas comme ailleurs. Nous y sommes furtivement, et c'est furtivement aussi qu'on nous y observe. Partout ailleurs je casserais une vitre pour regarder ce qu'il y a derrière ce rideau et tout à l'heure, dans la galerie, j'ai eu une émotion terrible: j'ai été réveillé par un cri tel que je n'en ai jamais entendu de pareil.
Un cri, vraiment? comment se fait-il qu'étant peu éloigné, dans cette partie du palais, je n'aie rien entendu? Tu auras rêvé!
Non! non! je l'ai entendu deux fois; un cri faible, il est vrai, mais si nerveux et si étrange que le cœur me bat quand j'y songe.
Ah! voilà bien ton esprit romanesque! A la bonne heure, Michel, je te reconnais; cela me fait plaisir, car je craignais que tu ne fusses devenu trop raisonnable. Cependant je suis fâché pour ton aventure d'être forcé de te dire ce que j'en pense: c'est que la première femme de chambre de Son Altesse aura vu une araignée ou une souris, en passant dans un des couloirs qui longent le plafond de la grande galerie de peinture. Toutes les fois qu'elle voit une de ces bestioles, elle fait des cris affreux, et je me permets de me moquer d'elle.»