Poursuivons cette comparaison un peu plus loin: Si notre néophyte, plein d'un nouvel amour de l'antiquité, entreprenait d'imiter ce que l'on vient de lui apprendre à admirer, s'il allait choisir dans le glossaire les vieux mots qu'il renferme, pour s'en servir à l'exclusion des autres, il faut convenir qu'il agirait bien à rebours. Ce fut l'erreur de l'infortuné Chatterton 12. Pour donner à son style une couleur antique, il rejeta toute expression moderne, et enfanta un dialecte différent de tous ceux qu'on eût jamais parlés dans la Grande-Bretagne. Celui qui voudra imiter l'ancien idiome avec succès s'attachera plutôt à son caractère grammatical, à ses tours de phrase, qu'à un choix laborieux de termes extraordinaires et surannés, qui, comme je l'ai déjà dit, ne sont, eu égard aux expressions encore en usage, que dans la proportion de un à dix, quoique peut-être un peu différens par le sens et par l'orthographe.
Ce que j'ai dit du langage s'applique bien plus encore aux sentimens et aux coutumes. Les passions, d'où les sentimens et les usages découlent avec toutes leurs modifications, sont généralement les mêmes dans tous les rangs, dans toutes les conditions, dans tous les pays et tous les siècles, et il s'ensuit naturellement que les opinions, les habitudes d'idées et les actions, bien que dominées par l'état particulier de la société, doivent en définitive présenter une ressemblance entre elles. Nos ancêtres n'étaient certainement pas plus différens de nous que les juifs ne le sont des chrétiens: ils avaient «des yeux, des mains, des organes, des sens, des affections, des passions, comme nous; ils étaient nourris des mêmes alimens, blessés des mêmes armes, sujets aux mêmes maladies, réchauffés par le même été et refroidis par le même hiver 13.» Leurs affections et leurs sentimens ont dû, par conséquent, se rapprocher des nôtres.
Ainsi, dans les matériaux que l'on peut faire entrer dans un ouvrage d'imagination tel que celui que j'ai essayé, l'auteur verra qu'une grande partie du langage et des moeurs serait aussi bien applicable au temps présent qu'à celui où se trouve le lieu des événemens qu'il raconte: la liberté du choix est donc plus grande pour lui, et la difficulté de sa tâche bien moindre qu'il ne le semblait d'abord. Pour emprunter une comparaison à un autre art, on peut dire des détails d'antiquités, qu'ils offrent les traits particuliers d'un paysage tracé par le pinceau. La tour féodale doit apparaître majestueusement; les figures mises en scène doivent se montrer avec le costume et le caractère de leur siècle; le tableau doit offrir les aspects particuliers du site avec ses rocs élevés ou la descente rapide de ses eaux en cascades. Le coloris général doit être aussi copié d'après la nature, le ciel être serein ou nébuleux, suivant le climat, et les nuances représenter celles qui dominent dans un paysage réel. Voilà les principales obligations que l'art impose au peintre; mais il n'est pas obligé de s'astreindre à copier servilement toutes les nuances peu importantes de la nature, ni de représenter avec une exactitude absolue les plantes, les fleurs et les arbres qui la décorent. Ces derniers objets, comme les teintes plus minutieuses de la lumière et de l'ombre, sont des attributs inhérens à toute perspective en général, analogues à chaque site, et mis à la disposition de l'artiste, qui ne suivra que son goût ou son caprice.
Il est vrai qu'en l'un et l'autre cas cette licence est resserrée dans de raisonnables limites. Le peintre ne doit introduire aucun ornement étranger à la contrée, au climat où il a mis son paysage. Il ne faut pas qu'il plante des cyprès sur l'Inch-Mervin 14, ni des sapins d'Écosse parmi les ruines de Persépolis. L'auteur se trouve assujéti à des lois identiques. Bien qu'il lui soit facultatif de peindre les passions et les sentimens avec plus de détail qu'il n'en existe dans les anciennes compositions qu'il imite, il faut qu'il n'introduise rien d'étranger aux moeurs du siècle; ses chevaliers, ses écuyers, ses varlets, ses hommes d'armes, peuvent être plus largement dessinés que dans les sèches et dures esquisses d'un ancien manuscrit enluminé; mais les costumes et les caractères doivent demeurer inviolables. Il faut que les figures soient les mêmes, mais tracées par un meilleur pinceau, ou, pour parler avec plus de modestie, exécutées dans un siècle où les principes de l'art sont mieux compris. Son langage ne doit pas être exclusivement suranné et inintelligible; mais on ne doit admettre, s'il est possible, aucun mot, aucune tournure de phrase qui trahirait une origine purement moderne. C'est une chose que d'employer l'idiome et les sentimens qui nous sont communs à nous et à nos ancêtres, et c'en est une autre de leur affecter des sentimens et un dialecte exclusivement propres à leurs descendans.
Voilà, mon cher ami, la partie la plus difficile de ma tâche; et, à vous parler franchement, je n'ose espérer de satisfaire votre jugement moins partial et votre science plus étendue, puisque j'ai eu de la peine à me contenter moi-même. Je sens d'ailleurs qu'on me trouvera encore plus défectueux touchant les moeurs et les costumes; ceux qui seront disposés à examiner rigoureusement mon histoire sous ce rapport voudront du moins, peut-être, me juger de la sorte. Il se pourra que j'aie introduit peu de choses qu'on eût droit d'appeler positivement modernes; mais, d'un autre côté, il est très probable que j'aurai confondu les usages de deux ou trois siècles, et introduit pendant le règne de Richard II des circonstances appropriées à une période plus ancienne ou plus voisine de nous. Ce qui me rassure, c'est que des erreurs de cette nature échapperont à la classe la plus nombreuse de mes lecteurs, et que je partagerai la gloire si peu méritée de ces architectes qui, dans leurs constructions gothico-modernes, ne balancent pas à introduire, sans règle ni méthode, les ornemens de différens styles et de différentes époques. Ceux à qui de plus vastes recherches ont donné les moyens d'être plus sévères seront sans doute plus indulgens, en proportion de la connaissance qu'ils auront des difficultés de ma tentative audacieuse. Mon digne ami Ingulphe, trop négligé, m'a fourni plus d'une indication utile; mais la lumière que nous offrent le moine de Croydon et Geoffroy de Vinsauff 15 est obscurcie par une telle masse de matériaux informes, que nous cherchons volontiers un refuge dans les intéressantes pages du brave Froissard 16, quoiqu'il ait fleuri à une époque bien plus éloignée de la date de notre histoire. Si donc, mon digne ami, vous êtes assez généreux pour excuser ma présomption d'avoir voulu me faire une couronne de ménestrel, en partie avec les perles de la pure antiquité, et en partie avec les pierres et la pâte de Bristol, au moyen desquelles on les imite, je nourris l'espérance que la difficulté de l'entreprise vous engagera, mon cher docteur, à en tolérer l'imperfection.
J'ai peu de chose à dire de mes matériaux: on peut les retrouver presque en entier dans le curieux manuscrit anglo-normand que sir Arthur Wardour conserve avec un soin si jaloux dans le troisième tiroir de son bureau de chêne, permettant à peine qu'on y regarde, et étant lui-même incapable de lire une syllabe de son contenu. Il ne m'eût jamais accordé la permission de consulter pendant quelques heures ces pages précieuses, dans mon voyage d'Écosse, si je n'avais promis de le désigner par quelque mode emphatique de caractère, comme, par exemple, le Manuscrit de Wardour, pour lui donner une individualité aussi importante que celle du Manuscrit de Bannatyne, du Manuscrit Auchinleck 17, ou de tout autre monument de la patience des tabellions gothiques. Je vous ai envoyé pour votre étude privée le sommaire des chapitres de cette pièce singulière, et je le joindrai peut-être, avec votre consentement, au deuxième volume de mon histoire, si le compositeur s'impatiente pour recevoir de la copie, lorsque tout mon manuscrit sera composé.
Adieu, mon cher ami; j'en ai dit assez, sinon pour justifier, du moins pour expliquer l'essai que j'ai entrepris, et qu'en dépit de vos doutes et de mon incapacité je persiste à ne pas croire inutile.
J'espère que vous êtes entièrement rétabli de votre accès de goutte, et je serais heureux que votre savant médecin vous recommandât un voyage dans notre province. On a trouvé dernièrement plusieurs curiosités dans les fouilles pratiquées à l'ancien Habitancum 18. À propos d'Habitancum, je pense que vous avez appris qu'un misérable paysan a détruit la vieille statue ou plutôt le bas-relief appelé vulgairement Robin de Redesdale. Il paraît que la renommée de Robin attirait plus de pèlerins qu'il n'en fallait pour laisser croître la fougère d'une lande dont l'acre vaut à peine un schilling. Malgré votre titre de révérend, échauffez une bonne fois votre bile, prenez une fois un peu de rancune, et souhaitez avec moi que ce rustre ait un accès de gravelle aussi fort que s'il avait tous les fragmens de la statue du pauvre Robin dans le viscère où la maladie établit son siége. Ne parlez pas de cela à Gath, de peur que les Écossais ne se réjouissent d'avoir enfin trouvé chez leurs voisins un exemple de la barbarie qui se signala par la démolition du four d'Arthur. Mais il n'y aurait aucun terme à nos lamentations si nous nous arrêtions sur de pareils sujets. Daignez offrir mes respectueux complimens à miss Dryasdust; je me suis de mon mieux acquitté de la commission qu'elle m'avait donnée pour ses lunettes, dans mon dernier voyage à Londres; j'espère qu'elle les a reçues en bon état, et qu'elle les a trouvées de son goût. Je vous expédie mon paquet par le voiturier aveugle; peut-être alors qu'il restera long-temps en route 19. Les dernières nouvelles que je reçois d'Édimbourg m'apprennent que le savant qui remplit les fonctions de secrétaire dans la Société des Antiquaires est le premier amateur en dessin de la Grande-Bretagne, et qu'on attend beaucoup de son zèle et de son talent pour dessiner ces spécimens d'antiquité nationale qui s'écroulent, minés lentement par le temps, ou balayés par le goût moderne avec le même balai de destruction que John Knox employait au siècle de la réforme. Adieu derechef: Vale tandem, non immemor mei. Croyez-moi toujours, mon révérend et très cher monsieur, votre très humble serviteur, Laurence Templeton. 20
17 novembre 1817.
CHAPITRE PREMIER
«C'est ainsi qu'ils parlaient, tandis qu'ils forçaient à rentrer le soir dans l'étable leurs troupeaux bien repus, qui témoignaient par un bruyant grognement leur regret de renoncer à la pâture.»
Odyssée.Dans cet heureux vallon de la riche Angleterre, baigné par le Don aux flots purs, s'étendait jadis une forêt vaste, qui couvrait la plus grande partie des belles montagnes et des vallées qu'on aperçoit entre Sheffield et la riante ville de Doncaster 21. On voit encore des restes de cette forêt dans les magnifiques domaines de Wentworth, de Warncliffe-Park, et dans les environs de Rotherham. C'est là que le fabuleux dragon de Wantley exerçait ses ravages; là se livrèrent la plupart des sanglantes batailles qu'amenèrent les guerres civiles de la rose rouge et de la rose blanche; là encore se montrèrent ces bandes de valeureux proscrits 22 dont les exploits sont devenus si populaires dans les ballades anglaises.
Tel est le lieu principal de la scène de notre histoire, dont la date remonte à la fin du règne de Richard Ier, époque où le retour du prince était l'objet des voeux plutôt que des espérances de ses sujets désolés, assujétis à tous les maux que leur infligeaient des tyrans subalternes. Les nobles, dont le pouvoir était devenu exorbitant sous le règne d'Étienne, et que la prudence de Henri II eut tant de peine de réduire à une sorte de soumission à la couronne, avaient repris leur vieille licence dans toute son étendue. Ils méprisaient la faible intervention du conseil d'état d'Angleterre, fortifiaient leurs châteaux, augmentaient le nombre de leurs serfs, assimilaient tout ce qui les environnait à un état de vasselage, et cherchaient, par tous les moyens possibles, à se mettre à la tête de forces suffisantes pour figurer dans les troubles qui menaçaient le pays.
La situation de la noblesse inférieure, ou de cette classe qu'on nommait les franklins 23, et qui, d'après la loi et la constitution de l'Angleterre, avait le droit de se regarder comme indépendante de la tyrannie féodale, devint alors singulièrement précaire. Si, comme cela se pratiquait assez généralement, ils se mettaient sous la protection de quelqu'un des petits rois de leur voisinage, s'ils acceptaient quelque charge féodale dans sa maison, ou s'ils s'obligeaient par un traité d'alliance à l'aider dans toutes ses entreprises, ils pouvaient, il est vrai, acheter une tranquillité temporaire; mais c'était toujours au prix de cette indépendance si précieuse à des coeurs anglais, et au risque de se voir obligés de s'associer aux tentatives les plus imprudentes que l'ambition de leur protecteur pouvait lui suggérer. D'une autre part, les grands barons possédaient tant de moyens de vexation et d'oppression, qu'ils trouvaient sans cesse un prétexte, et la volonté leur manquait rarement de tourmenter, poursuivre et ruiner ceux de leurs voisins moins puissans qui voulaient se soustraire à leur autorité, et qui croyaient qu'une conduite paisible et les lois du pays devaient être pour eux une protection suffisante contre les dangers des temps.
Une circonstance qui vint contribuer à augmenter la tyrannie de la haute noblesse et les souffrances des classes inférieures, fut la conquête de l'Angleterre par Guillaume, duc de Normandie. Quatre générations n'avaient pu encore mêler entièrement le sang ennemi des Normands avec celui des Anglo-Saxons, ni réunir par un même langage et par des intérêts communs deux races rivales, dont l'une avait conservé tout l'orgueil du triomphe, tandis que l'autre gémissait sous la honte de tous les résultats de la défaite. L'issue de la bataille d'Hastings avait mis la puissance entre les mains de la noblesse normande, qui, comme nos historiens l'assurent, n'en avait pas usé avec modération. Sauf un petit nombre de cas, toute la race des princes et des nobles saxons avait été anéantie ou dépouillée, et il ne s'en trouvait que très peu qui, sur le sol natal de leurs aïeux, conservassent encore des domaines de seconde ou même de troisième classe. La politique de Guillaume et de ses successeurs avait été d'affaiblir, par tous les moyens, cette partie de la population, regardée avec raison comme nourrissant l'antipathie la plus profonde contre les vainqueurs. Tous les rois de la race normande avaient manifesté une prédilection très marquée pour leurs sujets normands. Les lois sur la chasse, et beaucoup d'autres inconnues à l'esprit plus doux et plus libéral du code saxon, avaient été imposées à l'Angleterre, comme pour ajouter un nouveau poids aux chaînes féodales qui accablaient les vaincus. À la cour, et dans les châteaux de la haute noblesse où l'on imitait la magnificence royale, on ne parlait que français: c'était dans cette langue qu'on plaidait devant les tribunaux, et que les jugemens étaient rendus; en un mot, le français était la langue de l'honneur, de la chevalerie et de la justice, tandis que l'anglo-saxon, plus mâle et plus expressif, était laissé aux campagnards et au bas peuple, qui ne connaissaient pas d'autre idiome. Cependant le besoin des communications entre les seigneurs du sol et les classes inférieures qui le cultivaient avait peu à peu donné naissance à un nouveau dialecte tenant le milieu entre le français et l'anglo-saxon, et qui leur facilitait les moyens de s'entendre; et cette nécessité de communication forma peu à peu la langue anglaise actuelle; celle des vainqueurs et celle des vaincus s'y fondirent par un heureux mélange, et par degrés elle s'enrichit des emprunts qu'elle fit aux langues classiques et à celles que parlent les nations de l'Europe méridionale.