«Réfléchis cependant, révérend père, dit Mont-Fichet; la tache a pénétré profondément, par l'effet du temps et de l'habitude. Votre projet de réforme est dicté par la justice et la sagesse; elle doit être opérée avec prudence et précaution.» «Non, Mont-Fichet, dit le grand maître; elle doit être sévère et prompte; notre ordre est dans une crise d'où dépend sa future existence. La sobriété, le dévouement et la piété de nos prédécesseurs nous avaient acquis de puissans amis; notre présomption, notre opulence, notre luxe, ont soulevé contre nous des ennemis non moins redoutables. Nous devons jeter loin de nous ces richesses qui offrent une tentation aux princes, humilier cet orgueil qui les offense, réformer cette licence de moeurs qui est un scandale pour tout le monde chrétien. Sans cela, souviens-toi bien de ce que je te dis: l'ordre du Temple sera totalement aboli, et la place qu'il occupait ne sera plus connue parmi les nations.11» «Ah! s'écria le précepteur, puisse le ciel détourner une telle calamité!»
«Amen! dit le grand-maître d'un ton solennel; mais il faut mériter son secours. Je te dis, Conrad, que ni les puissances du ciel ni celles de la terre ne peuvent plus souffrir la méchanceté de la présente génération. Je ne me trompe point; le terrain sur lequel s'élève l'édifice de notre ordre est déjà miné, et chaque addition que nous faisons à l'édifice de notre grandeur ne fait que hâter le moment où il sera précipité dans l'abîme. Il faut que nous retournions sur nos pas, et que nous nous montrions les fidèles champions de la croix, en sacrifiant à l'état que nous avons embrassé, non pas seulement notre sang et notre vie, non pas seulement nos passions et nos vices, mais même notre aisance, notre bien-être, et jusqu'à nos affections naturelles et à des plaisirs qui peuvent être légitimes pour d'autres, mais qui sont interdits aux soldats dévoués du Temple.»
En ce moment, un écuyer couvert d'un manteau dont l'étoffe ne montrait plus que la corde (car les aspirans de ce saint ordre portaient pendant leur noviciat les vieux vêtemens usés des chevaliers) entra dans le jardin, et ayant fait une profonde révérence au grand-maître, se tint debout devant lui, gardant le silence et attendant qu'il lui fût permis de parler et de s'acquitter de la commission dont il était chargé.
«N'est-il pas plus convenable, dit le grand-maître, de voir ce Damien couvert des vêtemens de l'humilité chrétienne, se présenter ainsi dans un silence respectueux de son supérieur, que follement paré comme il l'était il n'y a que deux jours, d'habillemens de diverses couleurs, babillant et disputant d'un air fier et impertinent comme un perroquet? Parle, Damien, nous te le permettons. Que viens-tu m'annoncer?» «Un juif est à la porte, éminentissime père, répondit Damien, demandant à parler au frère Brian de Bois-Guilbert.»
«Tu as bien fait de m'en informer, dit le grand-maître; lorsque nous sommes présens, un précepteur n'est pas plus qu'un simple compagnon de notre ordre, qui ne peut pas marcher selon sa volonté, mais selon celle de son maître, conformément au texte sacré de l'Écriture: «Suivant ce que j'ai dit à son oreille, il m'a obéi!» Puis se tournant vers Mont-Fichet: «Il nous importe d'une manière toute spéciale, Conrad, lui dit-il, de connaître la conduite de ce Bois-Guilbert.» «La renommée, répondit Conrad, le proclame comme un chevalier brave et vaillant.»
«Et la renommée ne se trompe pas, dit le grand-maître; ce n'est qu'en valeur que nous n'avons pas dégénéré de nos prédécesseurs, les héros de la croix. Mais le frère Brian est entré dans notre ordre comme un homme qui est de mauvaise humeur, parce qu'il a été trompé dans ses espérances, poussé, je le soupçonne fort, à prononcer ses voeux de renoncer au monde et de faire pénitence, par suite non d'une conviction sincère, mais plutôt de quelque mécontentement. Depuis ce temps, il a toujours été un agitateur actif et ardent, un machinateur d'intrigues, de complots et de murmures, et le chef de ceux qui résistent à notre autorité, oubliant que le gouvernement de l'ordre est confié au grand-maître sous les symboles du bâton et de la verge; du bâton pour soutenir le faible, de la verge pour châtier le coupable. Damien, continua-t-il, amène ce juif en notre présence.»
L'écuyer se retira en faisant une profonde inclination, et revint quelques momens après, suivi d'Isaac d'York. Jamais esclave, conduit dans toute sa nudité en présence de quelque puissant prince, n'approcha du pied de son trône avec de plus grandes marques de vénération et de terreur, que celles que n'en fit paraître le juif en s'avançant vers le grand-maître. Lorsqu'il fut parvenu à la distance d'environ trois verges, Beaumanoir lui fit signe avec son bâton de ne pas approcher davantage. Le juif s'agenouilla, baisa la terre en signe de respect, puis s'étant relevé, se tint debout devant les templiers, les bras croisés sur la poitrine, et la tête baissée, avec toutes les marques de soumission de la servitude orientale.
«Damien, dit le grand-maître, retire-toi; aie soin qu'il y ait une garde prête à exécuter mes ordres au premier signal, et ne laisse entrer personne dans le jardin que nous n'en soyons sortis.» L'écuyer fit une inclination et se retira. «Juif, dit le grand-maître avec un ton de hauteur, écoute-moi bien. Il ne convient pas à notre rang de communiquer long-temps avec toi; d'ailleurs nous ne perdons pas beaucoup de temps ni beaucoup de paroles avec qui que ce soit. Ainsi, sois bref dans tes réponses aux questions que je te ferai, et que tes paroles soient dictées par la vérité; car, si ta langue cherche à me tromper, je la ferai arracher de ta bouche mécréante.» Le juif se disposait à répondre, mais le grand-maître continua: «Silence, infidèle! Pas un mot en notre présence, excepté en réponse à nos questions. Quelles sont tes affaires avec notre frère Brian de Bois-Guilbert?»
Isaac, tout tremblant et incertain sur ce qu'il devait répondre, regarda le grand-maître et resta bouche béante. S'il racontait son histoire, on pouvait l'accuser de chercher à attirer le scandale sur l'ordre; et cependant, s'il ne le faisait point, quel espoir avait-il d'obtenir la liberté de sa fille? Beaumanoir s'aperçut de sa frayeur mortelle et condescendit à le rassurer. «Ne crains rien, dit-il, pour ta misérable personne, juif, pourvu que tu parles franchement et sans détours. Je te demande de nouveau quelles affaires tu as avec Brian de Bois-Guilbert?» «Je suis porteur d'une lettre, bégaya le juif, n'en déplaise à votre magnanime valeur, pour ce brave chevalier, de la part d'Aymer; prieur de l'abbaye de Jorvaulx.» «Ne te disais-je pas, Conrad, dit le grand-maître, que nous vivions dans des temps déplorables? Un prieur de l'ordre de Cîteaux envoie une lettre à un soldat du Temple, et ne trouve pas de messager plus convenable qu'un infidèle, qu'un juif. Donne-moi cette lettre.»
Le juif, d'une main tremblante, écarta les plis de son bonnet arménien, dans lesquels il avait déposé les tablettes du prieur, pour plus grande sûreté, et allait s'approcher, la main étendue et le corps incliné, pour la mettre à portée de son interrogateur renfrogné. «En arrière, chien! dit le grand-maître, je ne touche point les infidèles, excepté avec mon épée. Conrad, prends toi-même la lettre de la main du juif, et donne-la-moi.»
Beaumanoir ainsi en possession des tablettes, en examina soigneusement l'extérieur, et commença ensuite à dénouer la ficelle qui les entourait. «Éminentissime père, dit Conrad en l'arrêtant, quoique avec beaucoup de déférence, est-ce que vous allez rompre le cachet?» «Et pourquoi ne le romprais-je pas? répondit Beaumanoir en fronçant le sourcil. N'est-il pas écrit au chapitre quarante-deux, intitulé de lectione litterarum, qu'un templier ne doit recevoir aucune lettre, pas même de son père, sans en donner communication au grand-maître et en faire la lecture en sa présence?»
Isaac, tout tremblant et incertain sur ce qu'il devait répondre, regarda le grand-maître et resta bouche béante. S'il racontait son histoire, on pouvait l'accuser de chercher à attirer le scandale sur l'ordre; et cependant, s'il ne le faisait point, quel espoir avait-il d'obtenir la liberté de sa fille? Beaumanoir s'aperçut de sa frayeur mortelle et condescendit à le rassurer. «Ne crains rien, dit-il, pour ta misérable personne, juif, pourvu que tu parles franchement et sans détours. Je te demande de nouveau quelles affaires tu as avec Brian de Bois-Guilbert?» «Je suis porteur d'une lettre, bégaya le juif, n'en déplaise à votre magnanime valeur, pour ce brave chevalier, de la part d'Aymer; prieur de l'abbaye de Jorvaulx.» «Ne te disais-je pas, Conrad, dit le grand-maître, que nous vivions dans des temps déplorables? Un prieur de l'ordre de Cîteaux envoie une lettre à un soldat du Temple, et ne trouve pas de messager plus convenable qu'un infidèle, qu'un juif. Donne-moi cette lettre.»
Le juif, d'une main tremblante, écarta les plis de son bonnet arménien, dans lesquels il avait déposé les tablettes du prieur, pour plus grande sûreté, et allait s'approcher, la main étendue et le corps incliné, pour la mettre à portée de son interrogateur renfrogné. «En arrière, chien! dit le grand-maître, je ne touche point les infidèles, excepté avec mon épée. Conrad, prends toi-même la lettre de la main du juif, et donne-la-moi.»
Beaumanoir ainsi en possession des tablettes, en examina soigneusement l'extérieur, et commença ensuite à dénouer la ficelle qui les entourait. «Éminentissime père, dit Conrad en l'arrêtant, quoique avec beaucoup de déférence, est-ce que vous allez rompre le cachet?» «Et pourquoi ne le romprais-je pas? répondit Beaumanoir en fronçant le sourcil. N'est-il pas écrit au chapitre quarante-deux, intitulé de lectione litterarum, qu'un templier ne doit recevoir aucune lettre, pas même de son père, sans en donner communication au grand-maître et en faire la lecture en sa présence?»
Alors il la parcourut à la hâte, avec un air mêlé de surprise et d'horreur; il la relut ensuite plus lentement; puis la présentant d'une main à Conrad, et frappant légèrement dessus avec l'autre, il s'écria: «Voilà une lettre écrite d'un joli style, de la part d'un chrétien à un autre chrétien, tous deux membres, et membres distingués, de corporations religieuses! Ô Dieu! quand viendras-tu? continua-t-il d'un ton solennel, et en levant les yeux au ciel; quand viendras-tu avec tes vans pour séparer l'ivraie du bon grain!»
Mont-Fichet prit la lettre des mains de son supérieur, et s'occupait à la parcourir. «Lis-la tout haut, Conrad, dit le grand-maître; et toi, s'adressant à Isaac, sois bien attentif à son contenu, car nous te questionnerons à ce sujet.» Conrad lut la lettre, qui était conçue dans les termes suivans:
«Aymer, par la grace de Dieu, prieur du couvent de l'ordre de Cîteaux, sous l'invocation de sainte Marie de Jorvaulx, à sire Brian de Bois-Guilbert, chevalier du saint ordre du Temple; santé, dons de Bacchus et faveurs de Vénus! Quant à nous, cher frère, nous sommes en ce moment captif entre les mains de certaines gens sans loi ni religion, qui n'ont pas craint de détenir notre personne et de la mettre à rançon; de qui j'ai également appris le malheur de Front-de-Boeuf, et que tu t'es échappé avec la belle juive, dont les yeux noirs t'ont ensorcelé. Nous nous réjouissons de bon coeur de savoir que tu es sain et sauf; néanmoins, je te conjure de te tenir en garde contre cette seconde sorcière d'Endor; car nous sommes secrètement assurés que votre grand-maître, qui ne donnerait pas un fétu pour toutes les joues fraîches et tous les yeux noirs du monde, arrive de Normandie afin de mettre des bornes à votre vie joyeuse, et de vous ramener de vos écarts. C'est pourquoi nous vous prions instamment d'être attentif et prudent, afin que vous soyez trouvé veillant, ainsi qu'il est écrit dans le texte sacré: Invenientur vigilantes. Et son père, le riche juif Isaac d'York, m'ayant demandé une lettre en sa faveur, je lui ai donné celle-ci, vous conseillant bien sérieusement de mettre la demoiselle à rançon, considérant qu'il vous donnera de quoi en trouver cinquante avec moins de risque; et j'espère en avoir ma part, lorsque nous ferons ensemble, comme véritables frères, une partie de plaisir, où nous n'oublierons pas la coupe de vin; car, comme le dit le texte, vinum lætificat cor hominis; et ailleurs, Rex delectabitur pulchritudine sua. Jusqu'à ce joyeux moment, reçois mon adieu. Donné en cette caverne de voleurs, vers l'heure de matines.»
«AYMER.Prieur de Sainte-Marie-de-Jorvaulx.»
«Postscriptum. Certes, ta chaîne d'or n'est pas restée long-temps en ma possession. Elle servira maintenant à suspendre au cou d'un braconnier proscrit le sifflet avec lequel il appelle ses chiens, autrement dits ses camarades.»
«Eh bien! Conrad, dit le grand-maître, que dis-tu de cette lettre? Une caverne de voleurs! c'est un lieu très convenable pour la résidence d'un pareil prieur. Il ne faut pas s'étonner si la main de Dieu s'appesantit sur nous, et si dans la Terre-Sainte nous perdons place après place, et sommes repoussés pied à pied par les infidèles, lorsque nous aurons des hommes d'église comme cet Aymer. Mais apprends-moi ce qu'il entend par cette seconde sorcière d'Endor?» dit-il à demi voix à son confident.
Conrad connaissait mieux, peut-être par pratique, le jargon de la galanterie que son supérieur; et il lui expliqua le passage de la lettre qui l'embarrassait, en lui disant que c'était une sorte de langage usité parmi les hommes du monde, à l'égard des femmes qu'ils aimaient par amourette. Mais cette explication ne satisfit pas le bigot Beaumanoir. «Conrad, dit-il, il y a dans ce langage plus que tu ne te l'imagines; la simplicité de ton coeur ne saurait sonder la profondeur de cet abîme d'iniquité. Cette Rébecca d'York est une élève de cette Miriam dont tu as entendu parler. Tu vas entendre le juif; il ne tardera pas à en convenir en notre présence.» Puis se tournant vers Isaac, il lui dit à haute voix: «Ta fille est donc prisonnière de Bois-Guilbert?»
«Oui, révérend et valeureux seigneur, répondit Isaac, et tout ce qu'un pauvre homme peut payer pour sa rançon» «Silence, interrompit le grand-maître. Ta fille a exercé l'art de guérir; n'est-il pas vrai?» «Oui, mon gracieux seigneur, répondit Isaac, et chevaliers, et paysans, seigneurs et vassaux, tous peuvent bénir le ciel pour le don merveilleux qu'il a daigné lui accorder. Plus d'un malade et homme souffrant peut attester qu'il a été guéri par le moyen de son art, tandis que tout autre secours humain avait été inutilement employé; mais la bénédiction du Dieu de Jacob était sur elle.»
Beaumanoir se tourna vers Mont-Fichet, et lui dit avec un sourire hideux: «Tu vois, Conrad, les embûches de l'ennemi dévorant. Tel est l'appât avec lequel il s'empare des ames, donnant un pauvre espace de vie sur la terre, en échange d'un bonheur éternel dans l'autre monde. Notre bienheureuse règle a bien raison de dire: «Semper percutiatur leo vorans!» À bas le lion! à bas le destructeur! ajouta-t-il en élevant et brandissant son mystique abacus, comme pour défier les puissances de ténèbres.» Puis adressant la parole au juif: «Ta fille sans doute opère ses cures au moyen de caractères, de talismans, de paroles, de périaptes et autres mystères cabalistiques?» «Non, révérend et brave chevalier, répondit Isaac; mais c'est principalement à l'aide d'un baume d'une vertu merveilleuse.» «D'où a-t-elle eu ce secret? demanda Beaumanoir.» «Il lui a été donné, répondit Isaac avec une sorte de répugnance, par Miriam, une sage matrone de notre tribu.» «Par Miriam, détestable juif! s'écria Beaumanoir en faisant un signe de croix; par Miriam, cette abominable sorcière, dont les enchantemens sont connus de toute la chrétienté? Son corps fut brûlé à un poteau, et ses cendres furent dispersées aux quatre vents; et puisse le ciel en arriver autant à moi et à mon ordre, si je ne traite pas ainsi sa pupille et encore plus sévèrement. Je lui apprendrai à jeter des sorts et des enchantemens sur les soldats du saint Temple. Damien, qu'on mette ce juif à la porte, et qu'on le mette à mort s'il résiste ou s'il se représente. Quant à sa fille, nous agirons envers elle comme nous y autorisent la loi chrétienne et notre éminente dignité.»