Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4) - Жорж Санд


George Sand

Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4)

TOME PREMIER

PREMIÈRE PARTIE. 1

* * *

CHAPITRE PREMIER

Pourquoi ce livre?  C'est un devoir de faire profiter les autres de sa propre expérience. Lettres d'un Voyageur. Confessions de J. J. Rousseau.  Mon nom et mon âge.  Reproches à mes biographes.  Antoine Delaborde, maître Paulmier et maître Oiselier.  Affinités mystérieuses.  Eloge des oiseaux.  Histoire d'Agathe et de Jonquille. L'oiselier de Venise.

Je ne pense pas qu'il y avait de l'orgueil et de l'impertinence à écrire l'histoire de sa propre vie, encore moins à choisir, dans les souvenirs que cette vie a laissés en nous, ceux qui nous paraissent valoir la peine d'être conservés. Pour ma part, je crois accomplir un devoir, assez pénible même, car je ne connais rien de plus malaisé que de se définir et de se résumer en personne.

L'étude du cœur humain est de telle nature, que plus on s'y absorbe, moins on y voit clair; et pour certains esprits actifs, se connaître est une étude fastidieuse et toujours incomplète. Pourtant je l'accomplirai, ce devoir; je l'ai toujours eu devant les yeux; je me suis toujours promis de ne pas mourir sans avoir fait ce que j'ai toujours conseillé aux autres de faire pour eux-mêmes: une étude sincère de ma propre nature et un examen attentif de ma propre existence.

Une insurmontable paresse (c'est la maladie des esprits trop occupés et celle de la jeunesse par conséquent) m'a fait différer jusqu'à ce jour d'accomplir cette tâche; et, coupable peut-être envers moi-même, j'ai laissé publier sur mon compte un assez grand nombre de biographies pleines d'erreurs, dans la louange comme dans le blâme. Il n'est pas jusqu'à mon nom qui ne soit une fable dans certaines de ces biographies, publiées d'abord à l'étranger et reproduites en France avec des modifications de fantaisie. Questionnée par les auteurs de ces récits, appelée à donner les renseignements qu'il me plairait de fournir, j'ai poussé l'apathie jusqu'à refuser à des personnes bienveillantes le plus simple indice. J'éprouvais, je l'avoue, un dégoût mortel à occuper le public de ma personnalité, qui n'a rien de saillant, lorsque je me sentais le cœur et la tête remplis de personnalités plus fortes, plus logiques, plus complètes, plus idéales, de types supérieurs à moi-même, de personnages de romans en un mot. Je sentais qu'il ne faut parler de soi au public qu'une fois en sa vie, très sérieusement, et n'y plus revenir.

Quand on s'habitue à parler de soi, on en vient facilement à se vanter, et cela, très involontairement, sans doute, par une loi naturelle de l'esprit humain, qui ne peut s'empêcher d'embellir et d'élever l'objet de sa contemplation. Il y a même de ces vanteries naïves dont on ne doit pas s'effrayer lorsqu'elles sont revêtues des formes du lyrisme, comme celles des poètes, qui ont, sur ce point, un privilége spécial et consacré. Mais l'enthousiasme de soi-même qui inspire ces audacieux élans vers le ciel n'est pas le milieu où l'ame puisse se poser pour parler longtemps d'elle-même aux hommes. Dans cette excitation, le sentiment de ses propres faiblesses lui échappe. Elle s'identifie avec la Divinité, avec l'idéal qu'elle embrasse: s'il se trouve en elle quelque retour vers le regret et le repentir, elle l'exagère jusqu'à la poésie du désespoir et du remords; elle devient Werther, ou Manfred, ou Faust, ou Hamlet, types sublimes au point de vue de l'art, mais qui, sans le secours de l'intelligence philosophique, sont devenus parfois de funestes exemples ou des modèles hors de portée.

Que ces grandes peintures de plus puissantes émotions de l'ame des poètes restent pourtant à jamais vénérées! et disons bien vite qu'on doit pardonner aux grands artistes de s'être drapés ainsi des nuages de la foudre ou des rayons de la gloire. C'est leur droit, et en nous donnant le résultat de leurs plus sublimes émotions, ils ont accompli leur mission souveraine. Mais disons aussi que dans des conditions plus humbles, et sous des formes plus vulgaires, on peut accomplir un devoir sérieux, plus immédiatement utile à ses semblables, en se communiquant à eux sans symbole, sans auréole et sans piédestal.

Il est certainement impossible de croire que cette faculté des poètes, qui consiste à idéaliser leur propre existence et à en faire quelque chose d'abstrait et d'impalpable, soit un enseignement bien complet. Utile et vivifiant, il l'est sans doute; car tout esprit s'élève avec celui des rêveurs inspirés, tout sentiment s'épure ou s'exalte en les suivant à travers ces régions de l'extase; mais il manque à ce baume subtil, versé par eux sur nos défaillances, quelque chose d'assez important, la réalité.

Eh bien! il en coûte à un artiste de toucher à cette réalité, et ceux qui s'y complaisent sont vraiment bien généreux! Pour ma part, j'avoue que je ne puis porter aussi loin l'amour du devoir, et que ce n'est pas sans un grand effort que je vais descendre dans la prose de mon sujet.

J'avais toujours trouvé qu'il était de mauvais goût non seulement de parler de soi, mais encore de s'entretenir longtemps avec soi-même. Il y a peu de jours, peu de momens dans la vie des êtres ordinaires où ils soient intéressans ou utiles à contempler. Je me suis sentie pourtant dans ces jours et dans ces heures-là quelquefois comme tout le monde, et j'ai pris la plume alors pour épancher quelque vive souffrance qui me débordait, ou quelque violente anxiété qui s'agitait en moi. La plupart de ces fragmens n'ont jamais été publiés, et me serviront de jalons pour l'examen que je vais faire de ma vie. Quelques-uns seulement ont pris une forme à demi confidentielle, à demi littéraire, dans des lettres publiées à certains intervalles et datées de divers lieux. Elles ont été réunies sous le titre de Lettres d'un voyageur. A l'époque où j'écrivis ces lettres, je ne me sentis pas trop effrayée de parler de moi-même, parce que ce n'était pas ouvertement et littéralement de moi-même que je parlais alors. Ce voyageur était une sorte de fiction, un personnage convenu, masculin comme mon pseudonyme, vieux quoique je fusse encore jeune; et dans la bouche de ce triste pélerin, qui en somme était une sorte de héros de roman, je mettais des impressions et des réflexions plus personnelles que je ne les aurais risquées dans un roman, où les conditions de l'art sont plus sévères.

J'avais besoin alors d'exhaler certaines agitations, mais non le besoin d'occuper de moi mes lecteurs.

Je l'ai peut-être moins encore aujourd'hui, ce besoin puéril chez l'homme et dangereux tout au moins chez l'artiste. Je dirai pourquoi je ne l'ai pas, et aussi pourquoi je vais pourtant écrire sur ma propre vie, comme si je l'avais, comme on mange par raison sans éprouver aucun appétit.

Je ne l'ai pas, parce que je me trouve arrivée à un âge de calme où ma personnalité n'a rien à gagner à se produire, et où je n'aspirerais qu'à la faire oublier, à l'oublier moi-même entièrement, si je ne suivais que mon instinct et si je ne consultais que mon goût. Je ne cherche plus le mot des énigmes qui ont tourmenté ma jeunesse, j'ai résolu en moi bien des problèmes qui m'empêchaient de dormir. On m'y a aidée, car à moi seule je n'aurais vraisemblablement rien éclairci.

Mon siècle a fait jaillir les étincelles de la vérité qu'il couve; je les ai vues, et je sais où en sont les foyers principaux, cela me suffit. J'ai cherché jadis la lumière dans des faits de psychologie. C'était absurde. Quand j'ai compris que cette lumière était dans des principes, et que ses principes étaient en moi sans venir de moi, j'ai pu, sans trop d'effort ni de mérite, entrer dans le repos de l'esprit. Celui du cœur ne s'est point fait et ne se fera jamais. Pour ceux qui sont nés compatissans, il y aura toujours à aimer sur la terre, par conséquent à plaindre, à servir, à souffrir. Il ne faut donc point chercher l'absence de douleur, de fatigue et d'effroi, à quelque âge que ce soit de la vie, car ce serait l'insensibilité, l'impuissance, la mort anticipée. Quand on a accepté un mal incurable, on le supporte mieux.

Dans ce calme de la pensée et dans cette résignation du sentiment, je ne saurais avoir d'amertume contre le genre humain qui se trompe, ni d'enthousiasme pour moi-même qui me suis trompée si longtemps. Je n'ai donc aucun attrait de lutte, aucun besoin d'expansion qui me porte à parler de mon présent ou de mon passé.

Mais j'ai dit que je regardais comme un devoir de la faire, et voici pourquoi:

Beaucoup d'êtres humains vivent sans se rendre un compte sérieux de leur existence, sans comprendre et presque sans chercher quelles sont les vues de Dieu à leur égard, par rapport à leur individualité aussi bien que par rapport à la société dont ils font partie. Ils passent parmi nous sans se révéler parce qu'ils végètent sans se connaître, et, bien que leur destinée, si mal développée qu'elle soit, ait toujours son genre d'utilité ou de nécessité conforme aux vues de la Providence, il est fatalement certain que la manifestation de leur vie reste incomplète et moralement inféconde pour le reste des hommes.

La source la plus vivante et la plus religieuse du progrès de l'esprit humain, c'est, pour parler la langue de mon temps, la notion de solidarité2. Les hommes de tous les temps l'ont senti instinctivement ou distinctement, et toutes les fois qu'un individu s'est trouvé investi du don plus ou moins développé de manifester sa propre vie, il a été entraîné à cette manifestation par le désir de ses proches ou par une voix intérieure non moins puissante. Il lui a semblé alors remplir une obligation, et c'en était une en effet, soit qu'il eût à raconter les événemens historiques dont il avait été le témoin, soit qu'il eût fréquenté d'importantes individualités, soit enfin qu'il eût voyagé et apprécié les hommes et les choses extérieures à un point de vue quelconque.

Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilité tout aussi grande, c'est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l'ame, c'est-à-dire l'histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d'un enseignement fraternel. Ces impressions personnelles, ces voyages ou ces essais de voyage dans le monde abstrait de l'intelligence ou du sentiment, racontés par un esprit sincère et sérieux, peuvent être un stimulant, un encouragement, et même un conseil pour les autres esprits engagés dans le labyrinthe de la vie. C'est comme un échange de confiance et de sympathie qui élève la pensée de celui qui raconte et de celui qui écoute. Dans la vie intime, un mouvement naturel nous porte à ces sortes d'expansions à la fois humbles et dignes. Qu'un ami, un frère vienne nous avouer les tourmens et les perplexités de sa situation, nous n'avons pas de meilleur argument pour le fortifier et le convaincre que des argumens tirés de notre propre expérience, tant nous sentons alors que la vie d'un ami c'est la nôtre propre, comme la vie de chacun est celle de tous. «J'ai souffert les mêmes maux, j'ai traversé les mêmes écueils, et j'en suis sorti; donc tu peux guérir et vaincre.» Voilà ce que l'ami dit à l'ami, ce que l'homme enseigne à l'homme. Et lequel de nous, dans ces momens de désespoir et d'accablement où l'affection et le secours d'un autre être sont indispensables, n'a pas reçu une forte impression des épanchemens de cette ame dans laquelle il allait épancher la sienne?

Certes alors c'est l'ame la plus éprouvée qui a le plus de pouvoir sur l'autre. Dans l'émotion, nous ne cherchons guère l'appui du sceptique railleur ou superbe; c'est vers un malheureux de notre espèce, souvent même vers un plus malheureux que nous, que nous tournons nos regards et que nous tendons nos mains. Si nous le surprenons dans un moment de détresse, il connaîtra la pitié et pleurera avec nous. Si nous l'invoquons lorsqu'il est dans l'exercice de sa force et de sa raison, il nous instruira et nous sauvera peut-être; mais à coup sûr il n'aura d'action sur nous qu'autant qu'il nous comprendra, et pour qu'il nous comprenne il faut qu'il ait à nous faire une confidence en retour de la nôtre.

Le récit des souffrances et des luttes de la vie de chaque homme est donc l'enseignement de tous; ce serait le salut de tous si chacun savait ce qui l'a fait souffrir et connaître ce qui l'a sauvé. C'est dans cette vue sublime et sous l'empire d'une foi ardente que saint Augustin écrivit ses Confessions, qui furent celles de son siècle et le secours efficace de plusieurs générations de chrétiens.

Un abîme sépare les Confessions de Jean-Jacques Rousseau de celles du Père de l'Eglise. Le but du philosophe du dix-huitième siècle semble plus personnel, partant moins sérieux et moins utile. Il s'accuse afin d'avoir l'occasion de se disculper, il révèle des fautes ignorées afin d'avoir le droit de repousser des calomnies publiques. Aussi c'est un monument confus d'orgueil et d'humilité qui parfois nous révolte par son affectation, et souvent nous charme et nous pénètre par sa sincérité. Tout défectueux et parfois coupable que soit cet illustre écrit, il porte avec lui de graves enseignemens, et plus le martyr s'abîme et s'égare à la poursuite de son idéal, plus ce même idéal nous frappe et nous attire.

Mais on a trop longtemps jugé les Confessions de Jean-Jacques au point de vue d'une apologie purement individuelle. Il s'est rendu complice de ce mauvais résultat en le provoquant par les préoccupations personnelles mêlées à son œuvre. Aujourd'hui que ses amis et ses ennemis personnels ne sont plus, nous jugeons l'œuvre de plus haut. Il ne s'agit plus guère pour nous de savoir jusqu'à quel point l'auteur des Confessions fut injuste ou malade, jusqu'à quel point ses détracteurs furent impies ou cruels. Ce qui nous intéresse, ce qui nous éclaire et nous influence, c'est le spectacle de cette ame inspirée aux prises avec les erreurs de son temps et les obstacles de sa destinée philosophique, c'est le combat de ce génie épris d'austérité, d'indépendance et de dignité, avec le milieu frivole, incrédule ou corrompu qu'il traversait, et qui, réagissant sur lui à toute heure, tantôt par la séduction, tantôt par la tyrannie, l'entraîna tantôt dans l'abîme du désespoir, et tantôt le poussa vers de sublimes protestations.

Si la pensée des Confessions était bonne, s'il y avait devoir à se chercher des torts puérils et à raconter des fautes inévitables, je ne suis pas de ceux qui reculeraient devant cette pénitence publique. Je crois que mes lecteurs me connaissent assez, en tant qu'écrivain, pour ne pas me taxer de couardise. Mais, à mon avis, cette manière de s'accuser n'est pas humble, et le sentiment public ne s'y est pas trompé. Il n'est pas utile, il n'est pas édifiant de savoir que Jean-Jacques a volé trois livres dix sous à mon grand-père, d'autant plus que le fait n'est pas certain3. Pour moi, je me souviens d'avoir pris dans mon enfance dix sous dans la bourse de ma grand'mère pour les donner à un pauvre, et même de l'avoir fait en cachette et avec plaisir. Je trouve qu'il n'y a point là sujet de se vanter, ni de s'accuser. C'était tout simplement une bêtise, car pour les avoir je n'avais qu'à les demander.

Дальше