Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 - 4) - Жорж Санд 11 стр.


Un monde d'émotions nouvelles se révélera alors à ses yeux éblouis; mais s'il est capable d'aimer ardemment et noblement cette nouvelle idole, c'est qu'il aura fait avec sa mère le saint apprentissage de l'amour vrai.

Je trouve que les poètes et les romanciers n'ont pas assez connu ce sujet d'observation, cette source de poésie qu'offre ce moment rapide et unique dans la vie de l'homme. Il est vrai que, dans notre triste monde actuel, l'adolescent n'existe pas, ou c'est un être élevé d'une manière exceptionnelle. Celui que nous voyons tous les jours est un collégien mal peigné, assez mal appris, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal. Ou si, par miracle, le pauvre enfant a échappé à cette peste des écoles, il est impossible qu'il ait conservé la chasteté de l'imagination et la sainte ignorance de son âge. En outre, il nourrit une haine sournoise contre les camarades qui ont voulu l'égarer, ou contre les geôliers qui l'oppriment. Il est laid, même lorsque la nature l'a fait beau; il porte un vilain habit, il a l'air honteux et ne vous regarde point en face. Il dévore en secret de mauvais livres, et pourtant la vue d'une femme lui fait peur. Les caresses de sa mère le font rougir. On dirait qu'il s'en reconnaît indigne. Les plus belles langues du monde, les plus grands poèmes de l'humanité, ne sont pour lui qu'un sujet de lassitude, de révolte et de dégoût; nourri, brutalement et sans intelligence, des plus purs alimens, il a le goût dépravé et n'aspire qu'au mauvais. Il lui faudra des années pour perdre les fruits de cette détestable éducation, pour apprendre sa langue en étudiant le latin qu'il sait mal et le grec qu'il ne sait pas du tout, pour former son goût, pour avoir une idée juste de l'histoire, pour perdre ce cachet de laideur qu'une enfance chagrine et l'abrutissement de l'esclavage ont imprimé sur son front, pour regarder franchement et porter haut la tête. C'est alors seulement qu'il aimera sa mère; mais déjà les passions s'emparent de lui, et il n'aura jamais connu cet amour angélique dont je parlais tout à l'heure et qui est comme une pause pour l'ame de l'homme, au sein d'une oasis enchanteresse, entre l'enfance et la puberté.

Ceci n'est point une conclusion que je prends contre l'éducation universitaire. En principe, je reconnais les avantages de l'éducation en commun. En fait, telle qu'on la pratique aujourd'hui, je n'hésite pas à dire que tout vaut mieux, en fait d'éducation, même celle des enfans gâtés à domicile.

Au reste, il ne s'agit pas ici de conclure sur un fait particulier. Une éducation comme celle que reçut mon père ne saurait servir de type. Elle fut à la fois trop belle et trop défectueuse. Brisée deux fois, la première par une maladie de langueur, la seconde par les émotions de la terreur révolutionnaire, et par l'existence précaire et décousue qui en fut la suite, elle ne fut jamais complétée. Mais telle qu'elle fut, elle produisit un homme d'une candeur, d'une vaillance et d'une bonté incomparables. La vie de cet homme fut un roman de guerre et d'amour, terminé à trente ans par une catastrophe imprévue. Cette mort prématurée le laisse à l'état de jeune homme dans la pensée de ceux qui l'ont connu, et un jeune homme doué d'un sentiment héroïque, dont toute la vie se renferme dans une période héroïque de l'histoire, ne peut être une physionomie sans intérêt et sans charme. Quel beau sujet de roman pour moi que cette existence, si les principaux personnages n'eussent été mon père, ma mère et ma grand'mère! Mais, quoi qu'on fasse, quoique dans ma pensée rien ne soit plus sérieux que certains romans qu'on écrit avec amour et religion, il ne faut mettre dans un roman ni les êtres qu'on aime ni ceux qu'on hait. J'aurai beaucoup à dire là-dessus, et j'espère répondre franchement à quelques personnes qui m'ont accusée d'avoir voulu les peindre dans mes livres. Mais ce n'est point ici le lieu, et je me borne à dire que je n'eusse pas osé faire de la vie de mon père le sujet d'une fiction; plus tard on comprendra pourquoi.

Je ne pense pas, d'ailleurs, que cette existence eût été plus intéressante avec les ornemens de la forme littéraire. Racontée telle qu'elle est, elle signifie davantage et résume, par quelques faits très simples, l'histoire morale de la société qui en fut le milieu.

CHAPITRE CINQUIEME

Après la Terreur.  Fin de la prison et de l'exil.  Idée malencontreuse de Deschartres.  Nohant.  Les bourgeois terroristes.  Etat moral des classes aisées.  Passion musicale.  Paris sous le Directoire.

Enfin, le 4 fructidor (août 1794), madame Dupin fut réunie à son fils. Le terrible drame de la révolution disparut un instant à leurs yeux. Tout entiers au bonheur de se retrouver, cette tendre mère et cet excellent enfant, oubliant tout ce qu'ils avaient souffert, tout ce qu'ils avaient perdu, tout ce qu'ils avaient vu, tout ce qui pouvait advenir encore, regardèrent ce jour comme le plus beau de leur vie.

Dans son empressement d'aller embrasser son fils à Passy, Mme Dupin n'ayant pas encore de certificats qui lui permissent de passer la barrière de Paris, et craignant d'être signalée à la porte Maillot s'habilla en paysanne et alla prendre un bateau vers le quai des Invalides pour traverser la Seine et gagner Passy à pied. C'était pour elle une course prodigieuse, car de sa vie elle ne sut marcher. Soit habitude d'inaction, soit faiblesse organique de jambes, elle n'avait jamais été au bout d'une allée de Jardin sans être épuisée de fatigue: et cependant elle était bien faite, dégagée, d'une santé excellente, et d'une beauté fraîche et calme qui avait toutes les apparences de la force.

Elle marcha pourtant sans y songer, et si vite que Deschartres, dont le costume répondait au sien, avait peine à la suivre. Mais au passage du bateau, une futile circonstance pensa leur attirer de nouveaux malheurs. Le bateau se trouva plein de gens du peuple qui remarquèrent la blancheur du teint et des mains de ma grand'mère. Un brave volontaire de la république en fit tout haut la remarque. «Voilà, dit-il, une petite maman de bonne mine qui n'a pas travaillé souvent.» Deschartres, ombrageux et malhabile à se contenir, lui répondit par un: Qu'est-ce que cela te fait? qui fut mal accueilli. En même temps une des femmes du bateau mit la main sur un paquet bleu qui sortait de la poche de Deschartres et l'élevant en l'air: «Voilà! dit-elle, ce sont des aristocrates qui s'enfuient: si c'étaient des gens comme nous, ils ne brûleraient pas de la cire.» Et une autre continuant lestement l'inventaire des poches du pauvre pédagogue, y saisit un rouleau d'eau de Cologne qui attira aux deux fugitifs une grêle de quolibets inquiétans.

Ce bon Deschartres, qui, malgré sa rudesse, était rempli d'attentions délicates, trop délicates dans la circonstance, avait cru faire merveille en se précautionnant pour ma grand'mère, et à son insu, de ces petites recherches de la civilisation qu'elle n'aurait point trouvées alors à Passy, ou qu'elle n'eût pu s'y procurer sans donner l'éveil aux voisins.

Il maudit son inspiration en voyant qu'elle allait devenir funeste à l'objet de ses soins; mais incapable de temporiser, il se leva au milieu du bateau, grossissant sa voix, montrant les poings et menaçant de jeter dans la rivière quiconque insulterait sa commère. Les hommes ne firent que rire de ses bravades, mais le batelier lui dit d'un ton dogmatique: «Nous éclaircirons cette affaire-là au débarqué». Et les femmes de crier bravo et de menacer avec énergie les aristocrates déguisés.

Il maudit son inspiration en voyant qu'elle allait devenir funeste à l'objet de ses soins; mais incapable de temporiser, il se leva au milieu du bateau, grossissant sa voix, montrant les poings et menaçant de jeter dans la rivière quiconque insulterait sa commère. Les hommes ne firent que rire de ses bravades, mais le batelier lui dit d'un ton dogmatique: «Nous éclaircirons cette affaire-là au débarqué». Et les femmes de crier bravo et de menacer avec énergie les aristocrates déguisés.

Déjà le gouvernement révolutionnaire se relâchait ouvertement du rigoureux système de la veille, mais le peuple n'abjurait pas encore ses droits et était tout prêt à se faire justice lui-même.

Alors ma grand'mère, par une de ces inspirations du cœur qui sont si puissantes chez les femmes, alla s'asseoir entre deux véritables commères qui l'injuriaient vivement; et, leur prenant les mains: «Aristocrate ou non, leur dit-elle, je suis une mère qui n'a pas vu son fils depuis six mois, qui a cru qu'elle ne le reverrait jamais, et qui va l'embrasser au risque de la vie. Voulez-vous me perdre! Eh bien! dénoncez-moi, tuez-moi au retour si vous voulez, mais ne m'empêchez pas de voir mon fils aujourd'hui; je remets mon sort entre vos mains.»

 «Va! va! citoyenne, répondirent aussitôt ces braves femmes, nous ne te voulons point de mal. Tu as raison de te fier à nous, nous aussi nous avons des enfans et nous les aimons».

On abordait. Le batelier et les autres hommes du bateau, qui ne pouvaient digérer l'attitude de Deschartres, voulurent faire des difficultés pour l'empêcher de passer outre, mais les femmes avaient pris ma grand'mère sous leur protection. «Nous ne voulons pas de cela, dirent-elles aux hommes, respect au sexe! N'inquiétez pas cette citoyenne. Quant à son valet de chambre (c'est ainsi qu'elles qualifièrent le pauvre Deschartres), qu'il la suive. Il fait ses embarras, mais il n'est pas plus ci-devant que vous.»

Mme Dupin embrassa ces bonnes commères en pleurant, Deschartres prit le parti de rire de son aventure, et ils arrivèrent sans encombre à la petite maison de Passy, où Maurice, qui ne les attendait pas encore, faillit mourir de joie en embrassant sa mère. Je ne sais plus, quel jour fut révoqué le décret contre les exilés, mais ce fut presque immédiatement après; ma grand'mère se mit en règle, j'ai encore ses certificats de résidence et de civisme, ce dernier motivé principalement sur ce que ses domestiques et Antoine, son valet de pied à leur tête, s'étaient, de l'aveu de toute la section, portés bravement à la prise de la Bastille. C'étaient là de grandes leçons pour l'orgueil des ci-devants.

Mais je l'ai dit, ma grand'mère, sans admettre entièrement les conséquences sociales de ses idées philosophiques, n'avait point de préjugés qui la fissent rougir de devoir sa réintégration civique à la belle conduite de son domestique. Elle partit pour Nohant au commencement de l'an III avec son fils, Deschartres, Antoine et Mlle Roumier, une vieille bonne qui avait élevé mon père, et qui mangeait toujours avec les maîtres. Nérina et Tristan ne furent point oubliés.

L'autre jour, pendant que j'écrivais dans ce recueil de souvenirs l'histoire de Nérina, mon fils Maurice retrouvait au fond d'un grenier de notre maison la plaque du collier de cette intéressante petite bête, avec cette inscription: «Je m'appelle Nérina, j'appartiens à Mme Dupin, à Nohant, près la Châtre.» Nous avons recueilli cet objet comme une relique. En 96, je retrouve dans les lettres de mon père la postérité de Nérina, composée de Tristan le pauvre enfant de la Terreur, le compagnon d'exil, plus Spinette et Belle, ses sœurs puînées. Nérina avait fini ses jours sur les genoux de sa maîtresse. Elle a été enterrée dans notre jardin sous un rosier: encavée, comme disait le vieux jardinier, qui, en puriste Berrichon, n'eût jamais appliqué le verbe enterrer à autre créature qu'à chrétien baptisé.

Nérina mourut jeune pour avoir eu une existence trop agitée. Tristan eut une longévité extraordinaire. Par une coïncidence bizarre, son caractère tendre et mélancolique répondait à son nom, et autant sa mère avait été active et inquiète, autant il fut calme et recueilli. Ma grand'mère le préféra toujours à toute la postérité de Nérina, et on conçoit qu'après avoir traversé de grandes crises, on s'attache à tous les êtres, aux animaux mêmes qui les ont traversées avec nous. Tristan fut donc choyé particulièrement et vécut presque tout le reste de la vie de mon père, car il existait encore dans les jours de ma première enfance, et je me souviens d'avoir joué avec lui, bien qu'il ne jouât pas volontiers et eût habituellement la figure d'un chien qui s'absorbe dans la contemplation du passé.

Je ne sais plus bien ces dates de l'histoire que je raconte; mais je vois qu'au 1er brumaire de l'an III (octobre 1794) ma grand'mère recevait des administrateurs du district de la Châtre, une lettre avec l'épigraphe: Unité, indivisibilité de la République, liberté, égalité, fraternité ou la mort. La République était moralement morte, on en conservait les formules:

A la citoyenne Dupin

«Nous t'adressons copie du contrat de vente que t'a consenti Piaron, le 3 août dernier (vieux style), et le mémoire nominatif des demandes qu'il te fait, etc.

«Salut et fraternité».

(Suivent trois signatures de gros bourgeois.)

Comme ils étaient contens, ces bons bourgeois, ces grands enfans émancipés de la veille, de tutoyer la modeste châtelaine de Nohant, et de traiter de Piaron tout court, l'ex-seigneur, celui qu'ils avaient appelé naguère M. le comte de Serennes! Ma grand'mère en souriait et ne s'en trouvait point offensée. Mais elle remarquait que les paysans ne tutoyaient point ces messieurs, et elle savait gré à son menuisier de la tutoyer sans façons. Elle y voyait une préférence d'amitié dont elle jouissait avec un peu de malice.

Un jour qu'elle était avec son fils dans la maisonnette de ce menuisier, alors percepteur de sa commune, républicain hardi et intelligent, qui fut pendant toute sa vie notre ami dévoué, et dont j'ai reçu le dernier soupir, deux bourgeois de la Châtre passèrent devant la porte, fort avinés, et trouvèrent brave d'insulter une femme et un enfant, de les menacer de la guillotine, et de se donner des airs de Robespierre au petit pied, eux qui mentalement, avec toute leur caste, venaient de tuer Robespierre et la révolution. Mon père, qui n'avait que seize ans, se précipita vers eux, saisit un de leurs chevaux à la bride, et les somma de descendre pour se battre avec lui. Godard, le menuisier-percepteur, vint à son aide, armé d'un grand compas dont il voulait, disait-il, mesurer ces messieurs. Les messieurs ne répondirent point à la provocation et piquèrent des deux. Ils étaient ivres, c'est ce qui les excuse. Ils sont aujourd'hui (1847) ardens conservateurs et dynastiques; mais ils sont vieux, c'est ce qui les absout.

Leur colère s'expliquait, au reste, par un motif particulier. L'un d'eux, nommé par le district administrateur des revenus de Nohant, pendant l'exécution de la loi sur les suspects, avait jugé à propos de se les approprier en grande partie, et de présenter des comptes erronés tant à la République qu'à ma grand'mère. Celle-ci plaida et l'amena à restitution. Mais ce procès dura deux ans, et pendant tout ce temps, ma grand'mère, ne touchant que les revenus de Nohant, qui ne s'élevaient pas alors à quatre mille francs, et devant payer de l'argent emprunté en 93 pour subvenir aux emprunts forcés et dons patriotiques dits volontaires, se trouva réduite à une gêne extrême. Pendant plus d'une année, on ne vécut que du revenu du jardin, qui fournissait au marché pour 12 ou 15 francs de légumes chaque semaine. Peu à peu sa position se liquida et fut améliorée; mais, à partir de la Révolution, son revenu ne s'éleva jamais à 15.000 livres de rente.

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