SCÈNE II
Toujours à Londres, un appartement dans le palais du duc de Glocester Entrent GLOCESTER ET LA DUCHESSELA DUCHESSE. Pourquoi mon seigneur semble-t-il ployer comme l'épi mûr, forcé de courber sa tête sous le poids des libéralités de Cérès? Pourquoi le grand duc Humphroy fronce-t-il le sourcil comme irrité à l'aspect du monde? Pourquoi tes yeux demeurent-ils attachés sur la terre insensible, occupés à considérer un objet qui semble obscurcir ta vue? Qu'y aperçois-tu? Le diadème du roi Henri, enrichi de tous les honneurs de l'univers? si ta pensée est là, continue à y fixer tes yeux, et prosterne ta face jusqu'à ce que tu en aies couronné ta tête. Étends ta main pour atteindre à ce glorieux métal. Quoi! serait-elle trop courte? je l'allongerai de la mienne, et quand à nous deux nous l'aurons soulevé, tous deux nous élèverons nos têtes vers le ciel, et notre vue ne s'abaissera plus jamais jusqu'à accorder un coup d'oeil à la terre.
GLOCESTER. O Nell, chère Nell, si tu aimes ton seigneur, chasse le ver dévorant de ces ambitieux désirs, et puisse la première pensée de nuire à mon roi et à mon neveu, le vertueux Henri, être mon dernier soupir dans ce monde périssable! Les songes inquiétants de cette nuit ont jeté la tristesse dans mon âme.
LA DUCHESSE. Qu'a rêvé mon seigneur? Dis-le-moi, et je t'en récompenserai par le charmant récit du songe que j'ai fait ce matin.
GLOCESTER. Il m'a semblé que le bâton de commandement, signe de mon office à la cour, avait été rompu en deux. Par qui? Je l'ai oublié; mais si je ne me trompe, c'était par le cardinal; et sur les deux bouts de ce bâton brisé étaient placées les têtes d'Edmond, duc de Somerset, et de Guillaume de la Pole, premier duc de Suffolk. Tel a été mon songe: ce qu'il présage, Dieu le sait!
LA DUCHESSE. Eh quoi, la seule chose que cela puisse nous annoncer, c'est que quiconque rompra un rameau du bocage de Glocester payera de sa tête une semblable audace. Mais écoute-moi, maintenant, mon Humphroy, mon cher duc. Il m'a semblé que j'étais solennellement assise sur un siége royal, dans l'église cathédrale de Westminster, et dans ce fauteuil où les rois et les reines sont couronnés. Henri et dame Marguerite ont plié le genou devant moi, et sur ma tête ils ont placé le diadème.
GLOCESTER. En vérité, Éléonor, tu me forces à te réprimander sévèrement. Présomptueuse que tu es, malapprise, Éléonor, n'es-tu pas la seconde femme du royaume, la femme du protecteur, l'objet chéri de sa tendresse? N'as-tu pas à ta disposition une plus grande abondance des joies de ce monde que n'en peut atteindre ou concevoir ta pensée? Et tu veux continuer à trouver des trahisons, pour précipiter ton mari et toi-même, du faite des honneurs, au plus bas degré de la honte! Laisse-moi, je ne veux plus rien entendre.
LA DUCHESSE. Eh quoi, quoi donc, milord! tant de colère contre Éléonor, pour vous avoir raconté son rêve! Dorénavant, je garderai mes rêves pour moi seule, et je ne m'exposerai plus à ces reproches.
GLOCESTER. Allons, ne te fâche pas, me voilà de nouveau de bonne humeur.
(Entre un messager.)LE MESSAGER. Milord protecteur, le bon plaisir de Sa Majesté est que vous vous disposiez à monter à cheval pour Saint-Albans, où le roi et la reine ont l'intention d'aller chasser au faucon.
GLOCESTER. Je vais m'y rendre. Allons, Nell, tu viendras avec nous.
LA DUCHESSE. Oui, mon cher lord, je vous suis. (Sortent Glocester et le messager.) Il faut bien que je suive; je ne peux marcher devant, tant que Glocester portera cette âme abjecte et servile. Si j'étais un homme, un duc, un prince du sang, j'écarterais bientôt ces incommodes obstacles; j'aplanirais mon chemin par-dessus leurs troncs mutilés: mais, quoique femme, je ne négligerai pas le rôle que j'ai à jouer dans cette cérémonie de la fortune. Où êtes-vous, sir John? Eh non, homme, ne crains rien; nous sommes seuls; il n'y ici que toi et moi.
(Entre Hume.)HUME. Jésus conserve votre royale Majesté!
LA DUCHESSE. Que dis-tu, Majesté? je n'ai que le titre de Grâce.
HUME. Mais par la grâce du ciel et les conseils de Hume, le titre de Votre Grâce sera bientôt agrandi.
LA DUCHESSE. Homme, qu'as-tu à me dire? As-tu conféré avec Margery Jourdain, cette habile sorcière, et Roger Bolingbrook, qui conjure les esprits? Entreprendront-ils de me servir?
HUME. Ils m'ont promis de faire paraître devant Votre Grandeur un esprit évoqué des profondeurs de la terre, qui répondra à toutes les questions que pourra lui faire Votre Grâce.
LA DUCHESSE. Il suffit. Je songerai aux questions. Il faut qu'à notre retour de Saint-Albans, ils accomplissent entièrement leurs promesses. Toi, Hume, prends cette récompense, et va te réjouir avec tes associés dans cette importante opération.
(Elle sort.)HUME. Hume a ordre de se réjouir avec l'or de la duchesse: vraiment, il n'y manquera pas. Mais songez-y bien, sir John Hume, mettez un sceau à vos lèvres, et ne prononcez pas un mot, si ce n'est, chut. Cette affaire exige un profond secret. Dame Éléonor me donne de l'or, pour lui amener la magicienne! Fût-ce le diable, son or ne peut venir mal à propos; et l'or m'arrive encore d'un autre point du compas; j'ose à peine le dire, du riche cardinal et de ce puissant et nouveau duc de Suffolk; cependant, cela est ainsi, et à parler franchement, connaissant l'humeur ambitieuse de dame Éléonor, ils me payent pour tramer secrètement la ruine de la duchesse, et lui mettre dans la tête ces idées d'apparitions. On dit qu'habile fripon n'a pas besoin de courtier: cependant je suis le courtier de Suffolk et du cardinal. Mais prenez donc garde, Hume, il ne s'en faut de rien que vous ne parliez d'eux comme d'une paire d'habiles fripons. A la bonne heure, puisqu'il en est ainsi. Je crains bien qu'en définitive, la friponnerie de Hume ne soit la perte de la duchesse, et sa disgrâce, la chute d'Humphroy. Arrive qui pourra, j'aurai de l'argent de tout le monde.
(Il sort.)SCÈNE III
Toujours à Londres. Une salle du palais Entrent PIERRE et plusieurs autres avec des pétitionsPREMIER PÉTITIONNAIRE. Restons là tout près, mes maîtres. Milord protecteur va bientôt passer par ici, nous pourrons alors lui présenter nos suppliques par écrit.
DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE. Ma foi, Dieu le conserve, car c'est un brave homme. Jésus le bénisse!
(Entrent Suffolk et la reine Marguerite.)PREMIER PÉTITIONNAIRE. Je crois que le voilà qui vient, et la reine avec lui. Je serai le premier, c'est sûr.
DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE. En arrière, imbécile. C'est le duc de Suffolk, et non pas milord protecteur.
SUFFOLK. Eh bien, qu'y a-t-il? me veux-tu quelque chose?
PREMIER PÉTITIONNAIRE. Je vous prie, milord, pardonnez; je vous ai pris pour milord protecteur.
MARGUERITE, lisant le dessus des pétitions. Milord protecteur! C'est à Sa Seigneurie que vos suppliques s'adressent? Laissez-moi les voir. Quelle est la tienne?
DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE. La mienne, avec la permission de Votre Grâce, est contre John Goodman, un des gens de milord cardinal, qui m'a pris ma maison, mes terres, ma femme et tout.
SUFFOLK. Ta femme aussi? Cela n'est pas trop bien, en effet. Et vous, la vôtre? Qu'est-ce que c'est? (Il lit.) Contre le duc de Suffolk, pour avoir fait enclore les communes de Melfort. Comment, monsieur le drôle!
DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE. Ma foi, Dieu le conserve, car c'est un brave homme. Jésus le bénisse!
(Entrent Suffolk et la reine Marguerite.)PREMIER PÉTITIONNAIRE. Je crois que le voilà qui vient, et la reine avec lui. Je serai le premier, c'est sûr.
DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE. En arrière, imbécile. C'est le duc de Suffolk, et non pas milord protecteur.
SUFFOLK. Eh bien, qu'y a-t-il? me veux-tu quelque chose?
PREMIER PÉTITIONNAIRE. Je vous prie, milord, pardonnez; je vous ai pris pour milord protecteur.
MARGUERITE, lisant le dessus des pétitions. Milord protecteur! C'est à Sa Seigneurie que vos suppliques s'adressent? Laissez-moi les voir. Quelle est la tienne?
DEUXIÈME PÉTITIONNAIRE. La mienne, avec la permission de Votre Grâce, est contre John Goodman, un des gens de milord cardinal, qui m'a pris ma maison, mes terres, ma femme et tout.
SUFFOLK. Ta femme aussi? Cela n'est pas trop bien, en effet. Et vous, la vôtre? Qu'est-ce que c'est? (Il lit.) Contre le duc de Suffolk, pour avoir fait enclore les communes de Melfort. Comment, monsieur le drôle!
PREMIER PÉTITIONNAIRE. Hélas! monsieur; je ne suis qu'un pauvre citoyen chargé des plaintes de toute notre ville.
PIERRE, présentant sa pétition.-Contre mon maître Thomas Horner, pour avoir dit que le duc d'York était le légitime héritier de la couronne.
MARGUERITE. Que dis-tu là? Le duc d'York a-t-il dit qu'il était l'héritier légitime de la couronne?
PIERRE. Que mon maître l'était? non vraiment. Mais mon maître a dit qu'il l'était, et que le roi était un usurpateur.
(Entrent des domestiques.)SUFFOLK. Y a-t-il quelqu'un là? Retenez cet homme et envoyez chercher son maître par un huissier. Nous nous occuperons de votre affaire en présence du roi.
(Les domestiques sortent avec Pierre.)MARGUERITE. Et vous qui aimez à être protégé des ailes de votre duc protecteur, vous pouvez recommencer vos suppliques et vous adresser à lui. (Elle déchire leurs requêtes.) Sortez, canaille. Suffolk, renvoyez-les.
TOUS. Allons, sortons.
(Ils sortent.)MARGUERITE. Milord de Suffolk, parlez. Sont-ce là vos usages? est-ce là la mode de la cour d'Angleterre, le gouvernement de votre île britannique? est-ce là la royauté d'un roi d'Albion? Eh quoi! le roi Henri demeurera-t-il éternellement sous la domination du sombre Humphroy? Et moi, reine seulement de nom et pour la forme, faut-il que je sois la sujette d'un duc? Je te le dis, Pole, quand dans la ville de Tours, tu rompis une lance pour l'amour de moi, et enlevas les coeurs des dames de France, je crus que le roi Henri te ressemblerait en galanterie, en beauté, en courage; mais son esprit est entièrement tourné à la dévotion: tout occupé à compter des ave Maria sur son chapelet, il n'a d'autres champions que les prophètes et les apôtres, d'autres armes que les passages sacrés de l'Écriture sainte, d'autre champ clos que son cabinet, d'autres amours que les images en bronze des saints canonisés. Je voudrais que le collége des cardinaux voulût le nommer pape et l'emmener à Rome, pour y placer sur sa tête la triple couronne. Tels sont les honneurs qui conviennent à sa piété.
SUFFOLK. Madame, prenez patience. C'est moi qui ai fait venir Votre Altesse en Angleterre, et je travaillerai à ce qu'en Angleterre tous les désirs de Votre Grâce soient pleinement satisfaits.
MARGUERITE. Outre ce hautain protecteur, n'avons-nous pas encore Beaufort, ce prêtre impérieux, et Buckingham, et Somerset, et York, qui se plaint toujours, et le moins puissant d'entre eux ne l'est-il pas en Angleterre plus que le roi?
SUFFOLK. Et de tous, le plus puissant ne l'est pas en Angleterre plus que les Nevil, Salisbury et Warwick ne sont point de simples pairs.
MARGUERITE. Tous ces lords ensemble ne m'irritent pas autant que cette arrogante Éléonor, la femme du lord protecteur. On la voit, suivie d'un cortége de dames, balayer les salles du palais, plutôt de l'air d'une impératrice que de la femme du duc Humphroy. Les personnes étrangères à la cour la prennent pour la reine. Elle porte sur elle le revenu d'un duché, et dans son coeur elle insulte à notre indigence. Ne vivrai-je point assez pour me voir vengée d'elle? L'autre jour, au milieu de ses favoris, cette créature de rien ne disait-elle pas insolemment, méprisante drôlesse! que la queue de sa plus mauvaise robe de tous les jours valait mieux que toutes les terres de mon père, avant que Suffolk lui eût donné deux duchés en échange de sa fille.
SUFFOLK. Madame, j'ai moi-même disposé la glu sur le buisson où elle doit venir se prendre, et j'y ai placé un choeur d'oiseaux si propres à l'attirer, qu'elle viendra s'y abattre pour écouter leurs chants et ne reprendra plus le vol qui vous blesse. Laissez-la donc en paix, et écoutez-moi, madame, car j'ose vous donner ici quelques conseils. Quoique le cardinal nous déplaise, il faut nous unir à lui et au reste des pairs, jusqu'à ce que nous ayons fait tomber le duc Humphroy dans la disgrâce. Quant au duc d'York, la plainte que nous venons de recevoir n'avancera pas ses affaires; ainsi, nous les déracinerons tous l'un après l'autre, et de vous seule l'heureux gouvernail recevra sa direction.
(Entrent le roi Henri, York et Somerset causant avec lui, le duc et la duchesse de Glocester, le cardinal, Buckingham, Salisbury et Warwick.)
LE ROI. Quant à moi, nobles lords, le choix m'est indifférent: ou Somerset, ou York, c'est pour moi la même chose.
YORK. Si York s'est mal conduit en France, que la régence lui soit refusée.
SOMERSET. Si Somerset est indigne de la place, qu'York soit régent, je suis prêt à la lui céder.
WARWICK. Que Votre Grâce soit digne ou non, ce n'est pas là la question: York en est le plus digne.
LE CARDINAL. Ambitieux Warwick, laisse parler ceux qui valent mieux que toi.
WARWICK. Le cardinal ne vaut pas mieux que moi sur le champ de bataille.
BUCKINGHAM. Tous ceux qui sont ici présents valent mieux que toi, Warwick.
WARWICK. Et Warwick pourra vivre assez pour être un jour le meilleur de tous.
SALISBURY. Paix! mon fils. Et vous, Buckingham, faites-nous connaître, par quelques raisons, pourquoi Somerset doit être préféré en ceci?
MARGUERITE. Eh! vraiment, parce que cela convient au roi.
GLOCESTER. Madame, le roi est en âge de dire lui-même son avis; et ce n'est point ici l'affaire des femmes.
MARGUERITE. Si le roi est en âge, qu'a-t-il besoin, milord, que vous demeuriez protecteur de Sa Majesté?
GLOCESTER. Je suis protecteur du royaume, madame; et, quand il le voudra, je résignerai mes fonctions.
SUFFOLK. Résigne-les donc, et mets un terme à ton insolence. Depuis que tu es roi (car qui donc est roi que toi?), l'État se précipite chaque jour vers sa ruine. Le dauphin a triomphé au delà des mers; les pairs et les nobles du royaume ne sont plus autre chose que les vassaux de ton pouvoir.
LE CARDINAL. Tu as écrasé le peuple, appauvri, exténué la bourse du clergé par tes extorsions.
SOMERSET. Tes somptueux palais, les parures de ta femme, ont absorbé une portion des richesses publiques.
BUCKINGHAM. La cruauté de tes exécutions a excédé la rigueur des lois, et te livre à ton tour à la merci des lois.
MARGUERITE. Ton trafic des emplois, et la vente des villes de France, si on pouvait faire connaître tout ce qu'on soupçonne, devraient avant peu te rapetisser de la tête 6. (Glocester sort. La reine laisse tomber son éventail.) Donnez-moi mon éventail. Quoi donc, beau sire, ne sauriez-vous faire ce que je vous dis? (Elle donne un soufflet à la duchesse.) Ah! madame, je vous demande pardon: quoi! c'est vous?..