Tamaris - Жорж Санд 4 стр.


Au reste, le site, qu'achevait d'enlaidir la bastide aux trois yeux crevés, la bastide cyclope que j'avais devant moi, était d'une tristesse navrante. Deschamps maigres où l'on ne connaît pas le bluet, et que n'égayait pas encore la fleur du glaïeul pourpré des moissons; au delà des champs, les pentes pierreuses de la colline, l'horizon fermé par une ligne symétrique d'oliviers blafards et par la masse carrée du fort Napoléon: il y avait là de quoi mourir du spleen en vingt-quatre heures. Tout à coup l'idée me vint que ce maussade terrain pourrait bien être le mien, la cause de mon séjour forcé dans un pays où je n'avais rien autre chose à faire que de m'en défaire. Qui me l'eût demandé en ce moment eût pu l'avoir à bon marché; mais non, la dot de ma pauvre petite sœur! Voyons ce que cela peut être.

Je pris une espèce de chemin à demi perdu sous les sillons et obstinément disputé à la charrue par les lentisques, et je cherchai une entrée. Il n'y avait pas de clôture à la petite cour infecte placée derrière la maison; le pays nourrit très-peu de bestiaux; donc il manque d'engrais, et, ne voyant point là de fumiers, je cherchais la cause de cette insupportable odeur. Des grognements sourds me firent remarquer que j'étais sur une espèce de pont à fleur de terre, et qu'une demi-douzaine de porcs engraissaient dans les silos abjects creusés sous mes pieds. C'est l'usage du pays; ces misérables bêtes ne sortent de là que pour mourir. On ne nettoie guère leur bauge qu'une fois l'an, pour prendre le fumier à la saison du labour. Un médecin ne voit pas sans en être indigné ces foyers de pestilence auprès des habitations.

Sauf la présence de ces animaux et de quelques poules criardes, j'aurais cru la bastide abandonnée. Les petits bâtiments, dégradés et lézardés, tombaient en ruine. Le châssis sans vitres de ce qui pouvait avoir été la fenêtre du fermier pendait le long du mur, à une corde fatiguée de le disputer au vent d'est. Il y avait pourtant derrière le logis principal une espèce de jardin, quelques légumes dans un carré de cyprès. Le cyprès pyramidal est encore une des grâces de la bastide: on en plante une haie serrée qui forme péristyle devant les fenêtres, cache la vue, et jette dans les chambres basses une ombre de cimetière. J'avisai une porte entre-bâillée, je frappai: rien ne répondit. Je voulais simplement demander le nom de l'habitation, et j'allais y renoncer, lorsque je vis, au fond du couloir sombre, une vieille femme assise par terre et courbée dans l'attitude du sommeil. J'élevai la voix en l'appelant madame; elle se leva, comme en colère, en grommelant qu'elle n'était pas madame, et, quand elle fut dans le rayon de jour que projetait la porte entr'ouverte, je vis que c'était une négresse d'un âge très-avancé et vraiment hideuse.

 Moi madame donc aujourd'hui? dit-elle d'un ton grondeur. Vous plus aimer personne ici donc? Vous méchant de plus jamais venir! Maîtresse toujours pleurer!

En me tenant cet étrange discours, la vieille Africaine, presque aveugle, marchait devant moi vers un horrible escalier noir.

 Vous vous trompez sûrement, lui dis-je. Je ne connais personne ici; je suis un passant qui vient vous demander le nom

Elle ne me laissa pas achever, et, donnant les signes de la plus grande terreur, elle fit entendre des cris inarticulés. Ne pouvant lui faire comprendre que je n'étais pas un voleur, j'allais me retirer, lorsqu'un petit chien furieux, s'élançant par l'escalier, vint ajouter au ridicule de la scène.

 Qu'est-ce qu'il y a donc? cria d'en haut une voix dont le timbre doux et voilé contrastait avec la rudesse de l'accent provençal.

Et une très-belle jeune femme se montra comme une apparition dans le cadre noir de l'escalier.

Dès que je lui eus expliqué, pour la rassurer, l'objet de ma demande, elle me regarda avec attention, et me dit:

 Ne seriez-vous pas le docteur ***?

 Précisément.

 Eh bien, vous êtes ici chez mademoiselle Roque. Entrez, monsieur, on s'attendait à l'honneur de votre visite.

Je montai une douzaine de marches derrière elle, et je me trouvai avec surprise dans un très-joli salon entièrement meublé à l'orientale. Je me rappelai alors que la défunte mère de mademoiselle Roque était une Indienne de Calcutta, et je crus reconnaître là les vestiges de l'héritage maternel; mais je ne fus pas longtemps occupé de l'étrangeté de ce riche mobilier dans une maison si misérable. Mademoiselle Roque, car c'était elle en personne qui m'introduisait dans son sanctuaire, devenait tout d'un coup pour moi un bien autre objet de surprise et de curiosité. Elle offrait dans toute sa personne un mélange singulier de races, et ce mélange avait produit un de ces types indéfinissables que l'on rencontre parfois dans les régions maritimes commerçantes, et en Provence particulièrement. Elle était petite et grasse, très-brune, mais non mulâtre; une peau unie magnifique, des yeux superbes, un peu trop longs pour le reste de sa figure, qui était courte et sans autre expression que celle d'une curiosité enfantine; le nez arqué, les lèvres fortes et fraîches, de beaux bras, de petites mains effilées et paresseuses, de belles poses, de la grâce dans les mouvements, un air de nonchalance qui semblait trahir l'absence complète de la réflexion; un ensemble de séductions toutes physiques qui n'éveillait dans l'esprit aucun intérêt puissant ou délicat. «Elle est très-belle!» voilà tout ce qu'on pouvait dire d'elle. L'idée ne venait pas de chercher dans son cœur ou dans son cerveau l'âme de sa beauté. Comme elle était trop belle pour sourire, rougir ou s'effrayer de quoi que ce soit, son accueil était impassible. La tranquille froideur de ses manières mit les miennes à l'unisson.

Sa toilette, car elle était en toilette, était métissée comme sa figure. Sur une robe de soie de Lyon très-garnie de franfreluches et très-mal faite, elle portait une sorte de draperie en foulard qui n'était ni châle ni manteau; ses cheveux, divisés en nombreuses petites nattes, pendaient sur son dos, et je vis sur la table, auprès d'elle, un de ces petits chapeaux de feutre à plumes blanches, que les Françaises ont eu l'esprit de mettre à la mode pour la campagne, et qu'elles devraient avoir celui de porter à la ville.

Un superbe narghileh était posé à terre devant une pile de riches carreaux. Était-ce pour l'ingrat dont la négligence, au dire de sa négresse, la faisait pleurer? Mais ces beaux yeux d'émail, fixes comme ceux d'un sphinx, connaissaient-ils les larmes?

Je m'adressais rapidement ces deux questions, lorsque je vis mademoiselle Roque repousser du pied le tapis, comme s'il n'eût pas dû être profané par un étranger, m'offrir un siége et s'asseoir elle-même sur le divan, ni plus ni moins qu'une Française qui se dispose à faire la conversation; mais elle ne trouva rien à me dire, et ne chercha rien; ce qui, je le reconnus, valait mieux que de parler à tort et à travers. J'avais donc à faire tous les frais de la conversation. J'allai droit au but en lui parlant du projet de notre avoué dans mon intérêt comme dans le sien.

Quand elle m'eut bien écouté sans donner le moindre signe d'assentiment ou de répugnance:

 Que voulez-vous que je pense de cela? me dit-elle. Je n'y entends rien. Je sais que me voilà très-gênée. J'avais toujours compté sur la petite fortune de mon père. Ma pauvre mère ne savait seulement pas qu'elle ne fût pas bien mariée avec lui, et il n'y a pas longtemps que je le sais moi-même. J'ai toujours vécu sans rien comprendre à l'argent, et je ne savais pas qu'il faut en avoir beaucoup pour vivre en France. Je suis pourtant Française; mais on ne m'a rien appris de ce qu'il faudrait savoir. Mon père disait que j'en aurais assez. Je croyais qu'il avait pensé à tout; mais vous savez comment le pauvre homme est mort!

 D'un coup de sang, m'a-t-on dit?

 Oh! non, d'un coup de pistolet.

 Comment! il s'est battu?

 Mais non! il s'est tué.

Mademoiselle Roque me fit cette réponse avec un sang-froid tout fataliste, et elle ajouta en bonne chrétienne: «Dieu lui pardonne!» du ton dont elle aurait dit la phrase sacramentelle des Orientaux: «C'était écrit.»

 Vous ne savez donc pas? reprit-elle en voyant ma surprise. Je croyais qu'on vous l'aurait dit en confidence. On l'a caché parce que les prêtres lui auraient refusé la terre sainte, et parce que le peuple d'ici aurait peut-être brûlé la maison. Ils ont bien assez crié contre nous dans le pays, parce que ma mère était de la religion de ses pères. Ils auraient dit que c'était la cause du péché de suicide commis ici. Vous voyez qu'il ne faut pas en parler à ceux qui n'ont rien su.

 Je m'en garderai bien! mais M. Roque avait donc quelque grand chagrin?

 Non, il s'ennuyait. Il disait qu'il avait assez vécu. Il avait la goutte, il ne pouvait plus sortir, il n'avait plus de patience. Voulez-vous voir ce qu'il a écrit avant de mourir?

 Oui; si c'est quelque disposition en votre faveur, je vous réponds que ma famille la respectera, fût-elle illégale.

 Oh! il n'est pas question de moi, reprit mademoiselle Roque en tirant d'un sachet de soie parfumé un papier maculé de sang qu'elle toucha sans frémir. Je lus ces mots:

«Cachez mon suicide, si c'est possible; mais, si quelqu'un était soupçonné, produisez cet écrit. Je meurs de ma propre main.

»JEAN ROQUE».

 Il ne vous aimait donc pas? dis-je à mon hôtesse impassible.

 Je ne sais pas, répondit-elle sans aucune amertume.

Et je vis alors deux grosses larmes se détacher de ses yeux et tomber sur ses joues, qu'elle ne songea point à essuyer. Ces larmes ne rougirent pas ses paupières et ne leur imprimèrent pas la moindre contraction. Elle pleurait sans effort et sans que le cœur parût prendre aucune part à l'acte de sa douleur. Elle me paraissait si extraordinaire, que je ne pus me défendre de lui demander, bien ou mal à propos, dans quelle religion elle avait été élevée.

 Je suis chrétienne, répondit-elle. J'ai été baptisée et j'observe la vraie religion.

 Mais votre mère?..

 Ma mère était de race mêlée. Elle était de l'Inde; mais elle y avait été élevée dans la loi du Coran, et mon père n'a jamais exigé qu'elle changeât sa manière d'aimer Dieu, qui était bonne aussi.

Il fallait conclure sur nos intérêts respectifs, et je vis bien qu'elle ne le pouvait pas, faute des plus simples notions sur le monde pratique. Elle me paraissait en proie à un découragement complet de sa situation, acceptée avec la plus complète inertie. Je voulus en vain réveiller en elle quelque esprit de prévoyance; je me permis quelques questions. Elle m'apprit qu'elle ne possédait rien au monde que la terre qui entourait sa maison, les meubles et bijoux qui remplissaient la pièce où nous nous trouvions.

 A quoi évaluez-vous tout cela? me dit-elle. On m'a dit que j'en tirerais un peu d'argent.

 Pour cela, lui dis-je, je n'en sais pas plus que vous. Avez-vous confiance en quelqu'un dans votre voisinage?

 J'ai confiance en tout le monde, répondit-elle avec une candeur qui me toucha.

 Me permettez-vous d'en causer avec M. Pasquali et M. Aubanel?

 Certainement.

 De leur confier vos intérêts comme les miens propres, et de chercher avec eux le moyen de tirer de ce qui vous reste de quoi assurer votre existence dans des conditions peut-être meilleures que celles où je vous vois?

 Oui, oui; mais écoutez: je veux bien vendre, mais je ne veux pas quitter la bastide.

 Comment! vous y tenez, à cette horrible masure qui vous rappelle à toute heure de si tragiques souvenirs?

 Où voulez-vous que j'aille? Je n'ai jamais habité d'autre maison. Je me trouve bien où je suis née. Je ne suis pas loin de l'église pour dire mes prières, et, quant à mon pauvre papa, je ne veux pas l'oublier.

Je trouvai une certaine grandeur d'âme dans cette stupidité de caractère, et, bien que cette fille de seize ans, qui paraissait en avoir vingt-cinq, n'exerçât sur mes sens aucune espèce de fascination, je me promis de la servir malgré elle du mieux que je pourrais.

 Est-ce que vous reviendrez? me dit-elle en me reconduisant jusqu'au bas de l'escalier.

 Si cela peut vous être utile, oui.

 Ne revenez pas, reprit-elle sans aucun embarras. Je vous remercie d'être venu; mais, une autre fois, si vous avez quelque chose à me dire, il faudra m'envoyer le vieux Pasquali.

 Ou vous écrire?

 Oh! c'est inutile, reprit-elle en souriant sans confusion aucune, je ne sais pas lire!

Je m'en allai stupéfait. Je venais de voir un être tout exceptionnel probablement, et comme une anomalie de type et de situation. Je m'expliquai ce phénomène en me rappelant que c'était la fille d'une sorte d'esclave amenée par un Turc ou un Persan à Marseille, et d'un homme atteint peut-être depuis longtemps de la monomanie la plus sinistre. Je m'expliquai pourquoi Pasquali m'avait dit d'elle:

«C'est une grosse endormie.» Pourtant cette endormie avait un ami de cœur, un amant peut-être. N'était-ce pas à lui d'arranger ses affaires et de veiller sur son sort? Il la négligeait, au dire de la négresse; mais il ne l'abandonnait pas, puisqu'il était jaloux et que je ne devais pas revenir.

Je quittai avec empressement cette lugubre bastide, et je ne me retournai pas pour la regarder. J'étais bien sûr de la trouver plus hideuse depuis que je savais la catastrophe dont elle avait été le théâtre, et que sans doute elle avait provoquée en partie par sa laideur. Il est des lieux qu'on n'habite pas impunément. Je me croisai dans le sentier avec le fermier ou régisseur de mademoiselle Roque et sa fille, assez jolie, vêtue de haillons immondes comme toutes les paysannes des environs. Il m'aborda en me demandant si j'étais le propriétaire de la moitié qu'il cultivait encore, et si je voulais le garder. Je lui demandai s'il avait un bail; mais il me répondit d'une façon évasive ou préoccupée. Lui aussi semblait atteint de spleen ou d'imbécillité. Sa fille prit pour lui la parole.

 Mon père ne comprend pas beaucoup le français, dit-elle d'une voix glapissante; il ne sait que le provençal. Pauvre homme, il est en peine et nous de même! Nous avons perdu la pauvre maman il y a quinze jours. Pauvres de nous! elle nous fait bien faute, elle avait du courage, oui. Il n'y a plus que nous pour servir la demoiselle et la vieille sorcière noire, qui n'est plus bonne à rien. C'est de l'ouvrage, allez! des femmes qui ne s'aident non plus que deux pierres! Et aller aux champs, et tout faire, et gagner si peu! Bonsoir, monsieur, il faudra avoir égard à nous, qui sommes les plus à plaindre!

Après ce discours, débité avec une volubilité effrayante, elle remit sur sa tête un paquet de bruyère coupée et suivit son père, qui était déjà loin.

A peine eus-je repris le chemin de Tamaris, que je vis M. Aubanel venir à ma rencontre.

 Retournons, me dit-il; vous voilà, sans le savoir, tout près de votre propriété; je vais vous y conduire.

 Oh! grand merci! m'écriai-je, j'en viens, et j'en ai assez!

Et je lui racontai mon aventure, sans lui parler de ce que je croyais devoir lui taire; mais il me prévint.

 Ne vous inquiétez pas tant de sa position, me dit-il; mademoiselle Roque a une liaison. J'en suis sûr à présent, la fille de son fermier a causé avec la femme du mien. On ne sait pas encore le nom du personnage. Il vient, le soir, bien emmitouflé; mais, quoiqu'il ne soit pas très-assidu, il paraît qu'il a l'intention d'acheter votre part pour la lui donner. Attendez les événements, et ne vous montrez pas trop coulant avant de savoir à qui nous avons affaire. Or donc, venez vous reposer chez moi et vous rafraîchir.

Назад Дальше