Il faut dégager, libérer, remettre en honneur la vraie vie, placer toute chose à son rang et se souvenir que le centre du progrès humain est dans la culture morale. Qu'est-ce qu'une bonne lampe? Ce n'est pas la plus ornée, la mieux ciselée, celle qui est faite du métal le plus précieux. Une bonne lampe est une lampe qui éclaire bien. Et de même on est un homme et un citoyen, ni par le nombre des biens et des plaisirs qu'on s'accorde, ni par la culture intellectuelle et artistique, ni par les honneurs ou l'indépendance dont on jouit, mais par la solidité de sa fibre morale. Et ceci après tout n'est pas une vérité d'aujourd'hui, mais une vérité de tous les temps.
À aucune époque, les conditions extérieures qu'il avait réalisées par son industrie ou son savoir, n'ont pu dispenser l'homme de se soucier de l'état de sa vie intérieure. La figure du monde change autour de nous, les facteurs intellectuels et matériels de l'existence se modifient. Nul ne peut s'opposer à ce changement dont le caractère brusque ne laisse pas d'être parfois périlleux. Mais la grande affaire est que, au sein des circonstances modifiées, l'homme demeure un homme, vive sa vie marche vers son but. Or quelle que soit la route à parcourir, pour marcher vers son but, il faut que le voyageur ne se perde pas dans les chemins de traverse et ne s'embarrasse pas de fardeaux inutiles. Qu'il veille sur sa direction, sur ses forces, sur son honneur et que pour mieux se consacrer à l'essentiel qui est de progresser, il simplifie son bagage, fût-ce même au prix de quelques sacrifices.
II
L'esprit de simplicité
Avant de pouvoir exposer en quoi consisterait, dans la pratique, le retour à la simplicité auquel nous aspirons, il est nécessaire de définir la simplicité dans son principe même. Car l'on commet à son endroit la même erreur que nous venons de dénoncer et qui consiste à confondre l'accessoire avec l'essentiel, le fond avec la forme. On est tenté de croire que la simplicité présente certains caractères extérieurs auxquels elle se reconnaît, et dans lesquels elle consiste. Simplicité et condition simple, vêtements modestes, demeure sans faste, médiocrité, pauvreté, ces choses semblent marcher ensemble. Tel n'est pas le cas cependant. Des trois hommes que je viens de rencontrer sur ma route, l'un allait en équipage, l'autre à pied, le troisième nu-pieds. Ce dernier n'est pas nécessairement le plus simple des trois. Il se peut en effet que celui qui passe en voiture soit simple malgré sa grande situation et ne soit pas l'esclave de sa richesse; il se peut de même que l'homme en souliers n'envie pas celui qui passe en équipage, et ne méprise pas celui qui va sans chaussures, et enfin il est possible que, sous ses haillons et les pieds dans la poussière, le troisième ait la haine de la simplicité, du travail, de la sobriété et ne rêve que vie facile, jouissances, désœuvrement. Parmi les moins simples des hommes il faut compter les mendiants de profession, les chevaliers d'industrie, les parasites, tout le troupeau des obséquieux ou des envieux dont les aspirations se résument en ceci: arriver à saisir un lambeau, le plus gros possible, de cette proie que consomment les heureux de la terre. Et dans cette même catégorie, rangeons, peu importe à quel milieu ils appartiennent, les ambitieux, les roués, les efféminés, les avares, les orgueilleux, les raffinés. La livrée n'y fait rien, il faut voir le cœur. Aucune classe n'a le privilège de la simplicité, aucun costume, quelque humble qu'il paraisse, n'en est le signe assuré. Sa demeure n'est, nécessairement, ni la mansarde, ni la chaumière, ni la cellule de l'ascète, ni la barque du plus pauvre des pêcheurs. Sous toutes les formes que revêt la vie, dans toutes les positions sociales, en bas comme au sommet de l'échelle, il y a des êtres qui sont simples et d'autres qui ne le sont pas. Nous ne voulons pas dire par là que la simplicité ne se traduise par aucun indice extérieur, qu'elle n'ait pas ses allures particulières, ses goûts propres, ses mœurs; mais il ne faut pas confondre ces formes qu'on peut à la rigueur lui emprunter, avec son essence même et sa source profonde. Cette source est tout intérieure. La simplicité est un état d'esprit. Elle réside dans l'intention centrale qui nous anime. Un homme est simple lorsque sa plus haute préoccupation consiste à vouloir être ce qu'il doit être, c est-à-dire un homme tout bonnement. Cela n'est ni aussi facile ni aussi impossible qu'on pourrait se l'imaginer. Au fond cela consiste à mettre ses aspirations et ses actes d'accord avec la loi même de notre être et par conséquent avec l'intention éternelle qui a voulu que nous soyons. Qu'une fleur soit une fleur, une hirondelle une hirondelle, un rocher un rocher et qu'un homme soit un homme et non un renard, un lièvre, un oiseau de proie ou un pourceau, tout est là.
Nous voici donc amenés à formuler l'idéal pratique de l'homme. Dans toute vie nous observons une certaine quantité de forces et de substances associées pour un but. Des matériaux plus ou moins bruts y sont transformés et portés à un degré supérieur d'organisation. Il n'en est pas autrement pour la vie des hommes. L'idéal humain consisterait ainsi à transformer la vie en biens plus grands qu'elle-même. On peut comparer l'existence à une matière première. Ce qu'elle est, importe moins que ce qu'on en tire. Comme dans une œuvre d'art, ce qu'on doit y apprécier, c'est ce que l'ouvrier a su y mettre. Nous apportons en naissant, des dons différents. L'un a reçu de l'or, l'autre du granit, un troisième du marbre et la plupart du bois ou de l'argile. Notre tâche consiste à façonner ces matières. Chacun sait qu'on peut gâter la substance la plus précieuse, mais aussi qu'on peut tirer une œuvre immortelle d'une matière sans valeur. L'art consiste à réaliser une idée permanente, dans une forme éphémère. La vie vraie consiste à réaliser les biens supérieurs qui sont la justice, l'amour, la vérité, la liberté, l'énergie morale dans notre activité journalière, quel qu'en soit d'ailleurs le lieu ou la forme extérieure. Et cette vie est possible dans les conditions sociales les plus diverses, et avec les dons naturels les plus inégaux. Ce n'est pas la fortune ou les avantages personnels, mais le parti que nous en tirons qui constitue la valeur de la vie. L'éclat n'y fait pas plus que la longueur: la qualité, voilà le principal.
Est-il nécessaire de dire qu'on ne s'élève pas à ce point de vue, sans effort et sans lutte? L'esprit de simplicité n'est pas un bien dont on hérite, mais le résultat d'une conquête laborieuse. Bien vivre, comme bien penser, c'est simplifier. Chacun sait que la science consiste à faire sortir de la somme touffue des cas divers quelques règles générales. Mais que d'obscurités et de tâtonnements pour aboutir à la découverte de ces règles! Des siècles de recherche viennent souvent se condenser en un principe qui tient dans une ligne. La vie morale en ce point présente une grande analogie avec la vie scientifique. Elle aussi commence dans une certaine confusion, s'essaie, se cherche elle-même et souvent se trompe. Mais à force d'agir et de se rendre compte de ses actes avec sincérité, l'homme arrive à mieux savoir la vie. La loi lui apparaît, et cette loi, la voici: Accomplir sa mission. Celui qui s'applique à autre chose qu'à la réalisation de ce but, perd en vivant la raison d'être de la vie. Ainsi font les égoïstes, les jouisseurs, les ambitieux. Ils consomment l'existence, comme on mange son blé en herbe. Ils l'empêchent de porter son fruit. Leurs vies sont des vies perdues. Au contraire celui qui fait servir la vie à un bien supérieur, la sauve en la donnant. Les préceptes de morale, qui paraissent arbitraires aux regards superficiels et semblent faits pour contrarier notre ardeur de vie, n'ont en somme qu'un objectif: nous préserver du malheur d'avoir vécu inutilement. C'est pour cela qu'ils nous ramènent constamment à la même direction et qu'ils ont tous le même sens: ne gaspille pas ta vie; fais-la fructifier! Sache la donner pour l'empêcher de se perdre. En cela se résume l'expérience de l'humanité. Cette expérience, que chaque homme est obligé de refaire pour son compte, lui devient d'autant plus précieuse qu'elle lui a coûté plus cher. Éclairée par elle, sa démarche morale devient plus sûre, il a ses moyens d'orientation, sa norme intérieure à laquelle il peut tout ramener, et d'incertain, confus et compliqué qu'il était, il devient simple. Par l'influence constante de cette même loi qui grandit en lui et se vérifie tous les jours dans les faits, il se produit une transformation dans ses jugements et ses habitudes.
Une fois saisi par la beauté et la grandeur de la vie vraie, par ce qu'il y a de saint et de touchant dans cette lutte de l'humanité pour la vérité, pour la justice, pour la bonté, il en garde au cœur la fascination. Et tout vient se subordonner naturellement à cette préoccupation puissante et persistante. La hiérarchie nécessaire des pouvoirs et des forces s'organise en lui. L'essentiel commande, l'accessoire obéit, et l'ordre naît de la simplicité. On peut comparer le mécanisme de la vie intérieure à celui d'une armée. Une armée est forte par la discipline, et la discipline consiste dans le respect de l'inférieur pour le supérieur, et dans la concentration de toutes les énergies vers un même but. Aussitôt que la discipline se relâche, l'armée souffre. Il ne faut pas que le caporal commande au général. Examinez avec soin votre vie et celle des autres, celle de la société. Chaque fois que quelque chose cloche ou grince et qu'il naît des complications ou du désordre, c'est parce que le caporal a commandé au général. Là où la loi de simplicité pénètre dans les cœurs le désordre disparaît.
Je désespère de jamais décrire la simplicité d'une façon digne d'elle. Toute la force du monde et toute sa beauté, toute la joie véritable, tout ce qui console et augmente l'espérance, tout ce qui met un peu de lumière sur nos sentiers obscurs, tout ce qui nous fait prévoir à travers nos pauvres vies quelque but sublime et quelque avenir immense, nous vient des êtres simples qui ont assigné un autre objet à leurs désirs que les satisfactions passagères de l'égoïsme et de la vanité et qui ont compris que la science de la vie consistait à savoir donner sa vie.
III
La pensée simple
Ce n'est pas notre vie seulement dans ses manifestations pratiques, mais aussi le domaine de nos idées qui a besoin d'être déblayé. L'anarchie règne dans la pensée humaine; nous marchons en pleines broussailles, perdus dans le détail infini, sans orientation et sans direction.
Dès que l'homme a reconnu qu'il a son but, que ce but est d'être un homme, il organise sa pensée en conséquence. Toute façon de penser, de comprendre ou de juger qui ne le rend pas meilleur et plus fort, il la rejette comme malsaine.
Et tout d'abord, il fuit le travers trop commun qui consiste à s'amuser de sa pensée. La pensée est un outil sérieux qui a sa fonction dans l'ensemble: ce n'est pas un joujou. Prenons un exemple: voici un atelier de peintre. Les outils sont à leur place. Tout indique que cet ensemble de moyens est disposé en vue d'un but à atteindre. Ouvrez la porte à des singes. Ils grimperont sur les établis, se suspendront aux cordes, se draperont dans les étoffes, se coifferont avec des pantoufles, jongleront avec les pinceaux, goûteront aux couleurs, et perceront les toiles pour voir ce que les portraits ont dans le ventre. Je ne doute pas de leur plaisir, il est certain qu'ils doivent trouver ce genre d'exercice fort intéressant. Mais un atelier n'est pas fait pour y lâcher des singes. De même la pensée n'est pas un terrain d'évolutions acrobatiques. Un homme digne de ce nom pense comme il est et comme il aime; il y va de tout son cœur et non avec cette curiosité détachée et stérile qui, sous prétexte de tout voir et tout connaître, s'expose à ne jamais éprouver une saine et profonde émotion et à ne jamais produire un acte véritable.
Une autre habitude dont il est urgent de se corriger, acolyte ordinaire de la vie factice, c'est la manie de s'examiner et de s'analyser à tout propos. Je n'engage pas l'homme à se désintéresser de l'observation intérieure et de l'examen de conscience. Essayer d'y voir clair dans son esprit et dans ses motifs de conduite est un élément essentiel de la bonne vie. Mais autre chose est la vigilance, autre chose cette application incessante à se regarder vivre et penser, à se démonter soi-même comme une mécanique. C'est perdre son temps et se détraquer. L'homme qui, pour se mieux préparer à la marche, voudrait d'abord se livrer à un minutieux examen anatomique de ses moyens de locomotion risquerait de se disloquer avant d'avoir fait un seul pas. «Tu as ce qu'il te faut pour marcher, donc en avant! Prends garde de tomber et use de ta force avec discernement.» Les chercheurs de petites bêtes et les marchands de scrupules se réduisent à l'inaction. Il suffit d'une lueur de bon sens pour se rendre compte que l'homme n'est pas fait pour se regarder le nombril.
Le bon sens, ne trouvez-vous pas que ce qu'on désigne par ce mot se fait aussi rare que les bonnes coutumes d'autrefois? Le bon sens c'est vieux jeu. Il faut autre chose; et l'on cherche midi à quatorze heures. Car c'est là un raffinement que le vulgaire ne saurait se payer, et il est si agréable de se distinguer! Au lieu de se comporter comme une personne naturelle qui se sert des moyens tout indiqués dont elle dispose, nous arrivons à force de génie aux plus étonnantes singularités. Plutôt dérailler que de suivre la ligne simple! Toutes les déviations et toutes les difformités corporelles que soigne l'orthopédie, ne donnent qu'une faible idée des bosses, des torsions, des déhanchements, que nous nous sommes infligés pour sortir du droit bon sens. Et nous apprenons à nos dépens qu'on ne se déforme pas impunément. La nouveauté après tout est éphémère. Il n'y a de durable que les immortelles banalités et si l'on s'en écarte c'est pour courir les plus périlleuses aventures. Heureux celui qui en revient, qui sait redevenir simple. Le simple bon sens n'est pas, comme plusieurs peuvent se l'imaginer, la propriété innée du premier venu, bagage vulgaire et trivial qui n'a coûté de peine à personne. Je le compare à ces vieilles chansons populaires, anonymes et impérissables, qui semblent être sorties du cœur même des foules. Le bon sens est le capital lentement et péniblement accumulé par le labeur des siècles. C'est un pur trésor, dont celui-là seul comprend la valeur, qui l'a perdu ou qui voit vivre les gens qui n'en ont plus. Pour ma part je pense qu'aucune peine n'est trop grande pour acquérir et garder le bon sens, pour maintenir ses yeux clairvoyants, son jugement droit. On prend bien garde à son épée, de peur de la fausser ou de la laisser ronger par la rouille. À plus forte raison faut-il prendre soin de sa pensée.
Mais il faut bien comprendre ceci. Un appel au bon sens n'est pas un appel à la pensée terre à terre, à un positivisme étroit qui nie tout ce qu'il ne peut ni voir ni toucher. Car cela aussi est un manque de bon sens que de vouloir absorber l'homme dans sa sensation matérielle et d'oublier les hautes réalités du monde intérieur. Nous touchons ici à un point douloureux, autour duquel s'agitent les plus grands problèmes de l'humanité. Nous luttons en effet pour atteindre à une conception de la vie, nous la cherchons à travers mille obscurités et mille douleurs; et tout ce qui touche aux réalités spirituelles devient de jour en jour plus angoissant. Au milieu des graves embarras et du désordre momentané qui accompagne les grandes crises de la pensée, il semble plus que jamais difficile de se tirer d'affaire avec quelques principes simples. Pourtant la nécessité même nous vient en aide, comme elle l'a fait pour les hommes de tous les temps. Le programme de la vie est terriblement simple après tout, et par cela même que l'existence est si pressante et qu'elle s'impose, elle nous avertit qu'elle précède l'idée que nous pouvons nous en faire et que nul ne peut attendre pour vivre qu'il ait d'abord compris. Nous sommes partout en face du fait accompli avec nos philosophies, nos explications, nos croyances, et c'est ce fait accompli, prodigieux, irréfutable qui nous rappelle à l'ordre lorsque nous voulons déduire la vie de nos raisonnements et attendre pour agir que nous ayons fini de philosopher. Voilà l'heureuse nécessité qui empêche le monde de s'arrêter lorsque l'homme doute de son chemin. Voyageurs d'un jour, nous sommes emportés dans un vaste mouvement auquel nous sommes appelés à contribuer, mais que nous n'avons ni prévu, ni embrassé dans son ensemble, ni sondé dans ses fins dernières. Notre part consiste à remplir fidèlement le rôle de simple soldat qui nous est dévolu, et notre pensée doit s'adapter à cette situation. Ne disons pas que les temps sont plus difficiles pour nous que pour nos aïeux, car ce qui se voit de loin se voit souvent mal, et il y a d'ailleurs de la mauvaise grâce à se plaindre de n'être pas né du temps de son grand-père. Ce qu'on peut penser de moins contestable sur ce sujet, le voici: depuis que le monde existe il est malaisé d'y voir clair. Partout et toujours, penser juste a été difficile. Les anciens n'ont aucun privilège en cela sur les modernes. Et on peut ajouter qu'il n'y a aucune différence entre les hommes quand on en arrive à les considérer sous ce point de vue. Que l'homme obéisse ou commande, enseigne ou apprenne, tienne une plume ou un marteau, il lui en coûte également de bien discerner la vérité. Les quelques lumières que l'humanité acquiert en avançant lui sont sans doute d'une extrême utilité; mais elles agrandissent aussi le nombre et la portée des problèmes. La difficulté n'est jamais levée, toujours l'intelligence rencontre l'obstacle. L'inconnu nous domine et nous étreint de toutes parts. Mais de même qu'on n'a pas besoin d'épuiser toute l'eau des sources pour étancher sa soif, on n'a pas besoin de tout savoir pour vivre. L'humanité vit et a toujours vécu sur quelques provisions élémentaires.