Les etranges noces de Rouletabille - Гастон Леру 2 стр.


C'est horrible! c'est abominable! hurlait La Candeur, derrière Rouletabille qui ne disait rien et qui avait été préparé à toutes ces horreurs par ce qu'il avait vu de près, au Maroc et au Caucase, particulièrement à Bakou et à Balakani, lors des massacres entre Tatares et Arméniens.

Il n'avait d'yeux que pour une silhouette cavalière qui venait de surgir au coin d'une ruelle Ivana! C'était elle! Il ne pouvait en douter, c'était elle! Les avait-elle vus? Elle était soudain partie dans un galop de folie et avait enlevé son cheval par-dessus un monceau de décombres et de cadavres fumants

En même temps elle avait jeté un grand cri sauvage, tiré son sabre du fourreau et, le brandissant dans un moulinet stupéfiant au-dessus de sa tête, avait disparu au coin d'une autre ruelle qui conduisait à la place de la Mosquée, dont on apercevait le haut minaret enveloppé de flammes.

Rouletabille demanda un suprême effort à son cheval qui, depuis quelques instants, montrait des signes de fatigue Il voulut l'enlever, lui aussi; mais la bête buta au milieu des décombres et le reporter roula sur le sol avec sa monture, contre laquelle vinrent donner La Candeur, Vladimir et Tondor. Ce fut une chute générale et fort brutale dont les reporters, ainsi que leur domestique, se relevèrent assez éclopés.

Rouletabille néanmoins se mit à courir dans la direction suivie par Ivana.

Ses camarades le suivirent cahin-caha.

On entendit alors des coups de feu et un certain tumulte du côté de la place du village. Ils allaient déboucher sur celle-ci quand ils ne furent pas peu surpris d'être arrêtés par Ivana elle-même qui se trouvait à pied comme eux tous. Sa bête fumante tombée auprès d'elle, au milieu de la rue, ruait des quatre fers, en agonie, le poitrail frappé d'une balle. Un bruit de bataille, le crépitement de la mousqueterie éclatait à quelques pas et des projectiles vinrent siffler à leurs oreilles.

Ivana était dans une agitation extraordinaire.

Elle leur ordonna, les bras étendus, de ne pas aller plus loin!

Les Turcs massacrent tout! Ils n'ont pas encore abandonné le village; méfions-nous ils ne nous épargneraient pas!

Et Gaulow? demanda Rouletabille.

Il a rejoint les Turcs! répondit-elle d'une voix sombre. Il s'en est fallu de quelques minutes que je ne le rattrape

Gaulow s'est donc échappé! gronda une voix bien connue. Tous se retournèrent. Athanase Khetew venait d'arriver derrière eux, tout juste pour entendre la phrase d'Ivana. Il eut un geste de malédiction sur sa bête fumante et regarda avec mépris les reporters.

Je vous l'avais confié dit-il simplement.

Ivana prit la parole:

Nous avons été trahis au dernier moment par le Katerdjibaschi (chef des muletiers) C'est lui qui lui a procuré la corde pour s'échapper du donjon. Aussitôt que nous nous en sommes aperçus, nous ne vous avons même pas attendu, Athanase Khetew! malgré tout le désir que nous avions de vous revoir et de vous féliciter (ici une voix étrangement douce et câline) et nous avons couru après le monstre!

C'est donc une revanche à prendre! fit Athanase qui était devenu singulièrement rouge en regardant Ivana Vilitchkov

Et une partie à recommencer! déclara-t-elle avec désinvolture.

Vous devez regretter de ne point lui avoir coupé la tête quand je vous l'ai amené! continua Athanase d'une voix sourde

Évidemment, mon cher!

Et elle lui tourna le dos pour s'intéresser à autre chose. Athanase semblait très occupé à dompter une irritation peu ordinaire. Rouletabille écoutait et regardait. Le cynisme incroyable d'Ivana le mettait, lui aussi, en fureur. Les regards du reporter et du Bulgare se croisèrent. Les deux hommes se comprirent-ils? Athanase dit:

Nous retrouverons Gaulow!

Oui, fit Rouletabille et, cette fois, nous nous arrangerons pour ne pas le laisser échapper!

Ivana tressaillit. Cependant elle demanda sur un ton qu'elle voulait rendre indifférent:

Qu'allons-nous faire?

Vous allez me suivre! dit Athanase. Ordre du général commandant la division. Il ne veut point qu'on le précède et il craint qu'une imprudence annonce vos mouvements j'ai répondu de vous Vous irez où je vous conduirai, où plutôt il m'a ordonné de vous conduire

Mon cher Athanase, je vous suivrai au bout du monde! dit très vivement

Ivana. Rouletabille pâlit, mais elle ne s'occupait point du reporter

Et où irons-nous, monsieur? demanda Rouletabille d'une voix glacée.

Tenez! nous allons faire une petite excursion par delà ces monts, fit Athanase en désignant l'horizon vers l'Est, puis nous descendrons, tout doucement vers le Sud, sans être gênés par les troupes

Je vous crois! nous ne les verrons même pas

Que vous importe? répliqua Athanase, si je vous donne ma parole d'honneur que je vous ferai déboucher sur le champ de bataille au moment le plus intéressant!

Ça va! cria Vladimir.

Ne nous faites pas «déboucher» dans un endroit trop dangereux, exprima

La Candeur avec une certaine mélancolie.

Rouletabille dit:

C'est bien, monsieur, nous vous obéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peu près.

Derrière Athanase, il venait d'apercevoir une petite troupe de cavaliers, que conduisait un sous-officier.

Vous êtes mes amis! répondit simplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviez vos tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j'ai trouvés en passant à la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtes fraîches

Vous pensez à tout, monsieur!

C'est un type épatant! proclama Vladimir.

Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avant la nuit la crête des monts à l'Ouest. Avant de descendre dans la vallée, les reporters purent apercevoir l'armée bulgare et même l'entendre, car elle chantait. Qu'elle était belle, cette journée du 21 octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraient enfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans un pays qui n'était connu que des muletiers et des bergers! où les colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas la fatigue d'un pareil effort, sans s'accorder une heure de repos, continuaient leur route en chantant, vers les champs de bataille d'Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup de foudre: Kirk-Kilissé! Cette armée, fait mémorable en ce siècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil, on n'en avait même pas soupçonné la présence! Elle avançait, se sentant pleine de force et de mystère On la croyait vers la Maritza, à l'Est!.. Et de cime en cime, cependant, c'était encore la chanson de la «Maritza», rivière où se mêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlis que les bataillons se renvoyaient! Alors, cette chanson-là n'avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et à leur destin:

Coule Maritza
Ensanglantée,
Pleure la veuve
Cruellement blessée.
Marche, marche, notre général!

Un, deux, trois, marchez, soldats!
La trompette sonne dans la forêt,
En avant marchons, marchons, hourrah!
Hourrah! Marchons en avant!

Qu'elle était belle, cette première aurore où il n'y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie et sûrs de la victoire, où le sang n'avait pas encore été versé, où la rage du massacre n'avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, où l'espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait les poitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope et plus loin encore, tout là-bas jusqu'au fond de l'Épire et de la douce Thessalie! Pour ce beau jour, des races ennemies s'étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruit des trompettes, d'un tel élan que le monde a pu croire un instant que rien ne les séparerait plus! Hélas! le monde avait oublié qu'il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d'autres intérêts que ceux de sa patrie d'un jour!

Cette vision disparut bientôt aux regards des reporters, qui, derrière Athanase s'enfoncèrent dans un pays coupé de pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement une zone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et les reporters se firent part en peu de mots de leurs mutuelles aventures. Chacun pensait à Gaulow.

Les tentes furent dressées; on soupa, car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper, Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, et Rouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, les articles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes sur lesquelles il inscrivait le titre et la date de l'article; puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne le quittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gens avaient quitté Sofia et qu'ils étaient entrés dans l'Istrandja-Dagh.

Quand l'article fut achevé, Vladimir s'écria:

Je vois d'ici le nez de Marko le Valaque, quand «notre journal» publiera la série des «correspondances» de Rouletabille! Ce pauvre Marko en fera certainement une maladie!

Nous avons déjà eu l'occasion de dire [Dans le premier épisode de Rouletabille à la guerre: Le Château Noir.] que Marko le Valaque était un journaliste d'occasion, comme il en surgit toujours dans les moments troubles; fort mépriséavec raisondes professionnels, ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bien petite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissait immense. Il ne manquait point en effet d'importance. En attendant l'arrivée de l'envoyé spécial de la Nouvelle Presse de Paris, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui de l'Époque, il restait le maître d'expédier les télégrammes les plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le monde entier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu de Paris des instructions pour ne point se laisser distancer par le reporter de l'Époque, il n'avait point manqué, à Sofia, de surveiller celui-ci et n'avait pas cessé d'inventer des bruits sensationnels, des nouvelles de la dernière heure qui bouleversaient la Bourse. Il était la bête noire de Vladimir Petrovitch, qui l'accusait de manquer de moralité!

Fiche-nous la paix, avec ton Marko! gronda La Candeur; on dirait que tu ne penses qu'à lui

Croyez-vous toujours qu'il nous a suivis dans l'Istrandja? demanda Rouletabille sur un ton assez ironique.

Monsieur, vous avez tort de vous moquer de moi! répliqua Vladimir.

Quand je pense, reprit La Candeur, que, dans les premiers jours de notre voyage, Vladimir regardait à chaque instant derrière lui pour voir s'il n'apercevait pas à l'horizon le nez de Marko!

Et il se mit à rire.

Ne «blague» pas! protesta Vladimir, je t'en supplie, ne «blague» pas Tu ne sais pas ce que peut entreprendre un Valaque qui s'est fait journaliste!

Enfin, qu'est-ce qu'il pourrait nous faire?

Est-ce qu'on sait? je vous assure que le dernier soir qui a précédé notre arrivée dans le pays de Gaulow, quand nous avons eu cette vision d'une ombre qui s'enfuyait de la tente de La Candeur, et que La Candeur s'est écrié qu'on lui avait volé sa serviette en maroquin, j'aurais mis ma main à brûler que nous avions affaire à Marko!

Cette ombre, répliqua La Candeur sur un ton assez méprisant, n'a jamais existé que dans l'imagination de Vladimir et quant à ma serviette que je croyais avoir mise dans ma cantine, je l'ai trouvée au pied de mon lit, où je l'avais certainement déposée moi-même avant de me coucher

Et mes articles étaient toujours dedans? demanda Rouletabille en manière de plaisanterie.

Oui, oui, Rouletabille, tes articles sont là!

Remettez-vous donc, Vladimir Petrovitch! et cessez de médire de la Valachie

Ah! monsieur, si vous connaissiez Marko! Je vous dis, je vous répète qu'il est capable de tout Rien ne m'étonnerait de lui, c'est un type qui vendrait son père et sa mère pour un morceau de pain et qui a eu de vilaines histoires avec les femmes! Je vous affirme, monsieur, que c'est un garçon qui n'a aucune moralité!

Au lit, au lit tout le monde! c'est à moi la garde commanda Rouletabille.

Et il prit la garde. Aucun bruit ne venait des tentes. La campagne paraissait abandonnée. De-ci, de-là, sur de lointaines cimes des feux apparaissaient puis disparaissaient presque aussitôt. Rouletabille, le menton sur le canon de sa carabine, regardait le mur de toile derrière lequel reposait Ivana. Reposait-elle? Rêvait-elle? A qui? Énigme!

II

VLADIMIR RACONTE UNE ÉTRANGE HISTOIRE A ROULETABILLE

Relevé de sa garde par Tondor (le domestique transylvain de Vladimir, le seul qui restât à la petite troupe depuis la mort héroïque de Modeste et du Katerdjibaschi), Rouletabille rentra dans sa tente, qu'il partageait avec Athanase Khetew.

Le Bulgare dormait profondément, enveloppé dans son manteau qui lui servait de couverture. A la lueur de la bougie plantée dans le goulot d'une bouteille, Rouletabille considéra assez longtemps ce rude visage. Pendant le sommeil, il était vraiment apaisé, c'était là une figure d'honnête homme qui ne reflétait aucun remords et qui se reposait de tous les tourments des jours mauvais, lesquels depuis plus de dix ans avaient creusé leurs sillons terribles dans cette chair encore jeune. «Il est digne d'être aimé!» se dit Rouletabille, mais il pensa qu'Ivana ne l'aimait pas et que c'était une traîtresse qui avait trompé tout le monde. Là-dessus, il se déshabilla, fit ses ablutions comme chez lui, éteignit le fourneau à pétrole et se glissa sous les couvertures de son lit de camp. A tout hasard, sur la tablette, il avait mis une carabine toute chargée à portée de sa main. Il s'endormit en pensant à sainte Sophie et il rêva qu'il se noyait dans une cataracte [Voir Le Château Noir.].

Depuis une heure, il somnolait ainsi quand il se dressa tout à coup sur son séant, l'oreille au guet.

Il entendait, derrière sa toile, à quelques pas de là, des voix, un chuchotement rapide, puis de sourdes exclamations; et il reconnut ces voix: tantôt c'était celle de Vladimir Petrovitch et tantôt celle de La Candeur; celle de Vladimir marquait la plus farouche mauvaise humeur, et celle de La Candeur une extraordinaire satisfaction.

A toi! disait l'un.

Non, c'est à toi! répondait l'autre et puis il y avait un silence, et puis encore des exclamations.

Rouletabille se glissa dans sa culotte. Il voulait savoir ce qui se passait à côté, et pourquoi ces deux hommes ne dormaient pas, eux qui avaient affecté une telle fatigue.

Sans faire de bruit et sans éveiller Athanase, qui ronflait doucement, il sortit de sa tente et s'approcha de celle de La Candeur et de Vladimir, qui laissait passer, par les interstices de la toile mal jointe, des rais de lumière.

Rouletabille dénoua fort adroitement les ficelles qui rattachaient la porte flottante et apparut tout à coup aux regards médusés du bon La Candeur et du triste Vladimir. Rouletabille remarqua que La Candeur était écarlate, tout en sueur et dans un état d'exaltation peu ordinaire, tandis que Vladimir était fort pâle.

Ah ça, mais est-ce que vous vous fichez du monde? souffla le reporter, vous jouez?

Il y avait, en effet, entre les deux jeunes gens une petite table portative, et sur cette table un jeu de cartes et un morceau de papier, sur lequel quelques notes étaient écrites au crayon.

Rouletabille bondit sur le jeu de cartes. Il leur en avait déjà confisqué deux dès le début du voyage et il pensait bien qu'ils n'avaient plus de cartes. Cette passion du jeu les empêchait de prendre un repos nécessaire.

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