La duchesse ne s'attendait pas à semblable nouvelle. Elle songea à sa fille, et pleura amèrement.
«Ne craignez rien, lui dit-il; c'est un orage qui passe. Comptez sur moi; je compte sur le hasard. On dit que je suis un homme léger; tant mieux! je reviendrai sur l'eau.»
La pauvre femme essuya ses larmes et lui dit:
«Bien, mon ami! Vous travaillerez?
Moi! Fi donc! J'attendrai la Fortune: c'est une capricieuse; elle est trop bien avec moi pour me quitter de but en blanc sans esprit de retour.»
Le duc attendit huit ans dans un petit appartement de l'hôtel de Sanglié, au-dessus des écuries. Ses anciens amis, dès qu'ils eurent le temps de se reconnaître, l'aidèrent de leur bourse et de leur crédit. Il emprunta sans scrupule, en homme qui avait beaucoup prêté sans billet. On lui offrit plusieurs emplois, tous honorables. Une compagnie industrielle voulut l'adjoindre à son conseil de surveillance, avec une allocation qui valait un traitement. Il refusa, de peur de déroger. «Je veux bien vendre mon temps, dit-il; mais je n'entends pas prêter mon nom.» C'est ainsi qu'il descendit un à un tous les échelons de la misère, décourageant ses amis, fatiguant ses créanciers, se fermant toutes les portes, usant son nom qu'il ne voulait pas compromettre, mais sans jamais prendre au sérieux l'habit râpé qu'il promenait dans les rues, et sa cheminée sans feu, faute de deux morceaux de bois.
Le 1er janvier 1853, la duchesse portait au mont-de-piété son anneau de mariage.
Il faut être bien destitué de tout secours humain pour engager un objet d'aussi mince valeur qu'un anneau de mariage. Mais la duchesse n'avait pas un centime à la maison, et l'on ne vit pas sans argent, quoique la confiance soit le grand ressort du commerce de Paris. On se procure bien des choses sans les payer, lorsqu'on peut jeter sur le comptoir du marchand un beau nom et une adresse imposante. Vous pouvez meubler votre maison, remplir votre cave et monter votre garde-robe sans faire voir aux fournisseurs la couleur de vos écus. Mais il y a mille dépenses quotidiennes qui ne se font que la bourse à la main. Un habit se prend à crédit, mais le raccommodage se paye comptant. Il est quelquefois plus facile d'acheter une montre que d'acheter un chou. La duchesse avait chez quelques fournisseurs un restant de crédit qu'elle ménageait avec un soin religieux; mais quant à l'argent, elle ne savait où le prendre. Le duc de La Tour d'Embleuse ne possédait plus d'amis: il les avait dépensés comme le reste de sa fortune. Tel camarade de collège nous aime jusqu'à concurrence de mille francs; tel compagnon de plaisir est homme à nous prêter cent louis; tel voisin charitable représente une valeur de mille écus. Passé un certain chiffre, le prêteur est dégagé de tous les devoirs de l'amitié: il n'a rien à se reprocher; il a bien fait les choses; il ne vous doit plus rien; il a le droit de détourner les yeux lorsqu'il vous rencontre et de défendre sa porte quand vous entrez chez lui. Les amies de la duchesse s'étaient détachées d'elle l'une après l'autre. L'amitié des femmes est assurément plus chevaleresque que celle des hommes; mais dans l'un et l'autre sexe on n'a d'affection durable que pour ses égaux. On éprouve un plaisir délicat à gravir deux ou trois fois un escalier difficile et à s'asseoir en grande toilette auprès d'un grabat, mais il est peu d'âmes assez héroïques pour vivre familièrement avec le malheur d'autrui. Les plus chères amies de la pauvre femme, celles qui l'appelaient Marguerite, avaient senti leur coeur se refroidir dans cet appartement sans tapis et sans feu; elles n'y venaient plus. Lorsqu'on leur parlait de la duchesse, elles faisaient son éloge, elles la plaignaient sincèrement, elles disaient: «Nous nous aimons toujours, mais nous ne nous voyons presque jamais. C'est la faute de son mari!»
Dans ce délaissement lamentable, la duchesse avait eu recours au dernier ami des malheureux, au créancier qui prête à gros intérêt, mais sans objection et sans reproche. Le mont-de-piété gardait ses bijoux, ses fourrures, ses dentelles, le meilleur de son linge et de sa garde-robe, et l'avant-dernier matelas de son lit. Elle avait tout engagé sous les yeux du vieux duc, qui regardait partir une à une toutes les pièces de son mobilier, et leur souhaitait gaiement un bon voyage. Cet incompréhensible vieillard vivait dans sa maison comme Louis XV dans son royaume, sans souci de l'avenir, et disant: «Après moi le déluge!» Il se levait tard, déjeunait de bon appétit, passait une heure à sa toilette, teignait ses cheveux, plâtrait ses rides, mettait du rouge, polissait ses ongles, et promenait ses grâces dans Paris jusqu'à l'heure du dîner. Il ne s'étonnait point de voir un bon repas sur la table, et il était trop discret pour demander à sa femme où elle l'avait trouvé. Si la pitance était maigre, il en faisait son deuil, et souriait à la mauvaise fortune comme autrefois à la bonne. Lorsque Germaine commença à tousser, il la plaisanta agréablement sur cette mauvaise habitude. Il fut longtemps sans voir qu'elle dépérissait. Le jour où il s'en aperçut, il éprouva une vive contrariété.
Quand le docteur lui annonça que la pauvre enfant ne pouvait être sauvée que par miracle. Il l'appela médecin Tant-Pis, et dit en se frottant les mains: «Allons, allons, cela ne sera rien!» Il ne savait pas bien lui-même s'il prenait ces airs dégagés pour rassurer sa famille, ou si sa légèreté naturelle l'empêchait de sentir la douleur. Sa femme et sa fille l'adoraient tel qu'il était. Il traitait la duchesse avec la même galanterie qu'au lendemain du mariage, et il faisait sauter Germaine sur ses genoux. La duchesse ne le soupçonna jamais d'être la cause de sa ruine; elle voyait en lui, depuis vingt-trois ans, un homme parfait; elle prenait son indifférence pour du courage et de la fermeté; elle espérait en lui, malgré tout, et le croyait capable de relever sa maison par un coup de fortune.
Germaine avait quatre mois à vivre, au sentiment du docteur Le Bris. Elle devait tomber aux premiers jours du printemps; les lilas blancs auraient le temps de fleurir sur sa tombe. Elle pressentait sa destinée et jugeait son état avec une clairvoyance bien rare chez les phthisiques. Peut-être même avait-elle soupçon du mal qui minait sa mère. Elle couchait à côté de la duchesse, et dans ses longues nuits d'insomnie elle s'effrayait quelquefois du sommeil haletant de sa chère garde-malade. «Quand je serai morte, pensait-elle, maman me suivra de près. Nous ne nous quitterons pas pour longtemps. Mais que deviendra mon père?»
Tous les soucis, toutes les privations, toutes les douleurs physiques et morales habitaient ce petit coin de l'hôtel Sanglié; et dans Paris où la misère abonde, il n'y avait peut-être pas une famille plus complètement misérable que celle de La Tour d'Embleuse, qui possédait pour dernière ressource un anneau de mariage.
La duchesse courut d'abord à la succursale du mont-de-piété qui est située dans la rue Bonaparte, auprès de l'École des Beaux-Arts. Elle trouva la maison fermée: n'était-ce pas jour de fête? L'idée lui vint que le commissionnaire de la rue de Condé aurait peut-être ouvert sa boutique. Elle remonta le faubourg jusqu'à la rue de Condé: porte close. Alors elle ne sut plus où s'adresser, car les établissements de ce genre ne sont pas communs au faubourg Saint-Germain. Cependant, comme il ne fallait pas que le duc commençât l'année par le jeûne, elle entra chez un petit bijoutier du carrefour de l'Odéon, et elle vendit sa bague pour onze francs. Le marchand promit de la garder trois mois à sa disposition, dans le cas où elle voudrait la racheter.
Elle noua l'argent dans un coin de son mouchoir de poche, et marcha sans s'arrêter jusqu'à la rue des Lombards. Elle entra chez un droguiste, acheta un flacon d'huile de foie de morue pour Germaine, traversa la halle, choisit une langouste et un perdreau, et revint, crottée jusqu'aux genoux, à l'hôtel de Sanglié. Il lui restait quarante centimes.
Elle noua l'argent dans un coin de son mouchoir de poche, et marcha sans s'arrêter jusqu'à la rue des Lombards. Elle entra chez un droguiste, acheta un flacon d'huile de foie de morue pour Germaine, traversa la halle, choisit une langouste et un perdreau, et revint, crottée jusqu'aux genoux, à l'hôtel de Sanglié. Il lui restait quarante centimes.
L'appartement qu'elle occupait alors est une construction légère, ajoutée il y a quelque trente ans aux communs de l'hôtel. Les quatre pièces qui le composent sont séparées par des cloisons de bois. L'antichambre s'ouvre d'un côté sur le salon, de l'autre sur un long couloir qui mène à la chambre du duc. On passe du salon à la chambre de la duchesse, et de là dans la salle à manger, qui termine l'enfilade et relie la chambre de la duchesse à celle de son mari.
Mme de La Tour d'Embleuse trouva dans l'antichambre son unique servante, la vieille Sémiramis, qui pleurait silencieusement sur une feuille de papier.
«Qu'est-ce que tu tiens là? lui dit-elle.
Madame, c'est tout ce que le boulanger a apporté. Nous n'aurons plus de pain si nous ne donnons pas d'argent.»
La duchesse prit le mémoire; il se montait à plus de six cents francs: «Ne pleure pas, dit-elle. Voici un peu de monnaie; va chez le boulanger de la rue du Bac: tu prendras un petit pain viennois pour monsieur, et pour nous du pain à la livre. Emporte ceci dans ta cuisine, c'est le déjeuner de monsieur. Germaine est-elle éveillée?
Oui, madame; le médecin l'a vue à dix heures. Il est encore dans la chambre de M. le duc.»
Sémiramis sortit, et Mme de La Tour d'Embleuse se dirigea vers la chambre de son mari. Comme elle ouvrait la porte, elle entendit la voix du duc, claire, joyeuse et brillante comme une fusée:
«Cinquante mille francs de rente! disait le vieillard. Je savais bien que la veine me reviendrait!»
II
LA DEMANDE EN MARIAGE
Le docteur Charles Le Bris est un des hommes les plus aimés de Paris. La grande ville a ses enfants gâtés dans tous les arts; je n'en sais pas un qu'elle choie avec plus de tendresse. Il est né dans une méchante petite ville de Champagne, mais il a fait ses études au collège Henri IV. Un sien parent, qui exerce la médecine au pays, l'a destiné de bonne heure à la médecine. Le jeune homme a suivi les cours, fréquenté les hôpitaux, concouru pour l'internat, pratiqué sous l'oeil des maîtres, enlevé tous ses diplômes et gagné certaines médailles qui font l'ornement de son cabinet. Sa seule ambition était de succéder à son oncle et de finir les malades que le bonhomme avait commencés. Mais lorsqu'on le vit apparaître, armé de ses succès et docteur jusqu'aux dents, les officiers de santé du lieu, et son oncle qui n'était pas autre chose, lui demandèrent pourquoi il ne s'était pas fixé à Paris. Il joignait au talent des formes si séduisantes, et son grand paletot lui allait si bien, qu'on devina du premier jour que tous les malades seraient pour lui. Le parent vénérable se trouva beaucoup trop jeune pour songer à la retraite, et la rivalité de son neveu lui rendit des jambes qu'il n'avait plus. Bref, le pauvre garçon fut si mal reçu, et l'on mit tant de bâtons dans ses roues, que, de désespoir, il revint à Paris. Ses anciens maîtres l'avaient jugé: on lui fit une clientèle. Les grands hommes ont le moyen de n'être pas jaloux. Grâce à leur générosité, la réputation du docteur Le Bris s'est faite en cinq ou six années. On l'aime ici comme savant, là comme danseur, et partout comme un charmant homme de bien. Il ignore les premiers éléments du charlatanisme, parle fort peu de ses succès, et abandonne à ses malades le soin de dire qu'il les a guéris. Son appartement n'est pas un temple. Il loge au quatrième étage, dans un quartier perdu. Est-ce modestie? est-ce coquetterie? On ne sait. Les pauvres gens de son quartier ne se plaignent pas d'un tel voisinage: il les soigne avec tant d'application qu'il oublie quelquefois sa bourse au chevet de leur lit.
M. Le Bris était depuis trois ans le médecin de Mlle de La Tour d'Embleuse. Il avait suivi les progrès de la maladie sans pouvoir rien faire pour les arrêter. Ce n'était pas que Germaine fût une de ces enfants condamnées dès leur naissance, qui portent en elles le germe d'une mort héréditaire. Sa constitution était robuste, sa poitrine large, et sa mère n'avait jamais toussé. Un rhume négligé, une chambre froide, la privation des choses nécessaires à la vie avaient causé tout le mal. Peu à peu, malgré les soins du docteur, la pauvre fille avait pâli comme une statue de cire; ses forces s'en étaient allées; l'appétit, la gaieté, le souffle, la joie de respirer l'air liquide, tout lui manquait. Six mois avant le début de cette histoire, M. Le Bris avait réuni deux grands médecins auprès de la malade. Elle pouvait encore être sauvée: il lui restait un poumon, et la nature se contente à moins. Mais il fallait l'emmener sans retard en Égypte ou en Italie.
«Oui, dit le jeune docteur, la seule ordonnance à faire est celle-ci: une maison de campagne au bord de l'Arno, une vie calme et des rentes. Mais voyez!»
Il désigna du doigt les rideaux déchirés, les chaises de paille et le carreau rouge du salon.
«Voici qui la condamne à mort!»
Au mois de janvier, le dernier poumon était entamé; le sacrifice s'accomplissait. Le docteur avait reporté ses soins sur la duchesse. Son dernier espoir était d'endormir doucement la fille et de sauver la mère.
Il fit sa visite à Germaine, lui tâta le pouls pour la forme, lui offrit une boîte de bonbons, la baisa fraternellement au front, et passa chez M. de La Tour d'Embleuse.
Le duc était encore au lit. Sa figure n'était pas faite et il portait ses soixante-trois ans.
«Eh bien! beau docteur, dit-il en riant aux éclats, quelle année nous apportez-vous? La Fortune voudra-t-elle enfin de moi? Ah! friponne, si jamais je te tiens! Vous êtes témoin, docteur, que je l'attends dans mon lit.
Monsieur le duc, répondit le docteur, puisque nous sommes seuls ensemble, nous pouvons causer de choses sérieuses. Je ne vous ai pas caché l'état de mademoiselle votre fille.»
Le duc fit une petite moue sentimentale et dit: «Vraiment, docteur, il n'y a plus rien à espérer? Pas de fausse modestie: vous êtes capable d'un miracle!»
M. Le Bris hocha tristement la tête. «Tout ce qui est en mon pouvoir, reprit-il, est d'adoucir ses derniers jours.
Pauvre petite! Figurez-vous, cher docteur, qu'elle tousse à me réveiller toutes les nuits. Elle doit souffrir cruellement, quoiqu'elle s'en défende. S'il n'y a plus aucun espoir, sa dernière heure sera une heure de délivrance.
Ce n'est pas tout ce que j'avais à vous dire, et pardonnez-moi si je commence l'année par de tristes nouvelles.»
Le duc se leva sur son séant: «Quoi donc? Vous me faites peur!
Mme la duchesse m'inquiète depuis quelques mois.
Ah! pour le coup, docteur, vous abusez des mauvais augures. La duchesse, grâce à Dieu, est en bon point, et je voudrais me porter comme elle.»
Le docteur entra dans des détails qui abattirent l'insouciance et la légèreté du vieillard. Il se vit seul sur la terre, et un frisson le saisit. Sa voix baissa d'un ton; il s'attacha à la main du docteur comme un noyé à la dernière branche. «Mon ami, lui dit-il, sauvez-moi! Je veux dire, sauvez la duchesse! Je n'ai plus qu'elle au monde. Qu'est-ce que je deviendrais? C'est un ange, mon ange gardien! Dites-moi ce qu'il faut faire pour la guérir. J'obéirai en esclave.
Monsieur le duc, il faut à Mme la duchesse une vie calme et facile, sans émotions et surtout sans privations; un régime doux, des aliments choisis et variés, une maison confortable, une bonne voiture.