Le fils du Soleil - Gustave Aimard 3 стр.


Don Juan Perez avait laissé retomber son manteau, l'épaule appuyée contre un arbre, les jambes croisées, et il écoutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Chillito.

Don Juan Perez était un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille élevée et bien prise, pleine d'élégance et de noblesse dans tous ses mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son visage, deux yeux comme chargés d'éclairs et dont il était presque impossible de supporter le regard et la fascination étranges. Les narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; une froide raillerie s'était incrustée dans les coins de sa bouche, belle de dents blanches et surmontée d'une moustache noire. Le front était large, la peau bistrée par les ardeurs du soleil, la chevelure longue et soyeuse. Cependant malgré toutes ces prodigalités de la nature, son expression altière et dédaigneuse finissait par inspirer une sorte de répulsion.

Les mains de don Juan étaient parfaitement gantées et petites; son pied, un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, qui était d'une grande richesse, il était absolument pareil par la forme à celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents piastres.

Deux ans avant l'époque de ce récit, don Juan Perez était arrivé au Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'était demandé: d'où vient-il? de qui tient-il sa fortune princière? où sont ses propriétés? Don Juan avait acheté, dans la colonie, une estancia, située à deux ou trois lieues de Carmen, et, sous prétexte de défense contre les Indiens, il l'avait fortifiée, entourée de fossés et de palissades et munie de six pièces de canon. Il avait ainsi muré sa vie et déjoué la curiosité. Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun hôte, il était accueilli par les premières familles du Carmen, qu'il visitait assidûment, pour soudain, au grand étonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler don Juan. Don Luciano Quiros, à qui son poste de gouverneur donnait droit à la curiosité, ne laissa pas d'avoir quelques inquiétudes au sujet du bel étranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui déchire tôt ou tard les voiles les plus épais.

Voilà quel était l'homme qui écoutait Chillito dans la clairière, et tout ce que l'on savait sur son compte.

-Assez! fit-il avec colère en interrompant le gauche; tu es un chien et un fils de chien.

-Senor! dit Chillito qui redressa la tête.

-J'ai envie de te briser comme un misérable que tu es.

-Des menaces! à moi! s'écria la gaucho pâle de rage et dégainant son couteau.

Don Juan lui saisit le poignet de sa main gantée, et le lui tordit si rudement qu'il laissa échapper son arme avec un cri de douleur.

-A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta Chillito sur le sol.

-Non, tuez-moi plutôt.

-Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une bête brute.

Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses lèvres étaient blêmes, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras croisés.

-Eh bien! oui, dit-il, je suis une bête brute, mais je vous aime, après tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas.

-Va-t'en.

-C'est votre dernier mot?

-Oui.

-Au diable, alors!

Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pensée, leva son arme pour se frapper.

-Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arrêté le bras de Chillito; mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre.

Le gaucho tomba à ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable au chien qui lèche son maître dont il a été battu.

Mato était resté témoin immobile de cette scène.

-Quel pouvoir a donc cet homme étrange pour être aimé ainsi! murmura José Diaz toujours caché derrière un arbre.

III.DON JUAN PEREZ

Après un court silence, don Juan reprit la parole.

-Je sais que tu m'es dévoué, et j'ai en toi une entière confiance, mais tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal.

-Je ne boirai plus, répondit le gaucho.

Don Juan sourit.

-Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tantôt, on lâche des mots sans remède plus meurtriers que le poignard. Ce n'est pas le maître qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux?

-Oui, dirent les gauchos.

-Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez prêts à tout. Surveillez particulièrement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire à lui ou sa fille dona Linda, vous allumerez immédiatement deux feux, l'un sur la falaise des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si incompréhensible qu'il soit, me promettez-vous de l'exécuter avec promptitude et dévouement.

-Nous le jurons!

-C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous pourrez: tâchez, sans éveiller le soupçon qui ne dort jamais que d'un oeil, de réunir une troupe d'homme déterminés. A propos, méfiez-vous de Pavito: c'est un traître.

-Faut-il le tuer? demanda Mato.

-Peut-être serait-ce prudent, mais il faudrait s'en débarrasser adroitement.

Les deux gauchos se lancèrent un regard à la dérobée; don Juan feignit de ne pas les voir.

-Avez-vous besoin d'argent?

-Non, maître.

-N'importe! prenez cela.

Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre d'onces d'or étincelaient à travers les mailles.

-Chillito, mon cheval.

Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussitôt, tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'élança.

-Adieu, leur dit-il, prudence et fidélité! Une indiscrétion vous coûterait la vie.

Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'éperon dans les flancs du cheval et s'éloigna dans la direction du Carmen. Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur.

Dès qu'ils furent à une certaine distance, dans un coin de clairière s'agitèrent les broussailles, d'où s'avança par degrés une tête pâlie par la peur. Cette tête appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une main et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d'un air effaré et en murmurant à mi-voix:

-Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen del Pilar! quels démons! Eh! eh! on a raison d'écouter.

-C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur.

-Qui va là? s'écria le Pavito, qui fit un bond de côté.

-Un ami, reprit José Diaz qui sortit de derrière l'érable et joignit le gaucho, auquel il serra la main.

-Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous écoutiez donc aussi?

-Tudieu! si j'écoutais? J'ai profité de l'occasion pour m'édifier sur don Juan.

-Eh bien?

-Ce caballero me parait un assez ténébreux scélérat: mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d'ombre.

-Ainsi soit-il!

-Et d'abord, que comptez-vous faire?

-Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa.

-Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa.

-Caramba! je les connais de longue date; à cette heure ils m'inquiètent médiocrement.

-Mais moi?

-Bah! vous n'êtes pas encore mort.

-Je n'en vaux guère mieux.

-Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panthère que je sache?

-Une panthère n'est, après tout, qu'une panthère, on en a raison avec une balle; mais les deux gaillards que don Juan a lâchés après moi sont des démons.

-C'est vrai; donc allons au plus pressé. Don Luis Munoz dont je suis le capataz, est mon frère de lait, c'est vous dire que je lui suis dévoué à la vie à la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon maître quelque infernal complot que je veux faire échouer. Etes-vous décidé à me prêter main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, à eux deux, n'ont qu'une seule volonté.

-Franchise pour franchise, don José, reprit le Pavito après un instant de réflexion. Ce matin, j'aurais refusé; ce soir, j'accepte, car je ne risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est changée. Me tuer adroitement! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis à vous, capataz, comme mon couteau est à sa poignée, à vous corps et âme, foi de gaucho!

-A merveille! fit don José; nous saurons nous entendre. Montez à cheval et allez m'attendre à l'Estancia: j'y retournerai après le coucher du soleil, et là, nous dresserons le plan de contre-mine.

-D'accord. De quel côté vous dirigez-vous?

-Je me rends chez don Luis Munoz.

-A ce soir, alors!

-A ce soir!

Ils se séparèrent. Le Pavito, dont le cheval était caché à peu de distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont José était le capataz, tandis que celui-ci descendait à grands pas le chemin de la Poblacion.

Don Luis Munoz était un des plus riches propriétaires du Carmen, où sa famille s'était établie depuis la fondation de la colonie. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il avait gardé le beau type de cette race, type qui sur son visage se reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accusées, avec un certain air de majesté fière auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient une expression de bonté et de douceur.

Resté veuf, après deux courtes années de mariage, don Luis avait enfermé dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacrée, et il croyait que c'était l'aimer encore que de se vouer tout entier à l'éducation de leur fille Linda.

Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, à peu de distance du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie.

Quelques heures après les événements que nous avons rapportés, deux personnes étaient assises auprès d'un brasero dans un salon de cette habitation.

Dans ce salon, élégamment meublé à la française, un étranger, en soulevant la portière, aurait pu se croire transporté au faubourg Saint-Germain: même luxe dans les tapisseries, même goût dans le choix et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas même un piano d'Erard chargé de partitions d'opéras chantés à Paris; et, comme pour mieux prouver que la gloire va loin et que le génie a des ailes, les romanciers et les poètes à la mode encombraient un guéridon de Boule. Là tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, où achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des lustres garnis de bougies roses éclairaient cette magnifique retraite.

Don Luis Munoz et sa fille Linda étaient assis auprès du brasero.

Dona Linda, âgée de quinze ans à peine, était admirablement belle. L'arc de jais de ses sourcils, tracés comme avec un pinceau, relevait la grâce de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et pensifs, frangés de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d'un noir d'ébène qui se bouclaient autour d'un col délicat, et où des jasmins odorants se mouraient de volupté. Petite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambrée était d'une finesse extrême; jamais pieds plus mignons n'avaient foulé, en dansant, les pelouses buenos-ayriennes, jamais main plus délicate n'était tombée dans la main d'un amoureux. Sa démarche, nonchalante comme celle de toutes les créoles, avait je ne sais quels mouvements ondulés pleins de désinvolture et de salero, comme on dit en Espagne.

Son costume, d'une charmante simplicité, se composait d'un peignoir de cachemire blanc brodé de larges fleurs en soie de couleurs vives, serré aux hanches par une torsade. Un voile de maline était négligemment ajusté sur ses épaules. Ses pieds, emprisonnés dans des bas de soie à côtés, étaient chaussés de pantoufles naines roses et bordées de duvet de cygne.

Dona Linda fumait un mince cigarillo de maïs, tout en causant avec son père.

-Oui, père, disait-elle, aujourd'hui est arrivé au Carmen un navire de Buenos-Ayres, chargé des plus jolis oiseaux du monde.

-Eh bien! chica (petite)?

-Il me semble que mon cher petit père, fit-elle avec une admirable moue, n'est guère galant, ce soir.

-Qu'en savez-vous, mademoiselle? répondit don Luis en souriant.

-Comment! vrai! s'écria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pensé?

-A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre volière peuplée de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre cents, vilaine ingrate!

-Oh! que vous êtes bon, mon père, et que je vous aime! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant à plusieurs reprises.

-Assez! assez! follette! Vas-tu m'étouffer avec tes caresses?

-Que faire pour reconnaître vos prévenances?

-Pauvre chère, je n'ai que toi à aimer désormais.

-Dites donc à adorer, mon excellent père, car c'est de l'adoration que vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon âme.

-Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas, méchante, de me causer des inquiétudes.

-Moi? demanda Linda avec un tressaillement intérieur.

-Oui, vous, vous, fit-il en la menaçant tendrement du doigt. Tu me caches quelque chose.

-Mon père!

-Allez, ma fille, les yeux d'un père savent lire jusqu'au fond d'un coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je ne suis plus seul dans ta pensée.

-C'est vrai, répondit la jeune fille avec une certaine résolution.

-Et à qui rêves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son inquiétude sous un sourire.

-A don Juan Perez.

-Ah? cria le père d'une voix étranglée, et tu l'aimes?

-Moi? Non, répondit-elle. Ecoutez, mon père, je ne veux rien vous cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pensée; pourquoi? je ne saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me cause un sentiment de douleur indéfinissable. Cet homme est beau, ses manières sont élégantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de haute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me glace et m'inspire une répulsion invincible.

-Tête romanesque!

-Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix, vous avouerai-je tout, mon père?

-Parle avec confiance.

-Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste.

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