A l'époque des Grecs, la politique était régie par un état-cité. Sa taille était déterminée par la distance qu'un homme pouvait parcourir en un jour. Personne n'était à plus d'un jour des événements du moment. On ne faisait pas confiance aux états-cité voisins avec lesquels la communication était moins fréquente.
Aujourd'hui, on peut communiquer presque instantanément avec le monde entier. Cela nous a permis de développer une civilisation globale. Toutefois, nous avons peut-être été trop loin en créant ce réseau de façon aussi rapide. Tel un élastique trop tendu, le contrecoup sera rapide et douloureux...
Peter Stone
La Chute du Monde
* * *
En approchant du premier véhicule, Peter fut surpris d'y voir un véhicule blindé, comme ceux transportant jadis l'argent vers les banques. Sa forme rectangulaire se dressait devant lui, impassible. La lumière sur le toit l'aveuglait. Lui, habitué à l'obscurité. Toutefois, il parvint à reconnaître un deuxième véhicule, lui aussi blindé. Les autres voitures n'étaient que des formes floues, dissimulées par les ombres. Peter fut incapable de déterminer combien de voitures il y avait et à quoi elles ressemblaient.
Une silhouette élancée descendit du deuxième véhicule et s'approcha de lui, près de la portière du premier véhicule. C'était Kudjo Wilson. « Content de te voir , » déclara-t-il en ouvrant la portière du côté passager. « Je vais faire les présentations. »
Il passa sa tête à l'intérieur du véhicule. « Honon, voici mon homme. Peter. Peter, je te présente l'honorable, le distingué, l'inestimable Israel Baumberg. »
Une petite lampe brillait à l'intérieur du véhicule et Peter put distinguer l'homme auquel on le présentait. Même assis, Israel Baumberg était un homme grand avec de larges épaules et des bras puissants. Debout, il devait faire au moins 1 mètre 95. Il avait les cheveux raides, noirs et courts. Il avait le visage ridé et buriné, ressemblant plus à du cuir qu'à de la chair. Il était difficile de déterminer sa couleur de peau par cette faible lumière, mais à en juger par ses traits, Peter devina qu'il devait avoir la peau foncée. Un fusil automatique et une mitraillette étaient posées à côté de lui.
« Bienvenue dans notre caravane, M. Smith. Entrez. » Alors que Peter entrait, l'autre l'examina à travers la faible lumière. « Ou devrais-je dire, M. Stone ? C'est un honneur inattendu. »
Peter grimaça. Il n'aimait pas être reconnu, trop de gens nourrissaient des sentiments négatifs à son égard. Toutefois, il monta dans le véhicule et s'installa sur le siège passager.
« Laissez-moi voir votre bras », poursuivit l'homme. « Kudjo m'a dit que vous avez été blessé. » Il examina doucement la blessure. « Eh bien, ça ne m'a pas l'air très grave, mais nous voulons éviter les mauvaises surprises. Nous ferions donc mieux de nous en occuper. Kudjo, tu peux aller voir si Sarah est libre ? Et tant que tu y es, vérifie où en est le dîner. »
« Compris, Boss », Kudjo sourit avant de remonter la file de voitures pour exécuter les ordres.
« Kudjo est un homme bien. Vous avez eu de la chance de tomber sur lui. Avant, il était un infiltré de la brigade des stups de la police de St. Louis. On ne pouvait pas trouver meilleur que lui. Quant à moi, mon père était Juif et ma mère Indienne. Je préfère utiliser mon nom Indien, Honon. Cela signifie « ours ». Et ce sera tout à mon sujet pour le moment. Des questions ? »
« Oui. C'est quoi, tout ça ? »
« Ceci, » Honon écarta les bras pour désigner les véhicules derrière le sien, « est une caravane, menée par Kudjo et moi. Nous allons d'ici à là-bas. »
« Je sais où on est ici, mais « là-bas », c'est où ? »
« C'est une longue histoire et je commencerai dans une minute. Nous sommes partis de San Francisco cette fois et nous avançons vers la côte californienne. Vous avez de la chance d'être tombé sur nous. Nous venions de la route 101 et nous serions passés à côté de cette zone si un séisme n'avait pas détruit la route au sud de Ventura. Nous avons dû rebrousser chemin jusqu'à la route 138 avant de traverser Santa Paula jusqu'à l'autoroute 5, où nous nous trouvons en ce moment. Nous allons probablement camper ici, cette nuit, et nous repartirons demain. »
A cet instant, une femme passa sa tête par la porte ouverte. Elle semblait avoir la quarantaine, avait les cheveux gris-blonds et un visage plutôt rond. « On m'a dit que quelqu'un avait besoin de soins. » dit-elle à Honon.
« Oui. Peter, voici le Dr Sarah Finkelstein. Elle prend soin de nous durant ce voyage. Sarah, voici le tristement célèbre Peter Stone. »
Peter soupira lors de la présentation. Le médecin le regarda de haut en bas. « Bien, bien, bien. L'homme qui avait raison. Cela vous console d'une quelconque façon ? »
« Pas du tout. »
« Je suppose que non. Eh bien, voyons ça. » Elle examina sa blessure. « Votre vaccin contre le tétanos est à jour ? » demanda-t-elle.
« Je n'en ai pas fait depuis des années. »
« C'était une question idiote, je sais, mais les vieilles habitudes ont la tête dure. Je ne vous en ferai pas non plus, je suis à court de vaccin. Mais ça ne m'a pas l'air trop grave. Je vais nettoyer et bander votre blessure. Vous survivrez. Prochaine question, et ça va vous sembler un peu personne, mais c'est nécessaire. Avez-vous une quelconque maladie vénérienne ? »
Peter fut surpris par cette franchise, mais il répondit que non. « Bien », déclara-t-elle. « Nous devons garder un groupe sain. » Sans plus d'explications, elle s'occupa de son bras en silence, de façon efficace, puis elle laissa Peter et Honon seuls.
« Avant de commencer mon histoire », dit Honon « Vous devez connaître certains faits. Vous connaissez sûrement les avancées en matière de cryogénisation et d'animation suspendue. »
Peter hocha la tête. « J'en ai parlé dans mon livre. »
« Oui, c'est vrai. Excusez-moi, j'avais oublié. Cela fait un moment que je ne l'ai pas relu. Si je me souviens bien, vous n'en faisiez aucunement l'éloge. »
« C'était un effort gâché, une tentative futile d'atteindre l'immortalité. Quel avantage pourrait-il y avoir à congeler quelqu'un pour le réveiller cinquante ans plus tard, alors que tout portait à croire que le monde aurait du mal à subvenir aux besoins des quelques personnes restantes ? Les gens du passé seraient totalement désarmés dans un nouveau monde régi par la famine, la sécheresse, la guerre et la maladie. L'argent et les connaissances utilisés pour ces recherches auraient pu être utilisées ailleurs. »
« Peut-être », déclara Honon, « mais il y aurait pu y avoir certaines choses que même vous n'aviez pas prévues. »
« Comme quoi ? »
« Pas si vite. Avez-vous déjà entendu parler d'un astre appelé Epsilon Eridani ? »
« Je crains ne jamais avoir été doué en astronomie. »
« Moi non plus. Mais heureusement, quelques personnes s'y sont intéressées. Quelques années auparavant, avant la disparition totale du programme spatial, ils ont effectué une expérience de parallaxe satellite ne me demandez pas de vous expliquer, je ne pourrai pas et ils ont découvert qu'Epsilon Eridani possédait tout un tas d'autres planètes, comme notre soleil. C'était une découverte intéressante, mais il y avait des problèmes plus urgents et on n'y prêta que peu d'attention.
« Presque au même moment, un homme écrivait un livre. Ce fut un grand livre, un livre puissant qui fit peur à beaucoup de gens. Il parlait de la fin de la civilisation et du retour du barbarisme à cause de la surpopulation, de la pénurie des matières premières et de l'effondrement des forces connectées. La plupart des gens se sont énervés car ils avaient peur de faire face à - »
« Et c'est à moi que vous le dites, » marmonna Peter.
« - mais quelques personnes se sont mises à réfléchir. Les affirmations de l'auteur étaient indiscutables, mais ces gens ne voulaient pas assister à la fin de la civilisation. Alors, ils ont commencé à réfléchir à des alternatives. »
« Je l'ai fait aussi et on m'a détesté pour ça. Mes suggestions étaient radicales, mais je faisais face à une situation de crise. Mes plans n'auraient peut-être pas fonctionné, mais ça n'aurait pas pu être pire que ce que nous traversons maintenant. »
Honon haussa les épaules. « A qui le dites-vous. Quoiqu'il en soit, ces personnes ont senti la haine envers vous et ont décidé de travailler en secret. Elles ont informé certaines personnes très influentes, certaines très riches.
« Ça aide toujours. »
« Du coup, ils ont construit un vaisseau spatial - »
Peter en eut le souffle coupé. « Hé, une minute. Je crois que j'ai raté un épisode. C'est quoi cette histoire de vaisseau spatial ? »
« Réfléchissez. Utilisez votre perspicacité. S'il n'y a plus de ressources sur Terre, la civilisation aurait de meilleures chances ailleurs. Où peut-on aller ? Aucune autre planète de notre système solaire est capable d'accueillir une colonie sans technologie pour la maintenir en vie. Cela nous laisse les étoiles, notamment Epsilon Eridani. »
Peter s'apprêta à dire quelque chose lorsqu'une petite fille frappa à la porte du véhicule. Elle avait les cheveux foncés et ne devait pas avoir plus de huit ou neuf ans. « Monsieur Honon, » dit-elle, « J'apporte le dîner pour vous et l'autre monsieur. »
« Merci, Mary. » Honon passa le bras à travers sa vitre et attrapa deux bols.
« Attention, » dit-il à Peter en lui tendant l'un des bols. « C'est chaud. » La petite fille retourna d'où elle était venue.
Le liquide contenu dans les bols sapparentait à un mélange de soupe et de ragoût. Il y avait des pommes de terre, des petits pois, des haricots, des carottes, des pousses de soja et même de petits morceaux de poulet. Cétait presque un vrai buffet, compte tenu des circonstances. Lestomac de Peter criait famine car il navait rien avalé depuis son maigre petit-déjeuner de ce matin. Il accepta la cuillère tendue par Honon et prit une bouchée, savourant le mélange de saveurs. « Vous mangez bien », déclara-t-il.
« Merci. Comme je lai dit, nous essayons de maintenir la civilisation en vie et lun des aspects les plus agréables est la bonne nourriture. Nous faisons ce que nous pouvons pendant quon voyage, mais cest loin dêtre un repas équilibré. »
« Certains tueraient pour ceci. »
Honon soupira. « Oui, je sais. Ils ont déjà tenté plusieurs fois. Voilà pourquoi on utilise des véhicules blindés. De nos jours, voyager ne se fait pas sur un coup de tête. »
Les deux hommes mangèrent en silence pendant un moment, réalisant que leur repas était un véritable trésor dans ce monde où les ressources manquaient. Peter termina en premier et sadossa à son siège, content.
« Merci beaucoup. Cétait le meilleur repas que jai eu depuis des semaines. »
« Vous en voulez encore ? Je peux demander à ce quon vous resserve. »
« Je ne voudrais pas profiter de vos réserves »
« Tout ira bien pendant un temps. Larrière du deuxième camion est rempli de nourriture. »
Peter était très tenté, mais il décida de se retenir. « Je ne veux pas mhabituer à une telle vie. », déclara-t-il. « La situation peut vite changer. »
Honon hocha la tête. « Cest vrai, mais ça ne mempêche pas de bien vivre quand je peux. Quand je menais mon troupeau, jai appris quon survivait pendant les temps difficiles et quon se rattrapait quand ça allait mieux. »
« Vous étiez berger, alors ? »
« Jai été beaucoup de choses à un moment ou à un autre. Bûcheron, chauffeur de camion, garde forestier, aide agricole, couvreur, plongeur. Jaime le changement. »
« Et maintenant, vous menez un cortège. »
« Ouaip. Vous voyez, selon moi, il faut toujours avancer vers quelque chose. Voyager ne suffit pas. Il faut avoir un objectif. »
« Et votre objectif, cest lespace ?
« Pas tout de suite. Dabord, il faut emmener ce groupe au Monastère. »
« Au quoi ? »
« Cest comme ça quon appelle notre petite colonie. Les monastères ont gardé le savoir pendant les premières périodes sombres. Nous avons donc décidé dappeler notre base comme ça. Cela na aucune signification religieuse, je vous assure. Nous sommes tous plutôt tolérants. Il est déjà assez difficile de survivre de nos jours sans devoir faire face à de vieux préjudices. »
« Cela narrête pas la plupart des gens. Lintolérance semble avoir atteint son plus haut point », dit Peter avec amertume.
Honon haussa les épaules. « Je me fiche sils sentretuent. De mon point de vue, on ne peut évoluer quen se débarrassant des intolérants. »
« Où se trouve ce Monastère ? »
« Oh, il est quelque part. » Honon agita la main vers lest. « Je ne peux pas vous en dire plus, jen ai bien peur. Cest un secret et pour de bonnes raisons. Nous vivons trop bien au goût de la plupart des gens. Sils savaient où on se trouve, ils viendraient nous anéantir. Voilà pourquoi je ne peux pas dire aux gens où se rend la caravane. Si on est séparé, ils ne pourront le dire à personne. »
« Mais si vous projetez une colonie interstellaire, vous devez avoir beaucoup de gens. »
« Près de cinq mille, aux dernières nouvelles. »
Peter siffla. « Mais il est impossible de cacher autant de gens. »
« On y arrive, » Honon sourit.
« Mais faire partir autant de gens de la Terre serait un énorme problème en soi. Comment comptez-vous faire ? »
« Pour commencer, tout le monde n'ira pas. Certains sont attachés au vieux monde et nous aimerions essayer de le réhabiliter. Seuls trois mille feront le voyage. »
« Mais les besoins en carburant »
« Lannée dernière, la presse est passée à côté du programme spatial. Elle était occupée avec les guerres, les pénuries et le reste. La propulsion nucléaire permet de soulever un gros poids à moindre coût. Cela na pas été testé sur le terrain, mais les expériences sont très prometteuses. »
« Je ne prétends pas être ingénieur astronautique, mais je me souviens avoir vu un spectacle au planétarium. On y disait quil faudrait des milliers dannées pour atteindre létoile la plus proche. Les colons ne vivront pas aussi longtemps et la nourriture pour trois mille personnes remplirait plusieurs vaisseaux. »
« Ces chiffres se basaient sur une vélocité constante. Le propulseur nucléaire nous donnera une accélération constante un dix millième de « G » pour être exact. Je sais quon ne dirait pas grand-chose, mais laddition est correcte. Selon les dernières estimations, on peut faire le voyage en seulement six cent cinquante ans. »
« Mais même »
« Souvenez-vous de ce que jai dit tout à lheure, concernant la cryogénisation. Les colons seront cryogénisés avant le départ, sauf léquipage du vaisseau. Ils se réveilleront uniquement au moment de latterrissage sur notre nouvelle planète. Cela économisera des vivres et de la place puisque nous naurons pas assez de place pour que toutes ces personnes puissent se déplacer. »