Pendant quelques secondes, il contempla dun air vide lécran de son ordinateur. Puis il reprit :
Je pense que Oui. Jai de quoi établir votre équivalence de taille. Patientez un instant, je vous trouve un corps approprié.
Sa notion dinstant nétait manifestement pas la même que celle de Rabinowitz.
Tout est prêt, annonça lemployé au bout dune attente interminable. Préparez-vous à vous connecter.
Malgré son expérience en la matière elle lavait vécu bien plus souvent que la majorité des terriens se connecter à un corps dalien était toujours déstabilisant. Les peuples de toutes les planètes fabriquaient des locacorps mécaniques qui ressemblaient autant que possible à leurs corps biologiques, ce qui les rendait difficiles à manœuvrer pour quiconque était bâti différemment.
Certaines espèces avaient des bras en surnombre, quun humain laissait toujours pendre mollement sur les côtés ; certaines nen avaient quun seul, et un humain se sentait handicapé. Dautres voyaient des longueurs dondes impénétrables aux terriens, ou percevaient des fréquences qui leur étaient normalement inaudibles.
Pire que tout, cependant, il y avait les espèces quasi-humanoïdes, comme les Jenitharps. Ces derniers avaient bien deux bras et deux jambes, mais les bras se trouvaient au niveau de la taille, rattachés au milieu du corps par un étrange arrangement articulaire quon ne pouvait en aucun cas appeler des épaules. On avait limpression dévoluer dans un miroir déformant.
Rabinowitz, une fois connectée, se retrouva debout à côté de lemployé, à le regarder den haut.
Jai prévenu la police, lui dit-il. Ils vont arriver pour vous escorter. Ils ont demandé que vous les attendiez ici.
Très bien. Je préfère être un peu seule avec un nouveau corps, le temps dapprendre à men servir.
Si vous le désirez, maintenant que votre taille est enregistrée, nous pouvons vous attribuer un corps permanent. Cela ne vous coûtera quun petit supplément. Un corps vous sera réservé de manière permanente, et vous pourrez visiter Jenithar chaque fois que vous le voudrez sans avoir à subir tous ces contretemps.
Merci. Je men souviendrai si jamais on moblige à revenir.
Lemployé sen alla, la laissant seule dans une pièce remplie détagères où sempilaient des locacorps de toutes les tailles imaginables : beaucoup étaient plus petits que le sien, certains considérablement plus grands. Elle se sentait lourde. La plupart des espèces modelaient leurs corps de location dans un quelconque plastique ou matériau léger ; certains les fabriquaient même à partir de tissus vivants. Les Jenitharps, eux, se servaient dun métal lourd et cliquetant. Le corps quon lui avait attribué était couvert dun faux plumage brun-vert, et vu sa taille et sa couleur, son rang devait être plus que respectable.
Rabinowitz savança dun pas hésitant vers une zone dégagée au centre de la pièce, et tâcha dexercer de petits mouvements de gymnastique. Les jambes nétaient pas particulièrement difficiles à manier : il lui suffisait de marcher à petits pas, comme si elle sétait affublée dun kimono très serré. Les longs bras fins, en revanche semblaient inutilisables. Ils pendaient mollement comme des tuyaux en caoutchouc, et Rabinowitz devait presque disloquer ses propres épaules pour les faire bouger. Cétait des tentacules plus que des bras, dépourvus de véritables articulations.
Il faut être danseuse à Bali pour faire marcher ces trucs, marmonna-t-elle.
Un quart dheure plus tard, elle se sentit assez à laise pour ne pas trop se ridiculiser. Heureusement, personne nattendait dun alien pilotant un corps de location quil se déplace avec grâce. Chaque espèce cultivait son lot de blagues sur ses visiteurs extraplanétaires maladroits.
Deux nouveaux venus entrèrent dans la pièce, le premier un peu plus grand et plus pâle que son compagnon. Impossible de déterminer leur sexe.
Madame Rabinowitz ? fit le plus grand, qui restait tout de même plus petit quelle. Permettez-moi de me présenter. Je suis Feffeti rab Dellor, sergent de niveau trois. Je vous suis reconnaissant davoir accepté de nous assister dans notre enquête. Si vous voulez bien maccompagner, nous allons nous rendre sur le lieu du crime.
Il ne prit pas la peine de présenter son compagnon plus petit.
À lattaque, MacDuff ! lâcha Rabinowitz.
Le sergent sarrêta net.
Je suis désolé, dit-il. La traduction na pas fonctionné.
Peu importe. Cétait une référence littéraire. De toute façon, je ne devrais pas les colporter ainsi gratuitement.
Le sergent Dellor et son collègue menèrent Rabinowitz dans un couloir plein de monde, puis dans un ascenseur bondé. Ils descendirent seize étages avant de sortir pour traverser une nouvelle foule, jusquà un arrêt de transport public. Les gens sécartaient pour les laisser passer ; peut-être Dellor portait-il un insigne de police que Rabinowitz navait pas identifié, ou peut-être respectait-on sa taille plus imposante que celle de la plupart des citoyens de Jenithar.
Apparemment, même la police prenait les transports publics. Ils passèrent devant tout le monde et réquisitionnèrent le premier taxi de la file. Dellor donna au chauffeur, considérablement plus petit que lui, un code de dérogation policière ainsi quune destination, et le taxi partit en trombe.
Comme Rabinowitz ne connaissait de Jenithar que lholospace de Levexitor, elle était fascinée par cette première « véritable » visite. Le ciel était couvert, et bien que son corps artificiel fût incapable de discerner les variations réelles de température et dhumidité, le climat semblait lourd. Malgré les nuages, le ciel était très lumineux, et Rabinowitz se souvint avoir lu que le soleil de Jenithar était de classe F, légèrement plus brillant que celui de la Terre. Les filtres de son corps de location réduisaient la luminosité à un niveau confortable pour un terrien, mais ils modifiaient étrangement sa perception de la profondeur et rendaient les couleurs délavées et peu naturelles.
Cette région de Jenithar était une immense ville remplie de gratte-ciels ; il y en avait assez pour mettre à laise un habitant de Manhattan, mais ce même New-Yorkais serait resté bouche bée devant la propreté de lensemble. Une petite armée demployés municipaux parcourait la ville en permanence pour ramasser les détritus et maintenir la propreté immaculée des rues et des bâtiments. Rabinowitz aurait pu simaginer que ce zèle était le fruit dun sentiment de fierté civique si elle navait pas lu que cela faisait partie dun programme de plein-emploi.
Il y avait des gens partout, toujours en mouvement. Ils formaient de longues files de piétons le long des rues, rangés par ordre de taille, et chaque trottoir était réservé à un trafic piétonnier à sens unique. Tout ce monde formait un véritable tourbillon de couleurs et de formes, mais restait étrangement silencieux. Forcés de vivre si près les uns des autres, les Jenitharp avaient établi des règles très strictes afin de limiter les invasions sonores de lespace personnel.
Vous êtes courtière littéraire, cest exact ? demanda Dellor pendant le trajet.
Oui. Jenithar reste un marché porteur pour la littérature de ma planète.
Travailliez-vous depuis longtemps avec le Grandissime Levexitor ?
Depuis seulement quatre mois. Jy voyais le début dune longue relation daffaires, mais on dirait bien que je vais devoir me trouver de nouveaux contacts.
Travailliez-vous depuis longtemps avec le Grandissime Levexitor ?
Depuis seulement quatre mois. Jy voyais le début dune longue relation daffaires, mais on dirait bien que je vais devoir me trouver de nouveaux contacts.
Vous avez déclaré quà lheure du crime, vous rendiez visite à Levexitor.
Seulement par holojection. Notre conversation était ponctuée détranges silences. Je pense que quelquun dautre était physiquement présent en même temps que moi, mais cette personne nétant pas reliée à lholospace, je nai pas pu la voir ni lentendre.
De quoi parliez-vous à lheure de sa mort ?
Rabinowitz hésita un instant.
Nous parlions affaires, répondit-elle. Jétais venue lui parler des droits du théâtre sous-marin, et
Inutile de développer, linterrompit Dellor. Je nai pas besoin de connaître les détails des affaires du Grandissime. Connaissiez-vous bien Dahb Chalnas ?
Lassistant de Levexitor ? Pas vraiment. Il était souvent présent lors de mes rendez-vous avec le Grandissime, mais il nouvrait presque jamais la bouche.
Mais cette fois, il nétait pas là ?
Pas dans lholospace, non. Levexitor ma dit que cétait son jour de congé.
Le taxi était arrivé dans un autre quartier de la ville, bien moins peuplé que le centre, aux habitations plus petites et détachées les unes des autres. Ils sarrêtèrent devant une maison à deux étages, entourée dun mur bas, avec un jardin de poupée sur le devant. Rabinowitz contempla un instant la bâtisse, ébahie. Levexitor faisait partie des plus grands notables de Jenithar, et sa maison ne faisait même pas les deux tiers de la sienne.
Tout est relatif, murmura-t-elle en sortant du taxi, entourée de son escorte policière.
Les deux sergents la menèrent à lintérieur, et dès quelle eut franchi le seuil, elle parcourut lentrée dun regard choqué : la maison de Levexitor aurait pu donner à un simple taudis des airs de palace. Des tas de détritus jonchaient le sol, à tel point quon peinait à se déplacer, et elle dut éviter soigneusement de petits ruisselets dun immonde fluide jaunâtre. Des gouttelettes graisseuses dun produit visqueux inidentifiable suintaient le long des murs. Rabinowitz était certaine que la puanteur lui aurait fait perdre connaissance si son corps artificiel avait été en mesure de transmettre les odeurs. Par chance, il se contentait dune alarme pour lalerter de la présence de fumée ou de produits corrosifs.
Cest qui, son décorateur ? demanda-t-elle à voix haute. La compagnie des marais et des eaux usées ?
Cette maison offrait un tel contraste, tant avec la propreté des rues quavec laustérité de lholospace de Levexitor, que Rabinowitz eut soudain limpression de se trouver sur une autre planète. Mais à la réflexion, elle connaissait beaucoup de gens sur Terre dont lholospace navait rien à voir avec leur maison ou leur bureau.
Son personnel devait être particulièrement incompétent, poursuivit-elle.
Le Grandissime Levexitor vivait seul ici, expliqua Dellor. Son seul employé était son assistant, Dahb Chalnas.
Tout seul ? Sans le moindre domestique ? Un citoyen aussi grand et important que le Grandissime Levexitor ?
Lun des avantages à être aussi grand, répondit le sergent, cest justement davoir lautorisation de vivre seul.
Rabinowitz hocha la tête dun air songeur du moins, elle essaya : le mouvement fit sagiter dune manière incontrôlable son lourd corps métallique.
Je vois, dit-elle. Bon, montrez-moi ce que vous vouliez me faire voir, que je puisse rapporter ce corps à lagence. Ils devront le baigner dans lacide avant quil puisse servir à nouveau.
Dellor lui fit traverser plusieurs pièces, chacune plus répugnante que la première, puis sarrêta enfin et déclara :
Voici la pièce où le Grandissime Levexitor a été assassiné.
Lunique point commun entre cette pièce et lholospace de Levexitor était la haute table de travail et son plateau électronique, identique à celle devant laquelle il se tenait au moment de sa mort.
Ça ne ressemble pas du tout à ce que jai vu.
Cela na rien détonnant. Dites-nous ce que vous avez vu.
Le Grandissime Levexitor se tenait derrière sa table. Il me parlait. De temps en temps, il mettait plusieurs secondes à me répondre ; je pense quil sortait brièvement de lholospace pour sadresser à une personne présente physiquement dans son bureau. En plein milieu de notre conversation, il a soudain levé les yeux, poussé un petit cri et sest effondré sur la table. Jai regardé partout, mais je nai vu personne dautre dans lholospace. Puis le corps du Grandissime sest redressé jimagine que son meurtrier a soulevé son corps physique pour accéder à son holojecteur et jai vu des mains invisibles presser les boutons. Puis la connexion a été coupée, et jétais de nouveau chez moi.
Dellor resta un instant silencieux, puis déclara :
Voilà qui confirme notre théorie. Veuillez accepter notre gratitude pour votre collaboration. Nous allons vous raccompagner à lagence de location.
Attendez ! Cest tout ? Vous payez pour me faire venir ici, vous me faites subir tout ce cirque pour louer un corps, vous memmenez dans cet égout nauséabond Et tout ça pour passer deux minutes dans cette pièce en vous répétant ce que je vous ai déjà raconté au téléphone ?
Cest exact.
Et dites-moi, quelle est votre théorie ?
Ce nest pas votre affaire.
Eh bien jen fais mon affaire !
Elle se dressa devant lui de toute sa hauteur, le toisant dun air quelle espérait impérieux et glacial.
Et si vous espérez grandir un jour, vous allez à votre tour en faire mon affaire.
Dellor hésita un instant, puis répliqua :
Cette affaire est extrêmement simple, elle ne mérite même pas votre intérêt. Une seule personne a pu commettre le crime.
Dites-moi.
Le coupable ne peut quêtre Dahb Chalnas, lassistant de Levexitor. Nous lavons déjà arrêté, il ne devrait pas tarder à avouer.
Je vois. Le coupable est le majordome. Comment en êtes-vous arrivés à cette ahurissante révélation ?
Ce nétait pas difficile : seul Chalnas avait accès à la maison.
Le Grandissime naurait-il pas pu laisser entrer quelquun dautre ?
Comme pour la plupart des citoyens de sa stature, sa vie privée avait trop dimportance pour lui. Il naurait jamais fait entrer un visiteur en personne alors quil était possible de le recevoir par holojection.
Sauf sil sagissait dun sujet dont il ne voulait pas discuter sur les ondes, songea Rabinowitz à voix haute.
Dellor lobserva un instant, puis demanda :
Détenez-vous la preuve quun sujet aussi délicat ait pu exister ?
Non. Pas de preuves. Mais pourquoi êtes-vous si convaincu de la culpabilité de Chalnas ? Il a toujours été si calme, si timide
Madame Rabinowitz, vous êtes une étrangère sur Jenithar. Vous ne connaissez pas nos coutumes. Les citoyens daussi basse extraction que Chalnas nourrissent souvent des désirs perfides envers leurs supérieurs. Je lai vu bien trop souvent : un petit assassine un grand sans autre raison que la rage et la frustration. Peut-être est-ce un triste constat sur notre civilisation, mais cest un fait et nous devons vivre avec.