L'ombre se ramassa sur le sol, à côté des pieds de la femme, semblable à une flaque de goudron épais. Cette flaque fit de lourds clapotis pendant un instant avant qu'une silhouette humaine ne commence à s'en élever. L'ombre parut s'égoûter de la forme avant de finalement se stabiliser, pour très vite révéler un homme de grande taille et à la peau sombre. Il était presque chauve, et n'avait aucun poil sur tout le corps visible par Craven, à l'exception d'une moustache digne d'un Fu Manchu.
Le maître des ombres s'avança vers la femme, son Dashiki noir lui tombant jusqu'aux genoux et sur un pantalon sarwal flottant autour de ses jambes. Le col du Dashiki était richement décoré de fils rouges et or comblant le manque de bijoux, bien qu'un large médaillon doré pendait autour de son cou et que son oreille gauche était ornée d'un simple anneau d'or.
Il baissa le regard sur la femme et plissa ses yeux d'un sombre minuit.
« à qui appartiens-tu ? demanda le maître des ombres, d'une voix d'un profond baryton.
La bouche de la femme s'ouvrit et se referma à quelques reprises avant que sa voix ne se décide enfin à sortir correctement.
â Je t'appartiens⦠Maître, déclara-t-elle d'une voix confuse.
â Parfait, maintenant lève-toi et sers-moi.
La femme se remit lentement sur ses pieds avec des mouvements saccadés, comme si elle n'était pas habituée à ce corps qu'elle habitait. D'une certaine façon, c'était précisément le sujet. Lorsqu'un humain tombait sous la coupe d'un démon, ce dernier ne pouvait pas contrôler toutes les fonctions corporelles les plus basiques au début de sa possession.
â Que désires-tu de moi ? demanda la femme d'une voix presque normale, mais toujours un peu confuse.
Craven ricana d'un air sombre, se fatiguant déjà des préliminaires. D'une voix condescendante, il répondit à la question de la femme.
â Il veut que tu ailles trouver des hommes pas trop méfiants et que tu les ramènes ici afin qu'ils se fassent aussi posséder et qu'ils aillent grossir les rangs de son armée pathétique.
La femme et le démon tournèrent tous deux la tête dans la direction de Craven pour le regarder. Il inclina la tête lorsque les humains possédés se tournèrent également vers lui. Leurs yeux s'assombrirent brusquement, passant d'un gris terne à un noir plus profond en l'espace de quelques secondes.
Le maître des ombres le regardait comme s'il était une proie facile, et Craven se fit violence pour ne pas éclater de rire encore une fois. Ce qu'ils pouvaient être ignorants. Il attendit carrément pendant que les humains s'approchaient lentement de lui. Lorsque la première main lui empoigna l'épaule, Craven rejeta la tête en arrière et ouvrit grand les bras. Un raz-de-marée d'âmes s'écoula de son corps et tacla les humains de plein fouet... traversant le corps des possédés pour en émerger avec les démons des ombres emprisonnés dans leurs filets.
Craven n'éprouvait aucune sympathie pour ces humains qui avaient succombé à l'influence du maître des ombres... les relâcher de l'emprise de ceux qui essayaient finalement d'envahir son territoire n'était qu'un effet secondaire de leur délivrance. Il nota que le maître des ombres était assez intelligent pour rester sous sa forme humaine, grâce à laquelle les âmes ne pourraient pas l'atteindre.
â Voilà un nécromancien très impressionnant, murmura le maître des ombres de son accent prononcé. Mais tu ne feras que retarder l'inévitable.
Craven esquissa un petit sourire glacial.
â Tout à fait vrai, peut-être devrais-je simplement te tuer et en finir.
Un grondement rauque s'éleva du fond de la gorge du maître démon, puis il fondit sur Craven. Il se tourna sur un côté pour esquiver le poing qui lui était destiné, puis de l'autre côté pour éviter le suivant.
â Trop lent, se moqua Craven.
Lorsque le démon envoya sa jambe à la tête de Craven, ce dernier se pencha en arrière pour que le coup arrive directement au-dessus de lui. Se servant de l'élan de son mouvement de recul, Craven bascula sur ses mains et lança ses deux pieds en l'air dans une culbute, décochant un double coup de pied au menton du maître démon.
Craven se remit sur ses pieds au moment précis où le maître des ombres retrouvait son propre équilibre. Un petit filet noirâtre et épais s'écoula du coin de sa bouche jusque sur le devant de son Dashiki.
â Ainsi donc tu peux saigner, le nargua Craven.
Ce n'était pas de sa faute si le maître des ombres craignait de revenir à son autre apparence. Il vaincrait ce démon d'une façon ou d'une autre.
L'homme cracha par terre et le toisa avec une rage inimaginable. Il savait que ce nécromancien voulait son territoire et il refusait de céder. Il vivait selon ses propres lois⦠un démon qui reculait était un démon qui méritait de mourir.
â Je ne te laisserai pas faire ! gronda le maître démon en s'élançant de nouveau vers lui.
Seulement cette fois-ci, Craven ne l'esquiva pas. Lorsque le démon arriva à portée de main, le poing de Craven alla se ficher directement dans sa poitrine.
Ils restaient là à se dévisager, l'un avec surprise et l'autre avec une arrogance triomphante. Craven retira son poing de la poitrine de son adversaire et recula. Un trou perforait son corps à présent, dévoilant par ailleurs les ténèbres d'un noir d'encre cachées sous la façade humaine dont le démon s'était attifé.
Un hurlement humain s'échappa de l'une des femmes, aussitôt suivi par un bruit de pas sur le trottoir. Les humains ne pouvaient voir le maître des ombres pour ce qu'il était réellement, ni voir Craven comme le démon qu'il était. Ce qu'ils voyaient, c'était deux hommes en train de se battre en pleine rue, et que l'un avait troué la poitrine de l'autre d'un seul coup de poing.
Craven sourit d'un air sardonique.
â Tu es en train de perdre. »
Le maître des ombres recula de quelques pas en titubant et baissa les yeux sur le trou qui venait d'être fait dans sa poitrine. Un long et profond hurlement retentit dans tout le parking, et le démon leva les yeux juste à temps pour voir la première âme se faufiler par cette béance. Son corps se tendit brusquement en avant en un angle anormal, juste avant qu'une deuxième âme se fraye un passage à son tour par le même endroit. Suivies d'une multitude d'autres, qui volèrent jusqu'à lui pour pénétrer le corps humain qui abritait le démon, pour attaquer les ténèbres qui régnaient à l'intérieur.
Craven poussa un soupir de satisfaction lorsque la dernière âme lutta pour entrer dans le corps. Le démon se tenait droit comme un piquet, les bras grands ouverts. Sa peau se mit à se craqueler de part en part et des volutes de fumée noire s'élevèrent de ses fissures, aussitôt suivies d'une douce lumière blanche.
Faisant volte-face, le démon essaya de courir mais ses mouvements étaient raides et saccadés, presque semblables à ceux d'un zombie, détail qui amusa Craven dans une certaine mesure.
Le maître rejeta la tête en arrière et poussa un hurlement au moment précis où son corps se voyait complètement déchiré de l'intérieur. Le hurlement cessa brusquement et une fine fumée noire et grisâtre plana un instant dans les airs avant de se disperser avec la brume du matin, et de finalement disparaître dans un dernier sifflement de mépris.
Le maître rejeta la tête en arrière et poussa un hurlement au moment précis où son corps se voyait complètement déchiré de l'intérieur. Le hurlement cessa brusquement et une fine fumée noire et grisâtre plana un instant dans les airs avant de se disperser avec la brume du matin, et de finalement disparaître dans un dernier sifflement de mépris.
Craven tendit les bras, comme pour réclamer une étreinte. Les âmes qui erraient sur le parking se tournèrent vers lui et replongèrent dans son corps. Une fois la dernière âme disparue de cette dimension, Craven laissa retomber les bras et s'approcha des lambeaux qui restaient des vêtements que le maître des ombres avait porté un peu plus tôt.
En se baissant, il ramassa le médaillon et sortit du parking. Alors qu'il reculait jusque sur le trottoir, Craven leva les yeux et vit de nouveaux mortels qui s'interrogeaient.
Dans les ombres jetées par les immeubles voisins, il repéra quelques démons des ombres qui se faufilaient en douce⦠désormais inutiles sans maître à qui obéir. Les démons des ombres, en temps normal, ne représentaient pas de menace une fois leur maître défait, donc Craven ne s'inquiétait pas sérieusement de l'endroit où ils se rendaient. Levant le médaillon dans la faible lumière diurne qui incendiait peu à peu le brouillard, il sourit de nouveau.
« Bonne journée ! » lança-t-il tranquillement avant de mettre le médaillon Aztèque dans sa poche et de se diriger vers son antre.
Peut-être qu'il allait s'amuser avec ce médaillon porté par le maître des ombres.
Il se mit à apparaître un peu partout à travers la ville à une telle vitesse que lorsqu'il vit la créature aux ailes argentées, ce ne fut qu'après coup. Ralentissant le pas, Craven se retourna et fit à nouveau face au centre-ville, en contemplation. Voilà qui était intéressant... il croyait que toutes les Déchues avaient été arrachées à ce monde à leur naissance.
*****
Carley avait suivi l'Indien, qui porta Tiara dans ses bras tout le temps de son trajet à travers la ville, avant qu'ils ne parviennent enfin au sombre manoir situé dans les collines des alentours. Cet endroit lui filait la frousse... peut-être était-ce à cause des gargouilles et démons qui rampaient sur toute sa façade. L'intérieur de la demeure ne valait pas mieux.
Une fois encore, elle fut soulagée que la plupart des monstres ne puissent la voir. Même s'ils en étaient capables, ils ne pourraient pas lui faire de mal, grâce au sort de Tiara. Cela ne l'empêcha pas de sursauter lorsqu'elle entendit des hurlements monter de la cave... du moins espérait-elle que c'était bien la cave, et non le rez-de-chaussée.
Tentant d'ignorer les cris d'agonie, Carley se dépêcha de suivre l'Indien qui montait au deuxième étage. S'il conduisait Tiara à une sorte de salle de torture, alors elle devait agir vite. Lorsqu'elle pénétra dans la pièce derrière lui, Carley s'arrêta pour regarder l'homme dont le regard était abaissé sur Tiara.
Faucon-de-Nuit affichait un visage soucieux, désireux d'éprouver quelque chose... ne serait-ce qu'une seule étincelle d'émotion tandis qu'il contemplait la belle jeune femme. Elle avait provoqué quelque chose en lui lorsqu'il l'avait rencontrée la première fois, mais cela avait été si bref qu'à présent, il se demandait si cela n'avait pas été qu'une simple illusion. Son regard fut attiré par la terre de cimetière qui salissait encore son corps et son visage.
Carley entra en panique lorsque l'Indien entreprit de déshabiller Tiara.
« Arrêtez ! hurla-t-elle en se glissant entre eux, mais Faucon-de-Nuit tendit un bras qui la traversa. Merde, où sont les héros quand on en a besoin ? » s'impatienta-t-elle.
Carley se rebiffa et fit pleuvoir des coups en rafale sur l'Indien pour tenter de détourner son attention de Tiara et la diriger vers elle. Elle cessa toute tentative quand il lui apparut que c'était inutile.
Elle devait retourner au QG de l'EEP et renseigner Jason et Guy sur la localisation de Tiara, mais elle ne pouvait se décider à partir avant d'être sûre que son amie serait encore vivante lorsqu'ils reviendraient la sauver.
Faucon-de-Nuit se redressa et retira ses propres atours jusque sur son tissu déchiré avant de soulever de nouveau la jeune femme dans ses bras. Une fois dans la salle de bain, il entra dans la grande baignoire à remous et s'agenouilla, attendant manifestement que la cuve se remplisse d'eau chaude pour pouvoir débarrasser le corps de Tiara de l'odeur de son amant. Il n'aimait pas non plus l'odeur du maître Arach qui imprégnait encore sa peau.
Sous l'effet de la détente, Faucon-de-Nuit laissa son esprit vagabonder tandis que le niveau d'eau chaude montait. Il méprisait les nécromanciens parce qu'ils l'avaient transformé en ce qu'il était aujourd'hui⦠il devait même se concentrer sur ce sentiment avant d'en sentir le léger tiraillement. Cette nécromancienne était différente des autres... elle ne voulait pas avoir le contrôle sur les âmes ... elle voulait les délivrer.
En baissant les yeux sur la jeune femme allongée dans ses bras, il n'eut pas à se demander pourquoi ce corps ne lui faisait aucun effet. Son âme était encore piégée dans la tombe et avec elle⦠l'essentiel de ses émotions. Il nâéprouvait aucun besoin d'être aimé ou haï⦠et encore moins de désirer qui que ce soit. Après avoir trouvé le shampoing sur une étagère dâangle, Faucon-de-Nuit savonna avec douceur ses longs cheveux argentés, faisant glisser comme de la soie les mèches entre ses doigts. Ne voyant aucune raison de se hâter, il prit le temps de la laver. Cela faisait longtemps quâil nâavait pas touché quelquâun sans être animé d'une intention malveillante.
Lorsquâil fut satisfait de l'odeur qu'elle dégageait, il rinça ses cheveux et sa peau avant de vider la baignoire. Passant quelques serviettes autour de son corps et de ses cheveux, il recula dans la chambre pour lâallonger sur le lit. Il avait fait ce quâil avait pu pour elle. Puisque lâeau ne lâavait pas réveillée, il savait quâelle était en cet instant plongée dans un profond sommeil et quâelle ne se réveillerait peut-être pas avant un certain temps. Sans la protection adéquate, cette guerre causerait sa perte.
Après avoir enlevé la serviette de ses cheveux, Faucon-de-Nuit souleva délicatement le haut de son corps et passa ses doigts sur la blessure située à lâarrière de sa tête. Il lâavait sentie en lui lavant les cheveux. Au cours de sa première vie, il avait été une sorte de guérisseur⦠un chaman⦠alors il savait que cette blessure ne menaçait pas la vie de la jeune magicienne.
Il laissa son esprit la pénétrer profondément, avec le désir de savoir si elle avait une autre raison de vouloir rester endormie⦠une autre raison dâabandonner ce monde pendant un petit moment. Il nâavait jamais rompu le lien quâelle avait établi avec lui dans ce cimetière plus modeste, et cela lui permettait de retourner cette connexion mentale vers elle. Par le passé, lorsquâun nécromancien avait souhaité se connecter à lui de cette manière, cela lui avait plutôt laissé l'effet d'une prise dâétranglement. Sa connexion avec la jeune femme lui avait semblé celle entre deux mains qui se rejoignaient.