Le Juge Et Les Sorcières - Guido Pagliarino 2 стр.


Elvira avait été capturée et emprisonnée selon la pratique. Le chef des gendarmes, flanqué de deux gardes armés et d’un inquisiteur dominicain, avait frappé à sa porte. A peine ouverte, ils l’avaient bâillonnée sans même lui laisser le temps de parler, puis ligotée et conduite à Rome et là, elle fut emprisonnée et mise au pain et à l’eau dans une cellule de l’Inquisition, en attendant d’être jugée. Une fois la condamnation religieuse prononcée, elle nous avait été livrée pour être soumise au procès séculier, où étaient présents, outre Rinaldi et moi-même, l’inquisiteur et les deux témoins, Brunacci et le curé, que nous avions déjà interrogés. L’inculpée ne pouvait pas nous voir, par contre nous étions à même de la voir et lui parler par des ouvertures prévues. L’inculpée avait déjà été ligotée, nue, et de telle sorte à pouvoir atteindre, après quelques torsions, chaque partie de son corps. Sitôt qu’elle eût entendu ma voix et avant même que je la menaçai de la torturer, Elvira avait tout avoué. Je n’en fus pas surpris, nous savions qu’elle avait fait pareil face à l’Inquisition. Elle m’avait dit que c’était désormais depuis ses quatorze ans qu’elle était sorcière et, répondant à mes questions précises selon la casuistique du Marteau des Sorcières, elle avait reconnu avoir tué et malmené du bétail et des cultures ; d’être l’assassin d’hommes et de jeunes garçons ; qu’elle se lubrifiait le con avec une graisse thaumaturgique, qu’elle y enfilait le manche d’un balai et que c’est grâce à ces artifices qu’elle volait au sabbat du diable, auquel participait le prince noir en personne, qu’elle et d’autres scélérates l’y adoraient ; et que le malin, après que l’assistant à l’arrière lui eût levé la queue et chaque personne présente rendu hommage comme attendu en lui baisant le troufignon pestilentiel, s’accouplait avec chacune des sorcières, selon et à la fois contre toute nature, à l’aide de son organe mâle fourchu ; et qu’elle, envoûteuse, tenait dans une cage, ce que personne hormis le diable et elle-même ne pouvait voir, les membres virils de tous les hommes qu’elle avait ensorcelés, plus de vingt, et qui se mouvaient comme des oiseaux vivants et mangeaient de l’avoine et du blé ; et que le diable venait de temps en temps admirer chez elle, pour s’amuser. Je lui demandai finalement si Lucifer s’était manifesté à elle sous les traits fameux du « beau Ludovic », c’est-à-dire tel un « homme dans chaque partie de son corps sauf les pieds, qui eux, ressemblaient toujours à des pattes d’oie, complètement retournées, l’avant en arrière et l’arrière en avant ». Elle avait répondu que oui. Reconnue coupable de péchés de même que de méfaits de toutes sortes, et en premiers, l’homicide et la mutilation de chrétiens, comment eût-on pu ne pas la brûler ? Cependant, ayant avoué sans délai, on lui avait accordé la grande miséricorde d’être étranglée avant de faire partir le feu. Malgré cela, une fois contre le mât et juste avant que le bourreau ne la strangulât avec la corde qui lui serrait la gorge, elle nous maudissait tous. Je ne m’étais alors pas donné beaucoup de peine, je savais que l’aveu représentait l’épreuve suprême ; mais, comme toujours, je me montrai fier du bon service rendu à Dieu et, ainsi, à la mémoire de ma mère.

J’étais tellement convaincu du très grave danger que représentait la sorcellerie que, plus tard, en 1525, je publiai un Traité des Sortilèges, en guise d’illustration et d’avertissement. Cette œuvre avait augmenté, hélas ! ma bonne réputation auprès de l’Inquisition papale monastique. Au nom de la vérité, je dois néanmoins ajouter qu’en exprimant mes doléances, je n’ai pas voulu dire que les phénomènes diaboliques n’étaient ou ne soient, qu’une simple apparence. Au contraire, moi-même, j’assistai une fois, en personne, glacé, à un phénomène de possession évident, que je raconterai plus loin ; c’est certainement un procès, dont je parlerai aussi, qui compta les inculpés parmi les plus sûrs serviteurs de Satan. Je suis désormais convaincu cependant que, pour une grande partie, les sorcières et sorciers ne furent pas tels que je les vis et qu’en conséquence, je me trompai presqu’à chaque fois.

Chapitre II

Le doute commença à naitre cinq ans après la publication de mon livre.

C’était le deuxième après-midi d’une journée tiède de fin d’hiver, qui finissait. Avant de prendre la direction de ma maison, à pieds comme de coutume, je m’étais arrêté au marché alimentaire et textile qui occupait toute la place du tribunal. C’était l’heure à laquelle on commence à replier les tréteaux et à offrir la marchandise à meilleur prix. Je m’achetai une poularde vivante, que je fis occire et me l’emmenai à la maison en bandoulière, la tenant par les pattes de la main droite, tandis que de la gauche, je serrais la poignée de mon épée, comme à chaque fois que je paradais. Je voulais paraître fier et puissant, comme toujours, sans sembler embarrassé par ce volatile ; et, comme attendu, chacun m’avait salué de la main et autant du couvre-chef, tant sur la place que sur le reste du chemin, sauf … Eh bien, un gamin méconnu et couvert de haillons trempés, qui, quand je fus presque arrivé au portail de ma maison, à défaut de s’être esquivé, m’avait même bousculé, s’encourant sans demander pardon, ignorant mon indignation : « Holà ! Holà ! ». Pire encore, alors qu’il était éloigné de plusieurs enjambées et perdu dans la foule, j’avais dû subir de ce deux fois rien, le vil déshonneur d’une bruyante éructation. Ce n’est qu’après que je compris que c’était le Ciel qui m’en voulait de mon arrogance et que c’était sans doute aussi un signe précurseur de la visite qui s’ensuivit, peu de temps après ; mais au moment-même, j’étais meurtri. Une fois chez moi, dans mon appartement près du tribunal où j’habitais seul avec un serviteur, je chassai ma colère en m’aspergeant la tête d’eau froide et le priai de veiller à ce que la poularde fût rôtie comme il le fallait. Ce n’était pas la saison, sans quoi je l’eusse enjoint de la frire dans le jus de ce fruit tout nouveau que certains appellent la pomme d’or mais qui, une fois à maturité, est d’un rouge feu, si bien que, comme me l’avait expliqué un espion quelques mois auparavant, le petit peuple, qui, pour autant qu’il sache que personne ne puisse l’entendre, a coutume d’appeler ce plat délicieux : « poulet à la diable » ou, dans le dialecte de la plèbe romaine, « er pollo a la dimonia »1 ; mais les experts en démonologie que j’avais immédiatement conviés à goûter ce mets avec le dernier scrupule, avaient, à plusieurs reprises, conclu que le démon n’avait pas élu domicile dans ce délicieux plat et que tout chrétien pouvait en manger sans pécher, fût-ce du bout des lèvres.

J’enfilai ma robe de chambre à mon aise, je m’assis confortablement sur le banc de mon bureau en attendant le dîner et me préparais à reprendre la lecture de Roland Furieux, quand on frappa soudain à la porte.

J’enfilai ma robe de chambre à mon aise, je m’assis confortablement sur le banc de mon bureau en attendant le dîner et me préparais à reprendre la lecture de Roland Furieux, quand on frappa soudain à la porte.

Le serviteur m’annonça la visite de l’avocat Gianfrancesco Ponzinibio. C’était lui l’auteur malfamé d’un traité contre la chasse aux sorcières, imprimé une dizaine d’années plus tôt, que je n’avais pas lu mais que je connaissais par les attaques véhémentes du théologien dominicain et chasseur des serviteurs du damné Bartolomeo Spina, contenues dans son Quaestio de Strigibus, publié deux années après ce grimoire blasphémateur. Les critiques du moine avaient mis en danger le fol avocat, entre autre parce que Spina était un personnage important et un fonctionnaire écouté par le Medici de Milan qui, cette même année 1523, avait été élu pape sous le nom de Clément VII et qui l’avait promptement élevé au rang de cardinal puis, peu de temps après, à celui de Grand Inquisiteur,

Il faut dire aussi que je n’étais plus un magistrat béjaune et que, en tant que Juge Général, tout désormais m’était soumis au sein du tribunal de Rome, après que je montai moi aussi dans l’estime de Clément, trois ans plus tôt. En effet, durant le grand sac de la Ville Eternelle provoqué par les conflits impériaux de 1527, je m’étais engagé, au risque de ma vie, à sauvegarder les documents des procès en cours et, autant que possible, ceux du passé. Selon moi, c’était précisément à cause de mon pouvoir au sein du tribunal que Ponzinibio s’était adressé à moi ; et il en avait eu l’audace parce que, désormais, il se faisait fort de la protection d’un autre dominicain, l’austère monseigneur Gabriele Micheli, de vingt-sept ans à peine, mais plutôt savant, issu d’une famille puissante et très estimé dans la Ville.

C’est par respect pour l’évêque, qui, par-dessus tout et déjà en ce temps, avait la réputation d’un saint, que je reçus Ponzinibio.

Dans son traité, l’avocat avait nié la réalité des chevauchées volantes en balai ainsi que les sabbats, et condamné l’instrument de torture comme outil pour obtenir des aveux. Eh bien, cela semble incroyable, cependant, à peine m’eût-il salué, comme il se devait, qu’il commença : « Même vous, votre Seigneurie, vous avoueriez être un sorcier si on vous tenaillait les testicules avec des pinces embrasées ! »

Je m’en indignai profondément : comment osait-il me parler de la sorte, sans autre forme de politesse, sans le respect voulu, sans contour. Des pinces embrasées ! à moi ? « Soyez sûr mon bon seigneur », lui rétorquai-je le visage rembruni, mais d’une voix polie et sans me décontenancer le moins du monde, « que beaucoup de sorcières avouent non seulement sans avoir souffert la torture, mais avant même qu’elles n’en soient menacées. » J’avais exagéré, car seule Elvira s’était comportée de la sorte, mais je rappelais que j’avais su fermement confirmer ma conscience, qui du reste, n’en avait pas vraiment besoin.

« Avec votre permission, très éminent juge », poursuivit le dameret, comme s’il n’avait rien entendu, « je remonterai encore de quelques siècles, pour mieux vous faire comprendre. »

Encore une impertinence ! J’eus l’envie de le faire chasser par mon serviteur, mais songeant à la noble et puissante figure de son protecteur, je me contins. »

« Revenons au début du dixième siècle », reprit-il, « a un manuscrit du moine Regino di Prüm, aujourd’hui dans les mains du sage monseigneur père Micheli, c’est-à-dire à la transcription du Canon Episcopi, qui remontait lui aussi à plusieurs siècles. »

« Le Canon Episcopi ? » répéta-t-il, en montrant un début d’intérêt : « Des premiers siècles de l’Eglise ? »

« Oui, vous pourrez le lire en vous adressant à son propriétaire actuel, dont je suis ici le messager ; mais en attendant, si vous le permettez, je vous en entretiendrai. »

Je l’avais jusqu’alors gardé debout, à la porte de mon étude. Le sachant ambassadeur de nombreux dignitaires, et désormais piqué d’orgueil, je le priai de s’asseoir, et je fis de même.

« Magies et sorcelleries », continua-t-il à peine assis, « parcourent toute l’histoire de l’homme, bien avant le Christianisme. Les rites sorciers sont décrits dans la littérature antique, comme chez Apulée, et de brillants lettrés les considèrent comme un nouvel objet de lecture et d’étude ; de plus, la découverte et la recherche portant sur des textes très anciens, comme les Hermetica et la Cabale, de Giovanni Pico des Contes de la Mirandole et de la Concorde… »

A nouveau agacé, je l’interrompis, « Mon docte seigneur, ces choses sont, hélas, exactes et bien connues même de pauvres idiots comme le Juge Général qui patiemment vous prête l’oreille ; mais elles ne nous dictent qu’une plus grande vigilance et le devoir de nous défendre. Il est certifié que le démon a agi tout au long de l’histoire ! Vous pensez m’en apprendre ? Vous croyez que je ne connais pas, par exemple, la vieille sorcière d’Endor qui prédit le sort de Saül ? », ajoutai-je pour étayer mon savoir, faisant allusion au premier fait qui m’était passé par la tête ; je fis une moue de la bouche et le fixai dans les yeux pour qu’il détourne le regard ; il n’en fit rien mais me sourit ; puis il opina de la tête et l’inclina, comme pour s’excuser, puis la releva brusquement et reprit : « Pardonnez-moi, mon juge, mais il ne s’agissait que d’une innocente entrée en matière. Je ne voulais absolument pas mettre en doute votre savoir. »

Je fis mine d’accepter ses doléances en baissant le chef, mais plus brièvement que lui : « Venez au Canon Episcopi », lui conseillai-je, « ou je ne vous retiendrai pas davantage » ; et je commençai à tapoter lourdement le bras de mon fauteuil des doigts de ma main droite.

Accélérant le flux de ses paroles, Ponzinibio poursuivit : « Le Canon, pardonnez-moi, votre Seigneurie, prétend qu’il existe des femmes teigneuses qui croient chevaucher des bêtes de nuit avec la déesse Diane et couvrir de longues distances en peu de temps et, dans des lieux secrets, de célébrer des cérémonies blasphématoires avec des esprits incarnés, mais il souligne qu’il ne s’agit que d’hallucinations et de songes, provoqués par le diable pour s’emparer de l’entendement des gens ; et savez-vous quels en sont les remèdes proposés ? » Il ne me donna pas le temps de répondre et continua : « La pénitence et la prière. C’est ce qui est écrit dans le Canon et c’est ce que préconise notre mère l’Eglise à partir de l’an 1000 environ. Il n’y a pas si longtemps, et, comme d’autres documents que détient monseigneur Micheli le démontrent, un siècle plus tard, une grande partie du clergé accepta désormais de façon pacifique, la réalité expérimentale de ces faits, tandis que le peuple entier en avait la certitude ; et la magie du diable, son apparition, en chair et en os, lors de réunions de sorciers et de sorcières, devint par la suite de plus en plus indiscutable. »

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