Le machiniste mâchait son fromage, mais il répondit quand même, la bouche pleine :
â Pour ce que jâen sais, ils sont en train de faire une période dâessai. Il nây aura en tout et pour tout quâune dizaine de personnes qui sont passées jusquâà aujourdâhui. Un peu à la montée, dont le maire, et le reste à la descente. Certains viennent du Grand Ski-lift, en général des skieurs perdus en hors-piste -lâhomme se mit un nouveau morceau de fromage à la bouche- mais les illegales sont arrivés presque tout de suite, ils prenaient les cabines dâassaut dès quâelles avaient passé le col.
â Câest-à -dire ? Oskar était intrigué.
â Eh bien ces singes-là sâagrippaient aux cabines en se jetant des pylônes, et puis, avant dâarriver dans la vallée, à lâendroit où le câble passe en traînant presque au sol, ils se jetaient dans les arbres de la forêt.
â Quâest-ce que vous avez fait ?
â Nous avons arrêté les installations qui tournaient à vide toute la journée pour attirer les touristes, câest du moins ce quâespérait le directeur. Mais avec ces Asiatiques qui rodent dans la Sierra, toutes les voies de communication doivent être attentivement surveillées.
â Il y a vraiment des clandestins partout !
Oskar hochait la tête.
â Ces maudites gens sont partout. Je les entends même la nuit : ils tournent autour de lâinstallation et même les tempêtes ne les arrêtent pas, quelques fois jâen trouve un mort, gelé, sous les pylônes.
Le machiniste avait mis les petits plats dans les grands, sans rien oublier.
â Pour ce qui est de boire et de manger, je nâai pas à me plaindre. Mais je suis mieux au village, avec ma famille.
â Mais alors, excusez-moi, pourquoi avez-vous accepté ce poste ? demanda Oskar.
â Jâavais besoin de travailler. Et puis je ne pensais pas que la vie serait si dure, ici, sur la Sierra.
Le guide ne disait rien, il sâétait installé devant le feu et fumait sa pipe.
â Vous nâaimez pas être seul, alors ?
â Ah non, vraiment pas. Quand les nuits sont tranquilles, ça va, bien sûr, mais vous devriez voir ce que câest quand ça tourne à la tempête. On dirait que toutes les âmes du purgatoire frappent à votre porte.
Lâhomme continua une bonne heure encore à parler de ses problèmes ; sa crainte véritable était dâavoir un malaise pendant une tempête, de nuit, et de mourir seul. Oskar pensa que pour lui, le meilleur endroit devait être le bar du village, où il pouvait jouer aux cartes avec ses amis.
Il se rendit compte quâil éprouvait un sentiment de répulsion à lâégard du machiniste, à cause de son indigence sournoise ; quelque chose qui remontait à très loin. Il devait cependant surmonter cet état dâesprit négatif par la « compassion ». Mais câétait impossible à ce moment, le machiniste transmettait des émotions dâun type traditionnel : un mur quâOskar essayait dâabattre. Il resta donc silencieux, écoutant les plaintes de lâhomme qui avait juste besoin de parler, sans écouter de réponses. Pendant ce temps, le guide sâétait endormi devant le feu.
Allongé sur sa couchette, Oskar passa une mauvaise nuit, à cause du froid. On frappa à sa porte aux premières lueurs de lâaube.
â Monsieur Zerbi, courage, habillez-vous ! Nous devons y aller, dit le guide gentiment, mais dâune voix résolue et autoritaire.
Il se leva péniblement, et sâhabilla en toute hâte. Il était ému, il se rendait compte quâil ne sâagissait pas dâune banale randonnée en montagne. Il y avait quelque chose de plus essentiel, qui ne transparaissait pas encore du projet général du promoteur de lâinstallation. Ils burent tous les deux un café noir, alors quâon devinait par la fenêtre la lueur enchantée de la lumière de lâaube. Le machiniste leur dit que pendant la nuit, la température était tombée bien en-dessous de zéro ; puis il les accompagna jusquâà la lourde porte quâil lui fallut presque ouvrir à coups dâépaule, à cause du gel.
Mario sâétait mis une coiffe de fourrure et, pour la première fois, Oskar remarqua quâil avait les cheveux rassemblés en une queue de cheval. Il semblait différent de lâhomme de la vallée que le directeur lui avait envoyé la veille au matin, il ressemblait maintenant à un animal sauvage qui aurait enfin retrouvé sa liberté.
Le guide se mit en chemin dâun pas décidé :
â Ãa va, comme allure, Monsieur ?
Puisque lâhomme lui avait adressé la parole, Oskar lui demanda :
â Quâest-ce que tu penses de ce type ?
â Qui, Franz, lâemployé de lâinstallation ? Câest le râleur de service, comme beaucoup au village. Il se plaint tout le temps. Jâétais là , le jour où il sâest quasiment mis à genoux devant le maire pour avoir ce boulot. Il avait même dit que plus les endroits où on le mettrait seraient isolés, mieux il sâen trouverait, vu que sa femme est vieille et quâelle sent mauvais.
â Câest ce que jâimaginais, fit Oskar.
Il pensa que la compassion était tout de même nécessaire à son équilibre spirituel. Une autre forme subtile dâégoïsme ? Ãvidemment. Câétait la patine de protection quâadoptent les saints et les professionnels du Bien : une espèce de crème solaire.
Dès quâils arrivèrent au col, le vent devint violent. Ils franchirent une arête de glace prise entre dâénormes blocs dâune roche blanchâtre. Une fois quâils lâeurent franchie, ils descendirent à moindre altitude et le vent ne fut à nouveau plus quâune brise légère. Le dernier plateau sâétendait devant eux, après quoi ils verraient les tracés des pistes du Grand Ski-lift.
â Mettez vos lunettes, Monsieur, le soleil est très fort, ici. On va suivre le sentier jusquâà ce rocher sombre, et puis on chaussera les skis pour traverser le replat.
Le rocher quâil lui avait indiqué était assez loin, mais ils marchaient dâun bon pas. Au début, Oskar sentit sa fatigue, puis il prit un bon rythme, et entra enfin dans un état de bien-être profond dans lequel il aurait pu aller nâimporte où. Ses vacances se mettaient peut-être sur une bonne voie. Les choses lui apparaissaient sous un jour étrange, câétait comme sâil sâétait échappé dâun jeu de tarot où un sortilège lâaurait retenu prisonnier. Contrairement à ce qui lui était arrivé pendant les années passées en Ville, il se sentait détaché des circonstances : il se trouvait avec un guide en haute montagne, aux confins indéfinis de la Sierra, sans points de repères, sans même une date de retourâ¦
Quand ils arrivèrent au rocher sombre, Mario sâarrêta tout net et fit signe à Oskar de sâaccroupir, puis il tira des jumelles de son sac à dos pour mieux voir quelque chose qui bougeait sur la neige.
â Juste un peu de patience, Monsieur.
Il sortit une carabine de précision dâun étui de toile, prit une grosse cartouche verte quâil enfila dans le canon, et dit, tout en manipulant son fusil :
â Les fédéraux me donnent une récompense pour chaque clandestin que je capture.
Il ajusta son tir à travers la lunette montée sur la carabine et tira un coup près dâun tas de neige blanche, à deux cents yards environ. La neige se teinta dâun vert fluorescent et trois Asiatiques se levèrent, les mains en lâair. Tout à coup, lâun dâentre eux se mit à courir, alors Mario, calmement, tira un autre coup. Le clandestin continua quelques mètres encore, à pas incroyablement lents, avant de tomber dans la neige.
â Il est mort ? demanda Oskar.
â Non, pardieu, je lâai juste endormi.
Ils arrivèrent près des deux Asiatiques assis dans la neige, les mains sur la tête : ils nâavaient aucune expression hostile, ils souriaient même. Mario les menotta lâun à lâautre et fit déplacer le petit groupe près de lâhomme endormi. Les illegales avaient des visages très ronds, presque sphériques, comme des ballons. Leurs yeux, ceux dâune jeune fille en particulier, étaient deux fentes minces au travers des paupières.
Mario tira de son sac à dos une tablette de chocolat quâil tendit à ceux qui étaient réveillés, qui le remercièrent en inclinant la tête. Puis, devinant ce quâallait faire le guide, ils remontèrent chacun une manche.
Mario hocha la tête, prit une seringue automatique et fit une piqûre à chacun dâentre eux.
â Câest un tranquillisant, pour quâils ne sâenfuient pas, expliqua-t-il.
Avec une petite bonbonne, il gonfla un ballon rouge attaché à un fil quâil laissa sâélever une vingtaine de mètres en lâair.
â Nous pouvons y aller ! Le satellite aura déjà localisé le signal, ils enverront un hélicoptère les prendre dans quelques heures.
â Mais sâil nâarrive pas avant la nuit ces pauvres gens vont mourir de froid !
â En général, il arrive tout de suite, en deux ou trois heures, disons. Mais même sâil nâarrivait pas, ils sâen sortiront très bien avec leurs sacs. Quâest-ce que vous croyez, Monsieur, que quand la nuit tombe ils vont dormir à lâhôtel ?
Ils chaussèrent tous deux leurs skis et entreprirent de traverser le dernier plateau.
â Ãa doit être des gens très forts, avec un système nerveux de fer, dit Oskar.
â En effet, ils nâont besoin de manger quâune fois par jour.
Enfant, il devait lui aussi avoir été aussi fort que les illegales. Il en était sûr.
Ils arrivèrent au bout du plateau vers midi, exactement comme lâavait prévu Mario. Pendant tout le trajet, gagné par lâenthousiasme, Oskar nâavait jamais demandé de pause ; mais il se sentait maintenant fatigué.
â Monsieur Zerbi, je proposerais quâon mange quelque chose. Après, je vous montrerai la piste damée du Circuit.
â Où est-elle ?
Le guide lui indiqua un relief en bordure de la cuvette : le terrain se relevait exactement comme le bord dâune bassine. Ils sâabritèrent derrière un repli de terrain et Mario prépara du café sur un réchaud à alcool. Le soleil était violent, les yeux dâOskar avaient rougi malgré les verres foncés de ses lunettes. Ils mangèrent ce que Mario avait emporté, puis celui-ci sortit de son sac deux jambières de fourrure quâil attacha au bas de son pantalon avec des lacets de cuir.
â Tu rentres au village ?
Lâhomme secoua la tête en sâécriant :
â Il nây a rien à faire au village à cette saison ! Je vais chasser vers le nord-est en longeant le Grand Ski-lift.
â Tu vas prendre des illegales ?
â Oui, aussi.
â Tu chasses des animaux à fourrure ? Ils se sont sûrement multipliés au-delà du raisonnable dans la Sierra.
â Bien sûr ! Je chasse aux pièges tout lâhiver, mais ça ne rapporte pas grand-chose.
â Tu as essayé de travailler dans des villes ?
â Je nâaime pas les villes.
Ils se levèrent et contournèrent lâarête à pied. Plus bas, les conifères réapparaissaient, et encore plus bas, au beau milieu de la forêt, une langue blanche de neige courait comme un fleuve gelé. Câétait une piste du Grand Ski-lift. Oskar était ému. Le guide lui passa ses jumelles : il vit glisser de nombreux points colorés sur la langue de neige. Câétaient sûrement des skieurs, dans leurs tenues de couleurs vives.
â Eh bien, je suis arrivé ! sâexclama Oskar.
â Monsieur Zerbi, souvenez-vous que vous ne devez pas vous arrêter trop longtemps au même endroit, comme ça⦠en règle générale.
Oskar avait chaussé ses skis avec grand soin, il allait bientôt être un touriste quelconque dans le circuit du Grand Ski-lift. Câest du moins ce quâil croyait.
â Gardez toujours votre carte bien en évidence, et quand vous arriverez sur la piste, suivez-la jusquâà la vallée, puis cherchez un endroit où vous loger. Je vous conseille dâaller au « Petit Cerf » ; dâautres chasseurs mâont dit que câétait un endroit tranquille.
Oskar retira un de ses gants et tendit la main à son guide, puis lui demanda, lâair sérieux :
â Mario, une dernière chose, et je te laisse à ton travail. Tu as aussi accompagné le dernier maire jusquâici ? Celui qui a fait construire lâinstallationâ¦
Mario fit un signe de tête affirmatif.
â Quel genre dâhomme câétait ?
â Je ne peux pas vous dire grand-chose, le maire était un gars qui ne parlait pas beaucoup, mais quoi quâil en soit, il mâa semblé quâil connaissait bien cette partie de la Sierra.
Oskar descendit entre les arbres et tomba souvent. Nâétant plus allé à la montagne depuis des années, il avait perdu toute habitude du ski. Il décida donc de poursuivre à pied, il aurait rechaussé sur la piste, où la neige était damée. Câétait pénible de marcher dans la forêt sur lâépaisse couche de neige, il progressait lentement, mais il était sûr de retrouver le tracé tôt ou tard. Tout serait plus facile ensuite.
Il avait marché une heure quand il entendit la rumeur produite par les touristes : le crissement des carres des skis qui mordaient la neige, les voix des personnes qui passaient, quelques cris⦠Il arriva, épuisé, aux abords de la piste. Il était couvert de neige. Il devait avant tout se reposer sans attirer lâattention ; il craignait en effet que des surveillants ne puissent le remarquer en ce moment critique, lâinstant de la transition : lâentrée dans le Grand Ski-lift. Il décida alors dâaller jusquâau bord de la piste pour donner lâimpression de reprendre son souffle après une chute⦠Il attendit un moment de calme, puis parcourut en courant la distance qui le séparait encore de lâorée de la forêt pour rejoindre le bord de la piste. Dès quâil atteignit la neige damée, il jeta ses skis, simulant une chute. Quelques skieurs passèrent : ils nâétaient pas nombreux, des groupes de quatre, cinq personnes au maximum. Plus rarement quelques couples. Mais aucun skieur isolé.
Il était donc arrivé sur le circuit du Grand Ski-lift ! Une remarquable preuve de caractère, peut-être le début dâun changement qui était son véritable objectif.