Le minotaure. La peste / Минотавр. Чума. Книга для чтения на французском языке - Альбер Камю 4 стр.


La cité elle-même, on doit lavouer, est laide. Daspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de tant dautres villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où lon ne rencontre ni battements dailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire? Le changement des saisons ne sy lit que dans le ciel. Le printemps sannonce seulement par la qualité de lair ou par les corbeilles de fleurs que de petits vendeurs ramènent des banlieues; cest un printemps quon vend sur les marchés. Pendant lété, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre les murs dune cendre grise; on ne peut plus vivre alors que dans lombre des volets clos. En automne, cest, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver.

Une manière commode de faire la connaissance dune ville est de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce leffet du climat, tout cela se fait ensemble, du même air frénétique et absent. Cestà-dire quon sy ennuie et quon sy applique à prendre des habitudes. Nos concitoyens travaillent beaucoup, mais toujours pour senrichir. Ils sintéressent surtout au commerce et ils soccupent dabord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement, ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup dargent. Le soir, lorsquils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons. Les désirs des plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes[32], les banquets des amicales et les cercles où lon joue gros jeu sur le hasard des cartes.

On dira sans doute que cela nest pas particulier à notre ville et quen somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien nest plus naturel, aujourdhui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon dautre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon et cest toujours cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, cest-à-dire une ville tout à fait moderne. Il nest pas nécessaire, en conséquence, de préciser la façon dont on saime chez nous. Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce quon appelle lacte damour, ou bien sengagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes, il ny a pas souvent de milieu. Cela non plus nest pas original. À Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de saimer sans le savoir.

Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulté quon peut y trouver à mourir. Difficulté, dailleurs, nest pas le bon mot et il serait plus juste de parler dinconfort. Ce nest jamais agréable dêtre malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où lon peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à sappuyer sur quelque chose, cest bien naturel. Mais à Oran, les excès du climat, limportance des affaires quon y traite, linsignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la qualité des plaisirs, tout demande la bonne santé. Un malade sy trouve bien seul. Quon pense alors à celui qui va mourir, pris au piège derrière des centaines de murs crépitants de chaleur, pendant quà la même minute, toute une population, au téléphone ou dans les cafés, parle de traites, de connaissements et descompte. On comprendra ce quil peut y avoir dinconfortable dans la mort, même moderne, lorsquelle survient ainsi dans un lieu sec.


À Marseille pendant la peste


Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante de notre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce quil fallait souligner, cest laspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans difficultés aussitôt quon a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux. Sous cet angle, sans doute, la vie nest pas très passionnante. Du moins, on ne connaît pas chez nous le désordre. Et notre population franche, sympathique et active a toujours provoqué chez le voyageur une estime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit par sembler reposante, on sy endort enfin. Mais il est juste dajouter quelle sest greffée sur un paysage sans égal, au milieu dun plateau nu, entouré de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfait. On peut seulement regretter quelle se soit construite en tournant le dos à cette baie et que, partant, il soit impossible dapercevoir la mer quil faut toujours aller chercher.

Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps de cette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme les premiers signes de la série des graves événements dont on sest proposé de faire ici la chronique. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à dautres, invraisemblables au contraire. Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire: «Ceci est arrivé», lorsquil sait que ceci est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et quil y a donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la vérité de ce quil dit.

Du reste, le narrateur, quon connaîtra toujours à temps, naurait guère de titre à faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne lavait mis à même de recueillir un certain nombre de dépositions et si la force des choses ne lavait mêlé à tout ce quil prétend relater. Cest ce qui lautorise à faire œuvre dhistorien. Bien entendu, un historien, même sil est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens: son témoignage dabord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre ses mains. Il se propose dy puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira. Il se propose encore Mais il est peutêtre temps de laisser les commentaires et les précautions de langage pour en venir au récit lui-même. La relation des premières journées demande quelque minutie.

* * *

Le matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit lescalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat nétait pas à sa place et il retourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait dinsolite. La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La position de ce dernier était dailleurs catégorique: il ny avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau lassurer quil y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il ny avait pas de rats dans la maison, il fallait donc quon eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il sagissait dune farce.

Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de limmeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsquil vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et au pelage mouillé. La bête sarrêta, sembla chercher un équilibre, prit sa course vers le docteur, sarrêta encore, tourna sur elle-même avec un petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. []

Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants[33] davoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pièges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque temps sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien nétait venu.

«Ah! ceux-là, disait M. Michel, je finirai par les avoir.»

Intrigué, Rieux décida de commencer sa tournée par les quartiers extérieurs où habitaient les plus pauvres de ses clients. La collecte des ordures sy faisait beaucoup plus tard et lauto qui roulait le long des voies étroites et poussiéreuses de ce quartier frôlait les boîtes de détritus, laissées au bord du trottoir. Dans une rue quil longeait ainsi, le docteur compta une douzaine de rats jetés sur les débris de légumes et les chiffons sales [].

Rieux neut pas de peine à constater ensuite que tout le quartier parlait des rats.

[Vers onze heures, le docteur accompagne à la gare sa femme, qui, malade depuis un an, doit effectuer un séjour en montagne.]

Laprès-midi du même jour, au début de sa consultation, Rieux reçut un jeune homme dont on lui dit quil était journaliste et quil était déjà venu le matin. Il sappelait Raymond Rambert. Court de taille, les épaules épaisses, le visage décidé, les yeux clairs et intelligents, Rambert portait des habits de coupe sportive et semblait à laise dans la vie. Il alla droit au but. Il enquêtait pour un grand journal de Paris sur les conditions de vie des Arabes et voulait des renseignements sur leur état sanitaire. Rieux lui dit que cet état nétait pas bon. Mais il voulait savoir, avant daller plus loin, si le journaliste pouvait dire la vérité.

«Certes, dit lautre.

 Je veux dire, pouvez-vous porter condamnation totale?

 Totale, non, il faut bien le dire. Mais je suppose que cette condamnation serait sans fondement.»

Doucement, Rieux dit quen effet une pareille condamnation serait sans fondement, mais quen posant cette question il cherchait seulement à savoir si le témoignage de Rambert pouvait ou non être sans réserves.

«Je nadmets que les témoignages sans réserves. Je ne soutiendrai donc pas le vôtre de mes renseignements.

 Cest le langage de Saint-Just», dit le journaliste en souriant.

Rieux dit sans élever le ton quil nen savait rien, mais que cétait le langage dun homme lassé du monde où il vivait, ayant pourtant le goût de ses semblables et décidé à refuser, pour sa part, linjustice et les concessions. Rambert, le cou dans les épaules, regardait le docteur.

«Je crois que je vous comprends», dit-il enfin en se levant.

Le docteur laccompagnait vers la porte:

«Je vous remercie de prendre les choses ainsi.»

Rambert parut impatienté:

«Oui, dit-il, je comprends, pardonnez-moi ce dérangement.»

Le docteur lui serra la main et lui dit quil y aurait un curieux reportage à faire sur la quantité de rats morts quon trouvait dans la ville en ce moment.

«Ah! sexclama Rambert, cela mintéresse.»

À dix-sept heures, comme il sortait pour de nouvelles visites, le docteur croisa dans lescalier un homme encore jeune, à la silhouette lourde, au visage massif et creusé, barré dépais sourcils. Il lavait rencontré, quelquefois, chez les danseurs espagnols qui habitaient le dernier étage de son immeuble. Jean Tarrou fumait une cigarette avec application en contemplant les dernières convulsions dun rat qui crevait sur une marche, à ses pieds. Il leva sur le docteur le regard calme et un peu appuyé[34] de ses yeux gris, lui dit bonjour et ajouta que cette apparition des rats était une curieuse chose.

«Oui, dit Rieux, mais qui finit par être agaçante.

 Dans un sens, Docteur, dans un sens seulement.

Nous navons jamais rien vu de semblable, voilà tout. Mais je trouve cela intéressant, oui, positivement intéressant.»

Tarrou passa la main sur ses cheveux pour les rejeter en arrière, regarda de nouveau le rat, maintenant immobile, puis sourit à Rieux:

«Mais, en somme, Docteur, cest surtout laffaire du concierge.»

[Les rats meurent de plus en plus nombreux. Les Oranais commencent à sinquiéter.

Mais, le 28 avril, le docteur est appelé par un de ses anciens malades auprès dun personnage singulier]

Quelques minutes plus tard, il franchissait la porte dune maison basse de la rue Faidherbe, dans un quartier extérieur. Au milieu de lescalier frais et puant, il rencontra Joseph Grand, lemployé, qui descendait à sa rencontre. Cétait un homme dune cinquantaine dannées, à la moustache jaune, long et voûté, les épaules étroites et les membres maigres.

«Cela va mieux, dit-il en arrivant vers Rieux, mais jai cru quil y passait.[35]»

Il se mouchait. Au deuxième et dernier étage, sur la porte de gauche, Rieux lut, tracé à la craie rouge: «Entrez, je suis pendu.»

Ils entrèrent. La corde pendait de la suspension audessus dune chaise renversée, la table poussée dans un coin. Mais elle pendait dans le vide.

«Je lai décroché à temps, disait Grand, qui semblait toujours chercher ses mots, bien quil parlât le langage le plus simple. Je sortais, justement, et jai entendu du bruit. Quand jai vu linscription, comment vous expliquer, jai cru à une farce. Mais il a poussé un gémissement drôle, et même sinistre, on peut le dire.»

Il se grattait la tête:

«À mon avis, lopération doit être douloureuse. Naturellement, je suis entré.»

Ils avaient poussé une porte et se trouvaient sur le seuil dune chambre claire, mais meublée pauvrement. Un petit homme rond était couché sur le lit de cuivre. Il respirait fortement et les regardait avec des yeux congestionnés. Le docteur sarrêta. Dans les intervalles de la respiration, il lui semblait entendre des petits cris de rats. Mais rien ne bougeait dans les coins. Rieux alla vers le lit. Lhomme nétait pas tombé dassez haut, ni trop brusquement, les vertèbres avaient tenu. Bien entendu, un peu dasphyxie. Il faudrait avoir une radiographie. Le docteur fit une piqûre dhuile camphrée[36] et dit que tout sarrangerait en quelques jours.

«Merci, Docteur», dit lhomme dune voix étouffée.

Rieux demanda à Grand sil avait prévenu le commissariat et lemployé prit un air déconfit:

«Non, dit-il, oh! non. Jai pensé que le plus pressé

 Bien sûr, coupa Rieux, je le ferai donc.»

Mais, à ce moment, le malade sagita et se dressa dans le lit en protestant quil allait bien et que ce nétait pas la peine.

«Calmez-vous, dit Rieux. Ce nest pas une affaire, croyez-moi, et il faut que je fasse ma déclaration.

 Oh!» fit lautre.

Et il se rejeta en arrière pour pleurer à petits coups. Grand, qui tripotait sa moustache depuis un moment, sapprocha de lui.

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