Французский с любовью. Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut - София Андреевна Бакаева


Тристан и Изольда / Le roman de Tristan et Iseut

© С. А. Бакаева, Н. М. Долгорукова

© ООО Издательство АСТ


Подготовка текста, комментарии и словарь С. А. Бакаевой, Н. М. Долгоруковой.

I

Les enfances de Tristan

Seigneurs, vous plaît-il dentendre un beau conte damour et de mort ? Cest de Tristan et dIseut la reine. Écoutez comment à grandjoie, à grand deuil ils saimèrent, puis en moururent un même jour, lui par elle, elle par lui.

Aux temps anciens, le roi Marc régnait en Cornouailles. Ayant appris que ses ennemis le guerroyaient, Rivalen, roi de Loonnois, franchit la mer pour lui porter son aide. Il le servit par lépée et par le conseil, comme eût fait un vassal, si fidèlement que Marc lui donna en récompense la belle Blanchefleur, sa sœur, que le roi Rivalen aimait dun merveilleux amour. Il la prit à femme au moutier de Tintagel. Mais à peine leut-il épousée, la nouvelle lui vint que son ancien ennemi, le duc Morgan, sétant abattu[1] sur le Loonnois, ruinait ses bourgs, ses champs, ses villes. Rivalen équipa ses nefs hâtivement, et emporta Blanchefleur, qui se trouvait grosse, vers sa terre lointaine. Il atterrit devant son château de Kanoël, confia la reine à la sauvegarde de son maréchal Rohalt, Rohalt que tous, pour sa loyauté, appelaient dun beau nom, Rohalt le Foi-Tenant ; puis, ayant rassemblé ses barons, Rivalen partit pour soutenir sa guerre. Blanchefleur lattendit longuement. Hélas ! il ne devait pas revenir. Un jour, elle apprit que le duc Morgan lavait tué en trahison. Elle ne le pleura point : ni cris, ni lamentations, mais ses membres devinrent faibles et vains ; son âme voulut, dun fort désir, sarracher de son corps. Trois jours elle attendit de rejoindre son cher seigneur. Au quatrième jour, elle mit au monde un fils, et, layant pris entre ses bras : « Fils, lui dit-elle, jai longtemps désiré de te voir ; et je vois la plus belle créature que femme ait jamais portée. Triste jaccouche, triste est la première fête que je te fais, à cause de toi jai tristesse à mourir. Et comme ainsi tu es venu sur terre par tristesse, tu auras nom Tristan. » Quand elle eut dit ces mots, elle le baisa, et, sitôt[2] quelle leut baisé, elle mourut.

Rohalt le Foi-Tenant recueillit lorphelin. Après sept ans accomplis, lorsque le temps fut venu de le reprendre aux femmes, Rohalt confia Tristan à un sage maître, le bon écuyer Gorvenal. Gorvenal lui enseigna en peu dannées les arts qui conviennent aux barons. Il lui apprit à manier la lance[3], lépée, lécu et larc, à lancer les disques de pierre, à franchir dun bond les plus larges fossés ; il lui apprit à détester tout mensonge et toute félonie, à secourir les faibles, à tenir la foi donnée[4] ; il lui apprit les diverses manières de chant, le jeu de la harpe et lart du veneur ; et, quand lenfant chevauchait parmi les jeunes écuyers, on eût dit que son cheval, ses armes et lui ne formaient quun seul corps et neussent jamais été séparés. À le voir si noble et si fier, large des épaules, grêle des flancs, fort, fidèle et preux, tous louaient Rohalt parce quil avait un tel fils. Mais Rohalt, songeant à Rivalen et à Blanchefleur, de qui revivaient la jeunesse et la grâce, chérissait Tristan comme son fils, et secrètement le révérait comme son seigneur.

Or, il advint que toute sa joie lui fut ravie, au jour où des marchands de Norvège, ayant attiré Tristan sur leur nef, lemportèrent comme une belle proie. Tandis quils cinglaient vers des terres inconnues, Tristan se débattait, ainsi quun jeune loup pris au piège. Mais cest vérité prouvée, et tous les mariniers le savent : la mer porte à regret les nefs félonnes, et naide pas aux rapts ni aux traîtrises. Elle se souleva furieuse, enveloppa la nef de ténèbres, et la chassa huit jours et huit nuits à laventure. Enfin, les mariniers aperçurent à travers la brume une côte hérissée de falaises et de récifs où elle voulait briser leur carène. Ils se repentirent : connaissant que le courroux de la mer venait de cet enfant ravi à la male heure, ils firent vœu de le délivrer et parèrent une barque[5] pour le déposer au rivage. Aussitôt tombèrent les vents et les vagues, le ciel brilla, et, tandis que la nef des Norvégiens disparaissait au loin, les flots calmes et riants portèrent la barque de Tristan sur le sable dune grève.

À grand effort, il monta sur la falaise et vit quau delà dune lande vallonnée et déserte, une forêt sétendait sans fin. Il se lamentait, regrettant Gorvenal, Rohalt son père, et la terre de Loonnois, quand le bruit lointain dune chasse à cor et à cri réjouit son cœur. Au bord de la forêt, un beau cerf déboucha. La meute et les veneurs dévalaient sur sa trace à grand bruit de voix et de trompes. Mais, comme les limiers se suspendaient déjà par grappes au cuir de son garrot, la bête, à quelques pas de Tristan, fléchit sur les jarrets et rendit les abois. Un veneur la servit de lépieu. Tandis que, rangés en cercle, les chasseurs cornaient de prise, Tristan, étonné, vit le maître-veneur entailler largement, comme pour la trancher, la gorge du cerf. Il sécria : « Que faites-vous, seigneur ? Sied-il de découper si noble bête comme un porc égorgé ? Est-ce donc la coutume de ce pays ?  Beau frère, répondit le veneur, que fais-je là qui puisse te surprendre ? Oui, je détache dabord la tête de ce cerf, puis je trancherai son corps en quatre quartiers que nous porterons, pendus aux arçons de nos selles, au roi Marc, notre seigneur. Ainsi faisons-nous ; ainsi, dès le temps des plus anciens veneurs, ont toujours fait les hommes de Cornouailles. Si pourtant tu connais quelque coutume plus louable, montre-nous-la ; prends ce couteau, beau frère ; nous lapprendrons volontiers. »

Tristan se mit à genoux et dépouilla le cerf avant de le défaire ; puis il dépeça la bête en laissant, comme il convient, los corbin tout franc ; puis il leva les menus droits, le mufle, la langue, les daintiers et la veine du cœur. Et veneurs et valets de limiers, penchés sur lui, le regardaient, charmés.

« Ami, dit le maître-veneur, ces coutumes sont belles ; en quelle terre les as-tu apprises ? Dis-nous ton pays et ton nom.  Beau seigneur, on mappelle Tristan ; et jappris ces coutumes en mon pays de Loonnois.  Tristan, dit le veneur, que Dieu récompense le père qui téleva si noblement ! Sans doute, il est un baron riche et puissant ? »

Mais Tristan, qui savait bien parler et bien se taire, répondit par ruse : « Non, seigneur, mon père est un marchand. Jai quitté secrètement sa maison sur une nef qui partait pour trafiquer au loin, car je voulais apprendre comment se comportent les hommes des terres étrangères. Mais, si vous macceptez parmi vos veneurs, je vous suivrai volontiers, et vous ferai connaître, beau seigneur, dautres déduits de vénerie.  Beau Tristan, je métonne quil soit une terre où les fils des marchands savent ce quignorent ailleurs les fils des chevaliers. Mais viens avec nous, puisque tu le désires, et sois le bienvenu. Nous te conduirons près du roi Marc, notre seigneur. » Tristan achevait de défaire le cerf. Il donna aux chiens le cœur, le massacre et les entrailles, et enseigna aux chasseurs comment se doivent faire la curée et le forhu[6]. Puis il planta sur des fourches les morceaux bien divisés et les confia aux différents veneurs : à lun la tête, à lautre le cimier et les grands filets ; à ceux-ci les épaules, à ceux-là les cuissots, à cet autre le gros des nombles. Il leur apprit comment ils devaient se ranger deux par deux pour chevaucher en belle ordonnance[7], selon la noblesse des pièces de venaison dressées sur les fourches.

Alors ils se mirent à la voie en devisant, tant quils découvrirent enfin un riche château. Des prairies lenvironnaient, des vergers, des eaux vives, des pêcheries et des terres de labour. Des nefs nombreuses entraient au port. Le château se dressait sur la mer, fort et beau, bien muni contre tout assaut et tous engins de guerre ; et sa maîtresse tour, jadis élevée par les géants, était bâtie de blocs de pierre, grands et bien taillés, disposés comme un échiquier de sinople et dazur.

Tristan demanda le nom de ce château. « Beau valet, on le nomme Tintagel.  Tintagel, sécria Tristan, béni sois-tu de Dieu, et bénis soient tes hôtes ! » Seigneurs, cest là que jadis, à grandjoie, son père Rivalen avait épousé Blanchefleur. Mais, hélas ! Tristan lignorait.

Quand ils parvinrent au pied du donjon, les fanfares des veneurs attirèrent aux portes les barons et le roi Marc lui-même.

Après que le maître-veneur lui eut conté laventure, Marc admira le bel arroi de cette chevauchée, le cerf bien dépecé, et le grand sens des coutumes de vénerie. Mais surtout il admirait le bel enfant étranger, et ses yeux ne pouvaient se détacher de lui. Doù lui venait cette première tendresse ? Le roi interrogeait son cœur et ne pouvait le comprendre. Seigneurs, cétait son sang qui sémouvait et parlait en lui, et lamour quil avait porté à sa sœur Blanchefleur.

Le soir, quand les tables furent levées, un jongleur gallois, maître en son art, savança parmi les barons assemblés, et chanta des lais de harpe[8]. Tristan était assis aux pieds du roi, et, comme le harpeur préludait à une nouvelle mélodie, Tristan lui parla ainsi : « Maître, ce lai est beau entre tous : jadis les anciens Bretons lont fait pour célébrer les amours de Graelent. Lair en est doux, et douces les paroles. Maître, ta voix est habile, harpe-le bien! » Le Gallois chanta, puis répondit : « Enfant, que sais-tu donc de lart des instruments ? Si les marchands de la terre de Loonnois enseignent aussi à leurs fils le jeu des harpes, des rotes et des vielles, lève-toi, prends cette harpe, et montre ton adresse. » Tristan prit la harpe et chanta si bellement que les barons sattendrissaient à lentendre. Et Marc admirait le harpeur venu de ce pays de Loonnois où jadis Rivalen avait emporté Blanchefleur. Quand le lai fut achevé, le roi se tut longuement. « Fils, dit-il enfin, béni soit le maître qui tenseigna, et béni sois-tu de Dieu ! Dieu aime les bons chanteurs. Leur voix et la voix de la harpe pénètrent le cœur des hommes, réveillent leurs souvenirs chers et leur font oublier maint deuil et maint méfait. Tu es venu pour notre joie en cette demeure. Reste longtemps près de moi, ami ! Volontiers, je vous servirai, sire, répondit Tristan, comme votre harpeur, votre veneur et votre homme lige[9] ».

Il fit ainsi, et, durant trois années, une mutuelle tendresse grandit dans leurs cœurs. Le jour, Tristan suivait Marc aux plaids ou en chasse, et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, si le roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Les barons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme lhistoire vous lapprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi laimait. Malgré leur tendresse, Tristan ne se consolait pas davoir perdu Rohalt son père, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.

Seigneurs, il sied[10] au conteur qui veut plaire déviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle et si diverse : que servirait de lallonger ? Je dirai donc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi lescarboucle jadis donnée par lui à Blanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit : « Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort[11] ; il est temps quelle fasse retour au droit héritier. »

Et je dirai brièvement comment Tristan, ayant reçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de son père, défia le meurtrier de Rivalen, loccit et recouvra sa terre. Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur lui révélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi : « Seigneurs de Loonnois, jai reconquis ce pays et jai vengé le roi Rivalen par laide de Dieu et par votre aide. Ainsi jai rendu à mon père son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu lorphelin et lenfant errant, et je dois aussi les appeler pères ; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit ? Or, un haut homme a deux choses à lui : sa terre et son corps. Donc, à Rohalt que voici, jabandonnerai ma terre : père, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra après vous. Au roi Marc, jabandonnerai mon corps ; je quitterai ce pays, bien quil me soit cher, et jirai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pensée ; mais vous êtes mes féaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil : si donc lun de vous veut menseigner une autre résolution, quil se lève, et quil parle ! »

Mais tous les barons le louèrent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.

II

Le Morholt dIrlande

Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi dIrlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi quil faisait depuis quinze années, dacquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon danciens traités daccord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres dargent fin, et la troisième trois cents livres dor.

Mais, quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de lâge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sœur, et que nul navait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué à sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil. Au terme marqué, quand les barons furent assemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assis sous le dais[12], le Morholt parla ainsi : « Roi Marc, entends pour la dernière fois le mandement du roi dIrlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu las trop longtemps refusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de lâge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au port de Tintagel, les emportera pour quils deviennent nos serfs. Pourtant,et je nexcepte que toi seul, roi Marc, ainsi quil convient,si quelquun de tes barons veut prouver par bataille que le roi dIrlande lève ce tribut contre le droit, jaccepterai son gage. Lequel dentre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays ? »

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