Quand la Russie revait dEurope10
Yuri Rubinski
Directeur du Centre détudes françaises à lInstitut de lEurope, Académie des sciences de Russie
Le dernier dirigeant soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, rêvait defaire du Vieux continent la pierre de touche dun nouvel ordre international. Repoussé aux marges de lEurope après lavoir tant désirée, la Russie assume désormais sa solitude géopolitique et se voit comme un des centres actifs dun monde multipolaire.
Le mirage de la Maison communeLétat des relations entre la Russie et lEurope se fait parfois sentir à quelques sensations déplaisantes, comme un fourmillement dans les jambes, à force de patienter dans une antichambre du Conseil de la Fédération de Russie. Le sénateur Alekseï Pouchkov se méfie de la presse occidentale. Sil sagit de sélectionner une ou deux citations, vous navez que quinze minutes, prévient-il en nous ouvrant son bureau, et dans un français impeccable. Connu pour animer depuis vingt ans lémission politique Post-scriptum diffusée sur la chaîne de télévision moscovite TV-Centre, cet ancien président de la Commission des affaires étrangères de la Douma (chambre basse) se laissera interroger une heure et demie.
Depuis lépoque oů il écrivait les discours du dernier secrétaire général du parti communiste soviétique Mikhaïl Gorbatchev, enfermé cinq jours avant chaque voyage à létranger dans une datcha avec une dizaine dautres plumes, de leau a coulé sous les ponts. Il juge rétrospectivement que son ancien mentor, qui nétait que spécialiste des questions agricoles au sein du parti avant darriver au pouvoir, a fait preuve de naïveté. M. Pouchkov est considéré comme un des plus ardents défenseurs de la politique extérieure du président russe et figure, depuis la crise ukrainienne de 2014, sur la liste des personnalités interdites dentrée sur les territoires américain, canadien et britannique.
De M. Gorbatchev à M. Poutine, sa trajectoire résume celle de la Russie. Le dernier secrétaire général du parti communiste soviétique espérait voir son pays faire son retour au sein de la grande famille des nations européennes. Il sinscrit ainsi dans les pas des courants occidentalistes qui cherchent à arrimer depuis le 18ème siècle la Russie à lEurope, à linverse des slavophiles prônant une voie spécifique pour leur pays11. À la fin des années 1980, ce tropisme vers lOuest devait revêtir une portée plus générale: lavènement dun ordre international débarrassé des logiques de blocs. Difficile de comprendre le comportement actuel de la Russie, sans revenir sur léchec de ce rêve européen et sur les conclusions quelle en a tirées.
Lhistoire commence avec larrivée à la tête de lUnion soviétique en 1985 de Mikhaïl Gorbatchev. Lors de son premier déplacement à létranger, à Paris, il lance sa formule de maison commune européenne à destination des dirigeants ouest européens. Le choix de le capitale française nest pas un hasard. Le président Charles de Gaulle avait défendu lidée dune Europe de lAtlantique à lOural: une Europe des nations, indépendantes de toute tutelle, dans laquelle la Russie aurait renoncé au communisme, que le général prenait pour une lubie passagère. A lépoque, Moscou navait guère pris au sérieux la proposition du général: lUnion soviétique tenait fermement au maintien de la division de lEurope, à commencer par lAllemagne, la matérialisation de sa présence au coeur du vieux continent.
Le slogan de la maison commune européenne nest pas non pas dénué de motivation tactique. Il vise à favoriser un certain découplage entre Washington et ses alliés du Vieux continent, pour pousser les États-Unis à négocier. Vu de Moscou, la fin de la course aux armements prend un caractère durgence, en raison du coűt insoutenable des dépenses militaires. La parité stratégique, garante de la coexistence pacifique, demeure un point déquilibre précaire. À deux reprises, le monde vient de friser lanéantissement: en septembre 1983, Stanislav Petrov, un officier de la force antiaérienne basée près de Moscou déjoue une fausse alerte nucléaire, puis en novembre 1983 les Soviétiques saffolent devant lexercice Able Archer de lOtan pensant quil camoufle une vraie attaque. Les scientifiques venaient dinventer le concept terrifiant dhiver nucléaire, se remémore M. Pouchkov. Je faisais partie de ceux qui voulaient en finir avec la guerre froide. Lors dune .première rencontre pourtant difficile à Genève en novembre 1985, le président américain Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev tombent daccord pour faire le constat quune guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais avoir lieu. En octobre 1986 à Reykjavik, le secrétaire général du parti communiste dUnion soviétique fait une proposition très audacieuse: supprimer 50 % des arsenaux nucléaires dans les cinq années à venir et leur liquidation complète dans les cinq années suivantes. Le président américain Reagan acquiesce, mais sobstine à obtenir le champ libre pour son Initiative de défense stratégique (IDS), qui est vue par les Soviétiques comme la recherche dune supériorité militaire12 et qui ne verra jamais le jour Pour surmonter le gouffre de défiance, M. Gorbatchev fait des concessions unilatérales. Le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire du 8 décembre 1987, permet ainsi lélimination de 1836 missiles soviétiques, deux fois plus que la contrepartie américaine.
Au cours de lannée 1988, sous la pression des difficultés internes au bloc socialiste, la maison commune européenne prend une consistance stratégique. Léconomie soviétique traverse une zone de turbulences, que M. Gorbatchev ne pense pouvoir surmonter quen introduisant une dose supplémentaire de propriété privée et de marché dans le système de planification soviétique. En Europe de lEst, les revendications démocratiques confortent le dirigeant soviétique dans sa conviction: louverture politique va dans le sens de lhistoire, vouloir la contenir serait sopposer à un courant trop puissant. La confrontation idéologique remisée, lobjectif nest plus de coopérer de bloc à bloc, mais de les fondre dans une Europe élargie sur la base de valeurs communes: liberté, droits de lhomme, démocratie et souveraineté. La diplomatie soviétique prend alors des accents gaullistes: cest un retour vers lEurope <>, civilisation à la périphérie de laquelle nous sommes longtemps restés selon les mots du diplomate Vladimir Loukine13.
Le système était à bout de souffle et il fallait se débarrasser, sans aucun doute, du communisme convient aujourdhui Alexandre Samarine, premier conseiller à lambassade de Russie à Paris, qui rappelle que son pays, membre de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) depuis 1998, est désormais capitaliste et opposé au protectionnisme. Tout le monde sentait que nous étions dans une impasse, abonde un diplomate à la retraite souhaitant garder lanonymat. Mais, sempresse-t-il dajouter, personne ne pensait quil fallait faire des concessions unilatérales.
Le système était à bout de souffle et il fallait se débarrasser, sans aucun doute, du communisme convient aujourdhui Alexandre Samarine, premier conseiller à lambassade de Russie à Paris, qui rappelle que son pays, membre de lOrganisation mondiale du commerce (OMC) depuis 1998, est désormais capitaliste et opposé au protectionnisme. Tout le monde sentait que nous étions dans une impasse, abonde un diplomate à la retraite souhaitant garder lanonymat. Mais, sempresse-t-il dajouter, personne ne pensait quil fallait faire des concessions unilatérales.
Marqué par la répression du Printemps de Prague en 1968, M. Gorbatchev considère dès son arrivée au pouvoir comme caduque la doctrine Brejnev sur la souveraineté limitée des pays frères. En encourageant les réformateurs et en refusant toute intervention par la force, il a enclenché une dynamique qui finit par lui échapper. À ses concessions, les Occidentaux répondent par des promesses (lire ci-contre), la question allemande illustrant le marché de dupes qui sengage. Ce fut une erreur de Gorbatchev. En politique, tout doit être écrit, même si une garantie sur papier est aussi souvent violée, confiait en juillet 2015 M. Poutine au réalisateur américain Oliver Stone14.
Après la chute du mur de Berlin, M. Gorbatchev soutient lidée dune Allemagne neutre (ou adhérant aux deux alliances militaires conjointement), insérée dans une structure de sécurité paneuropéenne qui prendrait pour base la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) crée en 1975 par lActe final dHelsinki. Point dorgue de la détente est-ouest, avant le regain de tension lié à lintervention soviétique en Afghanistan en 1979, cette déclaration commune signée par trente-cinq États résultait dun marchandage entre les deux camps. Les pays occidentaux validaient le principe, défendu depuis des années par Moscou, de lintangibilité des frontières, reconnaissant ainsi la division de lAllemagne et les acquis soviétiques en Europe centrale et orientale. En échange, le camp socialiste sengageait à respecter les droits de lhomme et des libertés fondamentales y compris la liberté de pensée, de conscience, de religion ou de conviction. Seul organe permanent oů siégeaient ensemble les États-Unis, le Canada, lUnion soviétique et la plupart des pays européens de lEst et de lOuest, la CSCE constituait aux yeux de Moscou la première pierre dun rapprochement des deux Europe.
Au cours de lannée 1990, Gorbatchev nest pas seul à défendre loption paneuropéenne. Les nouveaux dirigeants est européens, souvent danciens dissidents marqués par leur engagement pacifiste, ne souhaitent pas basculer immédiatement dans le camp occidental. Leur préférence va dabord à la formation dune région neutre et démilitarisée, formant un pont entre les deux rives de lEurope. Au lendemain de son élection à la présidence de la Tchécoslovaquie, Vaclav Havel choque les Américains, en demandant la dissolution des deux alliances et le départ de toutes les troupes étrangères dEurope centrale. Le chancelier allemand Helmut Kohl sirrite des déclarations du premier ministre est-allemand Lothar de Maizière favorable à la neutralisation de Allemagne. En avril 1990, le président polonais Jaruzelski, dirigeant du premier pays à avoir ouvert les élections à des candidats non communistes, accepte la proposition de M. Gorbatchev de renforcer provisoirement les troupes du Pacte de Varsovie en Allemagne de lEst, le temps de mettre en place une structure de sécurité paneuropéenne. Il propose même dy joindre des forces polonaises. Ce nest quen février 1991 que Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie abandonnent cette option en formant le groupe de Visegrad: craignant un retour de bâton conservateur à Moscou, ils y affirment leur volonté commune de sabriter sous le parapluie américain.
Du côté ouest européen, les dirigeants partagent le souci de poser les bases dune nouvelle Grande Europe plus autonome de Washington, même sils restent attachés au maintien de lOTAN en Europe. Le président français François Mitterrand souhaite insérer lAllemagne réunifiée dans un système de sécurité européen élargi, ménageant une place pour la Russie. LEurope ne sera plus celle que nous connaissons depuis un demi-siècle. Hier, dépendante des deux superpuissances, elle va, comme on rentre chez soi, rentrer dans son histoire et sa géographie. <>, déclare-t-il lors de ses voeux traditionnels du 31 décembre 1989. À partir des accords dHelsinki, je compte voir naître dans les années 1990 une Confédération européenne au vrai sens du terme qui associera tous les États de notre continent dans une organisation commune et permanente déchanges, de paix et de sécurité. Cherchant à éviter lisolement de lURSS, M. Mitterrand dessine une architecture paneuropéenne en cercles concentriques: les douze membres dalors de la Communauté économique européenne (CEE) devaient former un noyau actif, à lintérieur dune structure de coopération paneuropéenne élargie comprenant les anciens pays communistes. La première ministre britannique Margaret Thatcher cherche à envelopper cette puissance allemande en voie dêtre restaurée dans un cadre européen. Elle mandate en février 1990 son ministère des affaires étrangères, Douglas Hurd, pour pousser dans les négociations loption dune association européenne élargie <> accueillant les pays est-européens et, à terme, lUnion soviétique15, avant de préciser que cette politique conduira à renforcer la CSCE.
Les premieres deceptionsM. Gorbatchev na pas su tirer profit de cette convergence fugace avec des dirigeants ouest européens, favorables eux aussi à une réunification allemande au rythme maîtrisé, accompagnée dune montée en puissance de la CSCE. Fort de la victoire de lUnion chrétienne-démocrate (CDU) aux premières élections libres en République démocratique dAllemagne (RDA) en mars 1990, le chancelier Kohl prône une solution rapide: labsorption pure et simple de la RDA par la République fédérale dAllemagne (RFA). Le temps joue en faveur de M. Kohl et du président américain Georges Bush, son principal allié. LUnion soviétique a besoin dargent ; Washington, qui ne peut décemment financer son adversaire, enjoint Bonn à se montrer généreux. Les 13,5 milliards de marks promis lAllemagne, au titre de contribution au rapatriement des troupes soviétiques, rendent lURSS plus conciliante.
Avec le traité Start de 1990, les Occidentaux ont obtenu une réduction drastique des arsenaux nucléaires, les démocraties populaires sont tombées les unes après les autres, mais lorsque Gorbatchev réclame une aide économique lors du sommet du G7 à Londres en juillet 1991, les Américains disent quils ne sont pas prêts à faire des investissements non rentables. Leffondrement de lUnion soviétique en décembre 1991 tient lieu de coup de grâce au projet paneuropéen. Dans les années qui suivent, Washington estime que la disparition du pays à qui avaient été faites des promesses orales les libère de leur engagement. Cest donc le modèle préfiguré par la réunification allemande qui simpose au reste de lEurope, à savoir labsorption de lEst par lOuest: lAlliance atlantique intègre par vagues successives les anciennes démocraties populaires, plus les ex-républiques soviétiques baltes (voir la carte ci-contre). LUnion européenne en fait autant.